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Jane Albert-Hesse : L’oncle Tom n’existe plus

Article de Jane Albert-Hesse paru dans Franc-Tireur, 25 octobre 1947, p. 2

C’est d’ailleurs que nous vient le souffle… – Les grands romanciers de la race noire : Richard Wright, Langston Hugues. – Mémoires d’un poète et d’un homme. – Solidarité dans la lutte et dans l’art.

HE oui ! encore des livres étrangers. Qu’y faire ? Après tout nous aurions mauvaise grâce à oublier que nombre de chefs d’œuvres de notre littérature naquirent sous l’influence de littératures étrangères, qu’elle vint du Romancero espagnol, de Cervantès, de la Comédie italienne, de Goethe, de Tolstoï ou de Dostoïevski…

S’il est vrai que la traduction règne en maîtresse dans nos maisons d’éditions et librairies, dispensons-nous d’aigreur nationaliste ; félicitons-nous de voir ainsi véhiculés les courants les plus puissants et les plus nobles de la pensée contemporaine, s’ils charrient parfois quelques erreurs de mauvais goût. Et ce n’est pas le succès usurpé d’Ambre qui nous fera préférer en France des ouvrages de dames tels Le Cygne, de Mme Marcelle Crespet, aujourd’hui en ligne parmi les élection du Prix Stendhal. Tant pis si nous fâchons trop d’apprentis en passant sous silence leurs littéraires déboires d’adolescence, leurs vagues révoltes et les rabâchages que trimbalent leurs petits univers personnels. Quand, pas exemple, s’élève d’outre-Atlantique la voix d’un Richard Wright ou d’un Langston Hughes tout se tait alors autour de nous : l’énorme procès d’un monde se déroule, la dignité humaine se lève.

Les Enfants de l’Oncle Tom (1) sont inséparables d’Un Enfant du pays (Native son) dont Franc-Tireur a déjà dit l’intérêt. Ces nègres du Sud, fils de l’Oncle Tom, le nègre servile qui ne savait que se « tenir à sa place » devant le blanc, luttent pour en finir avec la lie de l’esclavage, des préjugés de couleur et de race, contre l’écrasement sanglant de la stupidité et de la haine. Et si le four crématoire réduit en cendres le petit Juif du monde entier, que ses camarades noirs eux-mêmes lapidaient à l’école dans le roman de Wright au cri de : « T’as tué Jésus ! », Bobo, le copain de Big Boy, est flambé vif à l’essence, l’un et l’autre traités comme ordures ménagères. Ce n’est pas par hasard que les romans de la vie nègre désignent les quartiers noirs sous ce même nom de « ghetto »…

Du triptyque que composent les nouvelles de Wright, une seule apporte un accent d’espoir : Le Feu dans la nuit. « La liberté appartient aux forts », marmonne le révérend Taylor, quand à force de patience, de misère et de calme courage, il aura fait céder le maire blanc de sa ville devant les revendications des nègres. Roué de coups, criblé d’insultes, Taylor a compris que seule le revendication collective mène à la réussite. Et il sait qu’il ne s’est point trompé quand il voit se joindre aux manifestants nègres des prolétaires blancs, également pauvres, également haïs, également écrasés. Mais pour une victoire, que de martyrs ! Que de scènes atroces dans la passion noire.

Big Boy, Bobo et deux copains, ont manqué la classe pour aller se baigner. Ils s’ébattent nus dans l’eau quand apparaît sur la berge une femme blanche qui se met à hurler. Vient le mari de la dame qui tue deux des nègres à coups de fusil. Les survivants, Big Boy et Bobo le terrassent et le tuent. Fuite éperdue dont seul sortira Big Boy qui, du trou où il se cache, verra Bobo brûlé vif par la populace. Parce que Sarah, la négresse, n’a pas su résister à un blanc trop entreprenant, Silas, son mari, est brûlé vif lui aussi, car il a osé se venger. Son bébé dans les bras, Sarah s’arrête dans sa fuite et voit la police incendier la maison que Silas était parvenu à acheter au prix d’un labeur forcené.

Les personnages qui peuplent ces trois « volets » gardent dans le saisissant raccourci dramatique qui les jette de la vie à la mort, l’accent dru des peines quotidiennes, et leur douceur, leur humour, l’apparente liberté de leurs gestes, de leurs jeux, rend plus poignante la menace qu’un instant ils oublient. Quand Bobo se baigne :

« J’sens ce bon vieux soleil qui me passe au travers », dit-il.

Et brusquement, sans qu’il ait rien fait pour cela, c’est fini avec le soleil, la rivière, les copains. Plus rien que les bidons d’essence.

SOUS des auspices bien différentes, voici maintenant Les Grandes Profondeurs (2). Dans ce soliloque, où un homme se raconte, l’on découvre l’un des plus grands poètes noirs, Langston Hughes. Métis à la peau claire, avec des cheveux lisses que lui donne son ascendance indienne, il aurait pu ne pas « en être tout à fait ». Pas un instant, il n’a cessé de revendiquer son authenticité de nègre.

« Malheureusement, écrit-il avec une poignante fierté, je ne suis pas vraiment noir ».

La personnalité de cet homme, qui n’a cessé de se débattre avec la misère — tour à tour matelot, chasseur d’hôtel, ouvrier blanchisseur, aide-cuisinier — est fascinante. Son récit commence alors qu’il s’embarque à vingt et un ans sur un navire de commerce pour l’Afrique :

De loin, mon geste me semble un peu mélodramatique, mais au moment même, le seul agrément d’avoir jeté mes livres à la mer fut tel que j’eus l’impression d’avoir arraché une tonne de briques du fond de mon cœur.

S’il passe la science et l’éducation par-dessus bord, c’est pour pouvoir toucher le sol de la patrie des peuples nègres :

« Ma patrie, ce n’était plus simplement une abstraction dont on lit le nom dans les livres ».

Il y verra les noirs coloniaux opprimés et traités avec le plus grand mépris par les blancs.

Poète déjà connu, Langston Hughes trouve une protectrice dans la personne d’une vieille dame américaine qui lui permet d’achever ses études à l’Université, l’illusion lui vient un moment que la « ligne » de séparation peut être franchie dans une chaude et douce fraternité. Mais l’argent, la curiosité favorisent l’éclosion des plus redoutables contresens :

Elle aurait voulu que je fusse un véritable primitif avec les intuitions d’un primitif. Mais malheureusement, je ne sentais pas palpiter en mot les rythmes du monde primitif, de sorte que je ne pouvais pas vivre et écrire comme si je les avais sentis. Je n’étais qu’un nègre d’Amérique, qui s’était enchanté de l’aspect de l’Afrique et de rythmes africains, mais je n’étais pas l’Afrique. J’étais simplement Chicago et Kansas City et Broadway et Harlem. Et, par conséquent, je n’étais pas ce qu’elle aurait voulu que je fusse, si bien qu’en fin de compte, nous nous retrouvâmes devant la vieille impasse qui oppose les blancs aux nègres. Blancs et nègres, l’éternel antagonisme qui divise l’Amérique.

Epoque où les milieux d’intellectuels et d’artistes de Paris et d’Amérique découvrent l’art noir, le jazz-hot, les « spirituals », Paul Robeson à ses débuts et la petite Baker… Mais plus encore que ces célébrités, passe dans ce livre une foule d’étonnantes créatures, depuis la grand-mère de l’auteur jusqu’à des jeunes gens pleins de dons qu’emportent l’alcool ou la misère.

« La littérature est un grand océan où grouillent les poissons. J’ai posé mes filets et retiré ma pêche. »

Derniers mots de ces souvenirs virils et pudiques d’un poète et d’un homme.

LA question nègre, elle s’est posée quotidiennement à Panassié pendant ses cinq mois à New-York. Panassié, l’un des meilleurs connaisseurs et écrivains de l’art musical nègre donne dans ce carnet (3) un reflet fidèle de sa vision d’Amérique noire. Passent dans ce recueil la figure et le génie des grands musiciens noirs, des écrivains aussi, Duke Ellington, Benny Carter, Milton, bien d’autres encore. Certes, que la libre Amérique maintienne encore, avec tous ses carcans et, parfois, ses forfaits des hommes dans l’oppression, cela surprend et révolte.

Mais que, de plus en plus, unis par le talent et la dignité, comme les prolétaires le sont partout par leur lutte, des écrivains blancs et noirs puissent ainsi témoigner, revendiquer, cela est un signe tonique qu’on peut toujours, avec la liberté et l’opinion publique, défendre les droits sacrés de l’homme.

Par Intérim :
Jane ALBERT-HESSE.


(1) Richard Wright, Les Enfants de l’oncle Tom, traduit par Marcel Duhamel. 1 vol, Edit. Albin Michel.

(2) Langston Hughes, Les Grandes Profondeurs, 1 vol. Edit. Pierre Seghers.

(3) Panassié, Cinq Mois à New-York, 1 vol. Edit. Corréa.

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