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Paul Morelle : Spartacus

Article de Paul Morelle paru dans Franc-Tireur, 5 mars 1946, p. 2

CE serait une erreur, parce que Le Zéro et l’Infini, [d’Arthur] Koestler préoccupe actuellement toutes les consciences, de passer sous silence un livre du même auteur qui l’a précédé de peu en librairie, mais participe des mêmes recherches politiques et sociales et porte un nom barbare : Spartacus. (1).

Qui est Spartacus ? C’était vers les années 70 avant notre ère, un gladiateur qui se révolta contre ses maîtres et fomenta contre l’Empire romain la grande guerre des esclaves. L’Empire fut sauvé par la désunion de ses adversaires, qui, en plus des esclaves, groupaient la flotte des pirates, les rebelles d’Espagne, et Annibal, mais le nom de Spartacus est devenu, dans l’histoire des peuples, le symbole de la lutte pour la liberté et la conquête du bonheur. Lutte le plus souvent maladroite et symbole le plus souvent malheureux. On l’a bien vu en Allemagne où le parti de révolutionnaires qui avalent pris ce nom fut écrasé avant même l’arrivée du fascisme.

Les raisons de ces défaites, elles sont certes dans la désunion des forces qui s’opposent aux pouvoirs en exercice. Mais — et c’est ce que Koestler a dégagé à propos de l’histoire de Spartacus — elles sont parfois inhérentes au mouvement lui-même, à ses hommes ou à ses chefs ou encore aux directions prises dès le départ.

Nous sommes au siècle des révolutions avortées, ne cesse de se répéter Spartacus, une fois qu’il a saisi sa défaite.

Et les tribuns de Rome lui répondent en écho :

Vous êtes venu un siècle trop tôt ou trop tard.

Mais cela n’a pas empêché le chef des esclaves de choisir délibérément sa voie et ses moyens au cours de l’action, de préférence à d’autres. De telle sorte que s’il échoue on peut fort bien penser que c’est à cause de ces moyens et de cette route, qui n’est pas la route droite, mais celle des détours et des tactiques, celle des marchandages et des alliances, celle de la discipline et de la hiérarchie.

Pourtant la faction qui a choisi la voie directe qui vise à la révolte permanente n’est pas plus heureuse. Elle se voit anéantie avant même le gros des forces commandées par Spartacus. Là encore, on pourra penser qu’elle était trop peu nombreuse ou trop anarchisante. La vérité oblige à dire qu’il n’y a pas de conclusion à tirer du livre de Koestler, pas plus qu’il n’y avait de parti pris dans le Zéro et l’Infini. Les vérités sont là, à la lois contraires et complémentaires. Chacun peut y puiser sa vérité particulière, prendre parti, mais qu’il ne vienne pas se plaindre de ne pas avoir été prévenu. Les fatalités sont exposées au même titre que les vérités.

On se demande d’ailleurs s’il faut admirer ou redouter une telle maîtrise qui peut parfois passer pour de l’habileté. Exposer toutes les thèses sans se prononcer pour aucune, fait partie d’un système d’objectivité qui ne préservera pas des pires aventures. Notre récente histoire l’a prouvé : il faut choisir.

Certes, le livre de Koestler choisit la cause des esclaves, non celle des maîtres Il évoque la Cité du Soleil avec infiniment de bonheur et de sympathie. Entre la liberté et la dictature cependant, il laisse la balance douteuse.

Sans doute les lois de la création littéraire l’exigent-elles et de cette impassibilité qui est la marque du créateur, font un désespoir qui est à la fois la condition de l’homme et la conclusion du livre. Ce sont ces remarques qui, en même temps qu’elles témoignent des qualités du livre, fixent ses limites. Roman d’une époque révolue qui traite des problèmes politiques et sociaux de toutes les époques, Spartacus, comme Le Zéro et l’Infini est, avant tout, une oeuvre littéraire. Remarquable à tous points de vue : celui du style et celui de la progression dramatique, elle échappe également aux tentations d’un exotisme facile à grands renforts de ripailles, de vaisselles d’or et de combats de bêtes comme nous avons pu en lire dans Salambo. Et. ce n’est pas son moindre mérite.

Paul MORELLE.


(1) Aimery Somogy, éditeur, Paris.

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