Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 23 juin 1949, p. 4
PARMI les adversaires en stalinisme il est de bon ton d’affirmer qu’Aragon a du talent. Il est communiste, dit-on, et c’est dommage, mais de ce terrain vague qu’est la littérature on peut bien lui concéder quelque parcelle et reconnaître qu’il y exécute ses tours avec grâce. Et puis, ajoute-t-on, il nous a rendu tant de services ! Au moment où nos énergies défaillantes réclamaient un barde, il s’est présenté, en livrée de troubadour. Quand nous avons failli glisser dans la littérature malsaine, celle des Joyce, des Kafka et des Faulkner, il a courageusement revendiqué le droit d’écrire comme Octave Feuillet, un Octave Feuillet « noir ». Qu’il ait affublé de l’épithète « socialiste » le vieux réalisme exsangue du siècle dernier ne nous effraie pas. Nous avons nous aussi les idées larges et savons pratiquer le « fair play ». Alors, reconnaissons que le poète et romancier communiste Aragon possède un fichu talent !
Mille regrets ! Aragon n’est pas un écrivain emmaillote, mais un passable écrivain bourgeois. Bien qu’il vienne cinquante ans après Zola, il n’a jamais su parler des ouvriers avec cette chaleur et cette ingénuité que possédait l’auteur de « Germinal « , et rien, au fond, ne l’intéresse plus que la peinture de sa classe, du milieu où il est né. C’est là que se coudoient Mercadier, le Wisner des autos et sa langoureuse dame, le Weismüller de la banque et ses capiteuses maîtresses, le Leurtillois des textiles qui comme tout bon fils de famille a connu sa crise poétique juvénile. Cette classe se décompose et meurt sous nos yeux. Avec délectation, Aragon peint une pourriture qu’il connaît bien.
Mais à côté du plaisir il y a le travail, les « coups de gueule » : « Hourra l’Oural ! », les haussements du col et les morceaux de bravoure, les insolences et les calomnies, la tache ingrate du militant. D’elle relève le tract qu’Aragon nomme « Les Communistes » (1).
IL a été écrit à la va-vite, il est souvent ennuyeux et pas toujours clair, superficiel comme il n’est pas permis de l’être, même à un tract. Qu’y veut prouver Aragon ? Qu’en août 1939 les communistes français n’ont pas été le moins du monde troublés quand Staline a mis sa main dans celle d’Hitler, mieux : qu’ils ont hautement approuvé ce rapprochement insolite. Comme il y eut tout de même des inquiets, et qui le furent assez pour quitter avec éclat le Parti, il faut montrer que ces défections étaient toutes dues à la couardise, à la faiblesse de caractère, à la trahison. Robert Gaillard, président d’une section locale des « Amis de l’U.R.S.S. » s’en va, tout tremblant, noyer ses archives dans la Seine ; un émule de Langevin se laisse entraîner à signer un manifeste pour la paix ; l’écrivain et journaliste communiste Patrice Orfilat, sous les traits duquel Aragon voudrait faire reconnaître Paul Nizan, va solliciter de Benjamin Crémieux une place au Quai d’Orsay. A ces faux frères l’auteur oppose les pures figures du « lignard » Raoul Blanchard (il a déjà tant avalé de couleuvres que celle-ci ne saurait lui demeurer dans le gosier) et du philosophe Feizer (sans doute Politzer) qui entre en fureur à la seule idée qu’on puisse se demander si, par hasard, Staline ne se serait pas trompé. Le bon stalinien ne se pose pas de questions, il fait confiance à ses chefs qui savent mieux que lui ce qu’ils ont à faire. Comme les membres de la cellule du VIe, qui ne s’émeuvent pas pour si peu, il poursuit sa petite activité ordinaire.
Jusqu’ici rien de sorcier. Les brochures de patronage montrent également que seuls seront sauvés ceux qui, dans l’adversité, ne cherchent pas à comprendre et louent le saint nom du Seigneur. Mais il devient difficile de prouver que les communistes de 1939 avaient raison selon la « ligne » un peu différente de 1949. Si l’on n’y parvient pas, à quoi rime l’ouvrage ? Aussi Raoul Blanchard révérera-t-il les deux, celle qu’il pratiquait et celle qu’il ne connaissait pas encore. Antihitlérien modéré (il ne peut pas l’être plus que ses chefs), pacifiste raisonnable et patriote de naissance, il noie ses contradictions dans l’obéissance à ses supérieurs de l’armée et du parti qui lui recommandent en chœur de faire son devoir de bon Français. Où est-il Raoul Blanchard pour nous confier ses vraies impressions de ce moment-là ? Resté sur le front de la Sarre, avec, avant de mourir, la tête qui lui chavirait un peu ? Revenu avec le sentiment de n’avoir pas très bien compris ? Qu’importe ! Aragon est la pour faire parler les vivants et les morts, ces morts devenus partout ventriloques.
Pour mesurer l’étendue du mépris dans lequel Aragon tient le militant communiste, il faut le voir ironiser lourdement sur les doutes qui, en 1939, ont pu assaillir tous les communistes du monde :
« C’est une tragédie, déclare Orfilat en apprenant la signature du pacte Hitler-Staline ; vous ne vous rendez pas compte de la tragédie que c’est pour nous, ce qui se passe aujourd’hui dans la conscience des militants… Il parla très, très longuement de ce qui se passait dans la conscience des militants ».
Car, n’est-ce pas, il est clair pour ce bourgeois désinvolte d’Aragon qu’il ne saurait rien se passer « dans la conscience des militants ». Est-il même nécessaire qu’ils en aient une pour être de bons militants ?
POURTANT, en voici d’autres, et communistes eux aussi (2). Bizarre qu’au lieu d’être « de bons petits gars » à la Raoul Blanchard, ils soient des révolutionnaires pourvus d’un cœur et d’un cerveau ! Bizarre qu’ils ne se soient pas donnés une fois pour toutes et pour toujours à cette forme transitoire et constamment révisable que prend pour une époque la nécessité révolutionnaire ! Bizarre, très bizarre que sans remettre incessamment leur choix en question, ils se refusent un beau jour et après des années d’hésitations, à capituler une fois de plus devant leur conscience. Non qu’ils la placent au-dessus de tout, et notamment des fameuses « nécessités de la lutte » ; non qu’ils ne la sachent pervertie et aveuglée par le monde chaotique qu’elle reflète ; non qu’ils se préfèrent aux millions d’hommes embarqués avec eux datte le même combat ; non même que la fatigue, la déception ou la désillusion les gagnent. Ils savent seulement qu’il est périlleux pour un révolutionnaire de mentir et que le pire des mensonges est celui qu’on se fait à soi-même.
Or, placés à la tête des prolétariats allemand, comme Herbert Soennecke, et yougoslave comme Vasso et Doïno, ils se sont peu à peu aperçus que la tactique de lutte qu’on leur avait fait adopter n’a pas empêché le triomphe du fascisme. Elle leur a fait commettre au contraire de lourdes erreurs, voire des crimes. Faut-il continuer à l’appliquer, à la proclamer juste ? Dans les conditions du combat illégal qu’ils poursuivent, tout désaccord, toute opposition profitent à l’ennemi et placent celui qui s’en est rendu coupable hors du parti. Ils continuent donc d’obéir, de se taire, de se sacrifier. Quand nous aurons triomphé, disent-ils, tous les mensonges que nous sommes obligés de couvrir, seront oubliés.
Mais Moscou demande davantage : l’approbation haute et claire de la « ligne toujours juste » et, afin d’excuser les fautes, le sacrifice de ceux qui l’ont « mal appliquée ». Traînés devant les nouveaux inquisiteur, Soennecke et Vasso refusent alors de se déclarer coupables, ils s’insurgent devant la dernière capitulation qui leur est demandée et qui équivaudrait à un reniement de leur dignité d’hommes et de révolutionnaires. L’auteur laisse espérer que leur sursaut final permettra aux survivants de prendre un nouveau départ.
ROMANCIER, Manès Sperber a tenté d’incarner ces drames particuliers, de les fondre dans le drame plus vaste d’une époque. Nous sommes à la fois à Berlin, Vienne, Prague, Budapest et Paris, dans l’illégalité et l’émigration, spectateurs-acteurs d’événements publics et privés qui se déroulent sous nos yeux : grève générale avortés de 1933 en Allemagne, Commune de Vienne, combats souterrains à Berlin, où s’agitent des hommes que nous voyons souffrir, aimer, espérer et désespérer. Quand le rideau descend sur la scène nous sommes bien près de croire en effet que « le buisson va devenir cendre » et que les acteurs vont se transformer en ombres chinoises. « L’happy end » nous permet de penser que certains d’entre eux sont simplement rentrés dans la coulisse, que la parole leur sera bientôt rendue.
Dans ses conclusions, cet ouvrage qui parait d’une entière bonne foi ne diffère pas sensiblement de ceux d’un Victor Serge ou d’un Koestler. Comme eux, il est nourri d’une expérience qui porte à réfléchir. Fait d’épisodes accolés sans grande rigueur, il lui aurait suffi de gagner le grand style auquel il vise souvent en vain pour devenir le plus important témoignage sur ce qu’Aragon ne connaîtra jamais : la « tragédie » du militant communiste aux prises avec sa conscience.
(1) Aragon : Les Communistes (février-septembre 1939). La Bibliothèque française.
(2) Manès Sperber : Et le buisson devint cendre. (Calmann-Lévy).