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Edgar Morin : Les héros désespérés ou le mal d’aujourd’hui

Article d’Edgar Morin paru dans Les Lettres françaises, n° 165, 18 juillet 1947, p. 1 et 3

LE spectre de T.E. Lawrence, Lawrence d’Arabie, hante une partie du monde intellectuel.

A Lawrence peuvent se rattacher par une parenté de moins en moins obscure les héros de Malraux ; les conquérants qu’anime « une passion pour laquelle les objets à conquérir ne sont plus rien. Une passion parfaitement désespérée, un des plus purs soutien de la force », les « ambitieux assez lucides pour mépriser tous les objets de leur ambition, et leur ambition même », et finalement le Berger, de Noyers de l’Altenburg, transposition à peine déguisée de Lawrence lui-même. A Lawrence peut s’appliquer la notion de « service inutile », de Henry de Montherlant, et celle de « destin absurde », qu’Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, trouve propre à « séduire et attirer un cœur clairvoyant ».

Lawrence est là, pour fasciner les nostalgies de ceux qui ne croient plus au salut chrétien, de ceux qui ne croient pas au salut humain collectif, de iceux qu’étouffent dans leur nihilisme, leur solitude, leur obsession de la mort, leur quête des « secrets pour changer la vie » dont parlait Rimbaud, de ceux qui veulent partir « sans savoir sur quel continent ils accosteront ».

Dans sa biographie récente de Lawrence, Victoria Ocampo aurait pu reprendre dans son livre balbutiant d’extase, quasi amoureux, médiocre, la parole de Rimbaud, du Rimbaud non encore délivré de l’enfer sur le « forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne » :

« Il avait plus de force qu’un saint, plus de bon sens qu’un voyageur — et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison. »

Lawrence est le héros moderne des solitaires, c’est-à-dire des désespérés. « Un héros de notre temps » dans le sens dérisoire et tragique ou le Petchorin de Lermontov était un héros de son temps, mais bien plus tragique et sans doute bien plus dérisoire. C’est le forçat intraitable, le révolté — sur qui se referme toujours la société — le bagne — qu’il sert et qu’il hait à la fois ; c’est aussi le Napoléon de notre romantisme contemporain, un Napoléon dégradé, malheureux, un Napoléon de l’échec, comme notre romantisme contemporain est un romantisme dégradé, malheureux, un romantisme de l’échec.

Le salut violent

Il y a, aujourd’hui, dans toute démarche romantique deux étapes. La première : la recherche du « salut violent », selon le mot de Rimbaud, d’un salut analogue à celui que les Romains blasés du troisième siècle recherchaient dans les mystères et les religions dites justement de « salut ». Ces Romains cherchaient le salut hors du monde romain, hors de ses frontières et de ses structures. Aujourd’hui les romantiques (ceux que par commodité nous appelons romantiques, c’est-à-dire ceux qui ne mettent pas la raison au service de leur inquiétude) cherchent utopiquement le salut hors des structures et des frontières de notre société.

Où trouver le salut ? Dans le réveil de nos puissances animales ? Ce sont les discours du Gide des Nourritures qui répondent au discours de Calliclis. C’est le salut sportif et toréadoresque de Henry de Montherland qui trouve sa forme dégradée et atroce dans le salut S.S.

Dans une surhumanité nietzschéenne, qui aboutit aux mêmes ruines que l’attitude précédente ? Ou encore dans ce satanisme que l’on remet à la mode avec Sade et Blake et qui consiste à mettre Dieu à la place du diable, le diable à la place de Dieu ?

Telles sont quelques-unes des voies dans lesquelles s’engagent nos romantiques. Mais d’autres voyagent ; ils s’élancent sers tout ce qui est autre que l’ « Europe aux anciens parapets », en quête des « secrets pour changer la vie », de la « sagesse première et éternelle », de la « patrie primitive » (Rimbaud).

C’est dans cette perspective d’évasion et de salut que délirent les sociologues fous : Spengler annonçant l’avènement de l’Orient, Frobenius proposant ses mythes africains, Labriola (Antonio) rêvant sur les civilisations indiennes d’Amérique du Sud. Même quête d’évasion et en même temps de salut qui pousse Gauguin à Tahiti, Malraux à travers l’Asie, et d’autres, qui en Syrie, qui au Tibet, qui en Chine. Alors que les Lamartine, les Nerval, les Th. Gautier allaient chercher dans le classique voyage en Orient du XIXe siècle la couleur, le pittoresque, le divertissement — en un mot l’exotisme — les romantiques du XXe siècle partent pour y transformer leur vie.

Loin de nous l’idée que notre civilisation machiniste d’hommes blancs n’ait rien à tirer des autres civilisations, que le monde n’ait rien à nous enseigner. Bien au contraire. Nous sommes persuadé qu’il faut en sortir, des « marais occidentaux ». Mais les romantiques, s’ils nous rapportent des fragments de vérité de leurs voyages et de leurs expériences, ne peuvent, quant à l’objet lui-même de leur recherche, véritablement s’enrichir et nous enrichir : ils cherchent le « salut violent », ils cherchent ces choses inconnues que l’on ne trouve jamais, sinon dans le délire. Et comme ils ne trouvent pas, c’est la deuxième étape, le deuxième aspect du romantisme : le désespoir.

« L’autodégradation est mon but »

On comprend alors pourquoi Lawrence tient une telle place aux yeux des contemporains. Il est à la fois l’homme qui essaya d’être surhomme — surhomme dans l’ascèse, surhomme dans la politique et la guerre — l’homme qui, avec le plus d’instance, demanda à l’Orient ses secrets, qui lui demanda la grande réconciliation avec soi-même et le monde — et en même tempe, l’homme désespéré qui fut de plus en plus conscient de son échec — et illustra avec une révolte « faite de chair et de sang » une philosophie de désespoir, celle même dont Camus rassemble les lieux communs dans Le Mythe de Sisyphe.

En effet, Lawrence échoua en Orient. Bien sûr, il n’échoua pas dans ce sens qu’il a conquis l’Arabie pour l’Angleterre. Mais cette réussite impérialiste ne fait que mieux ressortir l’échec humain fondamental :

Ce qu’il avait cherché, à travers sa grande parade solitaire dans le désert, un rapport primitif et vrai avec le monde, avec la nature, le « sens de la vie » comme on dit couramment — il ne le trouva pas.

Les vestiges millénaires du « sourd élan de conquête » des vieilles terres d’Elam, d’Akkad, de Sumer, ne lui livrèrent aucun secret. Il ne trouva pas la réconciliation éternellement cherchée de la pensée et de l’action. « Nous ne devons pas dépasser dans nos pensées les limites que nous nous donnons dans nos actes », disait Lawrence, mais jamais ses actions conquérantes ne furent à la hauteur de ses rêveries grandioses, et jamais il ne put rogner ses pensées à la limite de ses actions de condottiere.

Il ne trouva rien que sa révolte à l’état pur, une révolte à approfondir vertigineusement dans le vide, et surtout une révolte qui se sait vaincue — donc qui se méprise suffisamment elle-même pour ne pas combattre les choses révoltantes dans le monde — comme l’Intelligence Service, l’impérialisme colonial — mais les servir.

« Un esclavage volontaire est l’orgueil le plus profond d’un esprit morbide » (Lawrence).

« Poussé par cette volonté dévorante qui le forçait à faire ce qu’il détestait le plus » (Ocampo), Lawrence s’appliquera à faire noblement des choses ignobles et consciencieusement des choses vaines. Il s’appliquera désormais à se dégrader, s’humilier soi-même. Après avoir été roi tout puissant dans le Moyen-Orient, Lawrence s’engage dans la R.A.F. comme simple soldat, et il écrit alors : L’autodégradation est mon but.

Par l’humiliation, le masochisme, le désespoir et aussi un formidable orgueil (car, comme l’a dit Nietzsche « qui se méprise soi-même s’honore du moins comme contempteur ») Lawrence aboutit à une métaphysique de l’échec. C’est bien cela que dit Victoria Ocampo :

« Une soif d’absolu qui ne se désaltère que dans l’échec inévitable où tout triomphe se dissout ».

La course dans l’impasse

Qu’est-ce que cette philosophie de l’échec où le romantisme devient nihilisme ?

Le nihiliste citera, avec Victoria Ocampo, cette phrase du Richard II, de Shakespeare :

« Ni moi, ni aucun homme qui n’est qu’homme, ne trouvera rien qui le contente jusqu’à ce qu’il se contente de n’être rien ».

Il dira : « Toute vie humaine n’est qu’échec ». Il recherchera alors l’échec total, conscient, orgueilleux, l’échec voulu par dérision, pour se venger. Mais se venger de qui ? D’un Dieu que l’on sait inexistant ? Du monde ? Mais qui pourra jamais se venger de l’éternelle indifférence du monde ? De soi-même ? Mais alors cette vengeance n’apporte que déchirement et malheur.

Ainsi, Lawrence a vécu déchiré, malheureux. Il s’est précipité dans l’impasse, courant avec toujours plus d’ardeur, sachant pourtant dès le début qu’il n’y avait devant lui que le mur, le mur où il s’écraserait.

Des solitudes guérissables

Il faut sans doute frémir. Mais il ne faut pas admirer et moins encore suivre ces chemins. Un suicidé pathétique reste un suicidé. Et il n’y a pas que cela : il y a la mystification, il y a le mépris que de telles destinées portent avec elles.

Il y a la mystification : nul ne se croit plus lucide, clairvoyant, que celui qui pense avoir décelé la vanité et l’échec de toute la vie, alors que souvent cet homme n’applique pas sa lucidité à découvrir la signification de sa vie non plus considérée en soi, séparée artificiellement des autres vies humaines, mais dans la communauté sociale. La pureté stérile de Lawrence s’est en fin de compte dépensée au service de la plus impure des causes, celle des compagnies pétrolières. Bien entendu, Lawrence méprisait la cause qu’il servait. Il aurait même voulu, tandis qu’il travaillait à les asservir, libérer les peuples arabes. De même, d’autres passionnés de pureté, de vérité intérieure, de salut, finissent ainsi à vouer leur vie à tout ce qui nie la pureté, l’expérience intérieure, la recherche du salut. « Que nous importe ? » diront ceux pour qui il importe peu de servir le capitalisme ou le socialisme, les puissances d’exploitation ou de libération sociale, puisqu’ils voient le mal partout dans la société. « Peu vous importe ? » C’est bien là la mystification. C’est bien là que vous ne vous montrez ni lucides, ni clairvoyants, incapables de discerner ce qu’il est indigne et digne de servir.

De plus, le héros « lucide » à la Lawrence arrête toujours sa lucidité à mi-chemin dans la connaissance de soi-même. Il n’analyse guère — ni ne psychanalyse — ce qui dans son drame tient à des fatalités physiologiques.

Souvent, des problèmes cosmiques ont leur point de départ dans des problèmes d’hormones. Souvent un malheur métaphysique a son origine dans un malheur sexuel. Bien sûr, les problèmes de la solitude humaine, du malheur, de la mort, existent. Mais seuls les hommes heureux, peuvent les poser dans l’universel. L’homme heureux, réconcilié, équilibré, — ou celui qui veut le bonheur, donc qui croit au bonheur — peut seul se poser lucidement le problème du malheur. Parce qu’il sait que ni la solitude, ni le malheur ne sont des fatalités humaines.

Mais Lawrence ? Qui nous dit qu’à l’origine de son drame « existentiel », il n’y a pas son drame sexuel ? Qui nous dit que la grandiose solitude sociale de Lawrence n’a pas son point de départ dans la courante solitude sociale de l’homosexuel ?

Ce n’est certes pas sa faute — et loin de nous l’idée de mépriser quelque souffrance que ce soit. Mais il faut le dire avec force, il y a des solitudes guérissables, qui peuvent et doivent se guérir dans et par la société. Le manque de clairvoyance chez Lawrence et ses fanatiques vient de ce qu’ils ont méprisé les origines physiologiques ou sociales de leur solitude — et qu’ils en ont fait le malheur éternel, irrémédiable de l’homme. Ils se sont menti à eux-mêmes, et, par-là, ils nous ont menti.

Et puis, il y a le mépris. « Il n’est pas de destin qui ne puisse être surmonté par le mépris », a dit Camus. Phrase terrible et folle. De même qu’il est vain de vouloir se venger du monde, des autres (la méthode fasciste) et de soi-même, il est vain de penser que le mépris puisse surmonter quoi que ce soit. Rien ne peut se surmonter par le mépris. C’est pourquoi il n’y a pas de salut nihiliste, de salut absurde. Le salut se fait avec le contraire du mépris. Le salut se fait contre le mépris, la grande « plaie du monde ». Il a manqué à ces conquérants le sens de la fraternité. Non pas de la « fraternité virile », celle d’une petite caste d’élus, de combattants qui a existé et existe partout chez les Spartiates comme chez les S.S, chez les aviateurs comme chez les footballeurs, mais de la fraternité vraie, inconditionnée, humaine.

Un salut d’ardente patience

« Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violent », dit Rimbaud après avoir épuisé en esprit toutes les possibilités, toutes les tentations, au moment de quitter les portes de l’enfer, au moment où il va connaître l’éclair :

« Le travail humain ! c’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps ».

S’il y a salut, ce sera un salut progressif, collectif, fraternel, un salut —, toujours Rimbaud — « d’ardente patience ». Contre l’absurde, le nihilisme, le désespoir, il y a cette idée de bonheur, toujours neuve en Europe, toujours neuve dans le monde.

Edgar MORIN.

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