Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 3 octobre 1946, p. 1 et 3
ARTHUR KOESTLER est arrivé de Londres mardi soir par la « Flèche d’Or ». Ses éditeurs, qui savaient qu’il devait venir à Paris ces jours-ci, furent moins favorisés qu’un petit nombre d’amis qui, prévenus, l’attendaient à la gare. Il a passé, en compagnie de ceux-ci, une nuit probablement agitée, et s’excuse, en me recevant à une heure assez matinale, de n’être pas tout à fait « dans son assiette ». Un beau désordre règne dans la chambre. On dirait que ses vêtements, doués pour un soir d’une vie autonome, l’ont quitté un à un et se sont posés au hasard des sièges.
Je lui avait fait passer « Combat », où est annoncée la publication de « La Tour d’Ezra ». Il me prévient immédiatement qu’il ne parlera que de ce roman.
— Lié par divers contrats, me dit-il, je ne peux pas donner d’interview à titre individuel. Promettez-moi de ne pas en faire ?
Je promets, non sans arrière-pensée. Mais je m’aperçois rapidement que j’ai affaire à un homme averti, et que je devrai me contenter de ce qu’il voudra bien dire.
Un an en Palestine
Koestler s’est un peu redressé sur son lit. Il m’offre une cigarette, en allume une, rejette à deux mains ses cheveux blonds en arrière.
— Concentrons-nous, me dit-il.
Je ne fais que cela pour ma part, depuis un certain temps. Je suis le regard de ses yeux bleus, très mobiles, le dessein de sa bouche qui aspire et rejette la fumée à coups saccadés, ses gestes précis et nerveux. Son visage est souriant et fraternel, mais ne livre à peu près rien.
— J’ai vécu en Palestine d’août 1944 à août 1945. « La Tour d’Ezra » est, à la fois, un reportage sur les communautés agraires juives, et aussi un roman, en ce sens qu’il y a une intrigue. C’est également, si l’on veut, une série d’études sur une expérience sociale unique : le communisme absolu, qui n’existe ni en Russie, ni autre part.
— Comment sont nées ces communautés juives ?
— Par le volontariat. N’y entrent que des volontaires, qui en sortent quand ils en ont assez. Le nombre des membres de chacune varie de 80 à 1.000. La première a été fondée en 1911, de sorte que j’ai pu voir des individus appartenant à la troisième génération. Plusieurs y sont nés et morts. Vous connaissez un peu le socialisme ? Son troisième degré est formulé par l’adage suivant : « De chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ». Il est mis, là-bas, en pratique.
— Quelle est l’influence de ces communautés sur les mœurs de ceux qui y participent ?
— Pas de mariage. Un homme et une femme sont considérés comme mariés dès qu’ils ont une chambre commune. Les enfants sont enlevés à la mère dès le troisième jour après leur naissance et élevés par la communauté. La mère peut les voir, d’ailleurs, aussi souvent et aussi longtemps qu’elle le veut. Les vieillards sont également pris on charge par la collectivité.
La « monogamie spontanée »
— N’y a-t-il pas, malgré tout, des conflits d’intérêts ou de sentiments ?
— Très peu. L’argent est inconnu. Seul le trésorier de la communauté en possède pour ses relations avec l’extérieur (vente et achat de produits). L’homme se contente de la femme qu’il a ; celle-ci fait de même. Pas de divorce. On assiste même, là-bas, à la naissance d’une monogamie spontanée, sans aucune pression extérieure.
— Voyez-vous nos pays industrialisés d’Europe…
— Non. C’est du communisme utopique. Mais il existe. Et il existe à trois conditions : ceux qui entrent dans les communautés sont des volontaires dont le niveau général est très supérieur aux masses des kolkhozes russes ; leur nombre dans chacune est limité, et aucune ne comprend plus de mille membres, très fortement liés entre eux par la solidarité. Enfin il ne s’agit pas seulement d’autochtones, mais de Juifs européens dans la proportion de 90 p. cent.
— Si les conflits dans ces communautés sont réduits au minimum, comment en avez-vous pu tirer un roman?
— C’est que les hommes ne sont pas si simples. Tôt ou tard leurs instincts se heurtent aux responsabilités sociales qu’ils assument. Et puis un beau jour aussi, ils en ont « marre » de la monogamie spontanée.
Retour en arrière
Koestler se lève, ouvre la fenêtre, respire et regarde l’horizon des toits. On aperçoit au loin le Grand Palais, dans la légère brume d’une belle jour-née.
— C’est drôle de se retrouver à Paris, six ans après…
Je fais allusion à son arrestation, en 1939, et à sa mise en camp de concentration, au Vernet. Son visage se ferme.
— C’est à Paris que vous avez été arrêté ?
— A Paris, à Bayonne, à Saint-Jean-de-Luz. Ne parlons pas de cela.
— Quelques-uns vous connaissaient pourtant, savaient qui vous étiez.
Il se tait.
— Savez-vous que « Le Zéro et l’Infini » a déterminé des conversions au communisme ?
Il sourit :
— Oui, j’ai même reçu la lettre d’un Normalien qui m’annonçait son entrée au Parti après la lecture de mon livre…
Il a un geste comme pour dire : « Si ça lui fait plaisir… »
— Pensez-vous qu’une révolution du type russe soit impossible en Europe actuellement ?
— Je vous en prie, ne parlons pas de cela.
Comme je suis le premier Français avec qui il s’entretienne depuis son arrivée, le cadre de la conversation s’élargit un peu. Des noms défilent : Sartre, Camus, Malraux, Silone.
Mais Koestler n’a pas été impunément dix ans journaliste, et il préfère s’en tenir là. Il me congédie avec un claironnant : « Salut ! », le même peut-être qu’il lançait à ses camarades durant ses sept années de militantisme.
Maurice NADEAU.