Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 31 mars 1949, p. 4
QU’EST-CE que le marxisme ? Une idéologie, une méthode d’explication du monde, une philosophie, une stratégie de la révolution, une religion, ou tout cela à la fois ? En l’impossibilité où l’on est de le définir congrûment pourrait résider une des sources de la « tragédie » (1) où Michel Collinet estime qu’il est tombé et qui fait que des millions d’hommes s’en réclament sans en avoir toujours d’autre représentation que vante mais exclusive. En son nom, sur un sixième du globe, on régente et on blâme, on emprisonne et on commet parfois des assassinats ; ailleurs, des philosophes, historiens, économistes, politiques et artistes l’utilisent à des fins diverses, parfois excellentes, parfois nocives. Malheureusement, pour l’ensemble de ces marxistes « orthodoxes » ou hérétiques, « étroits » ou « ouverts », la lettre a souvent tué l’esprit et la référence au dogme remplacé la recherche vivante.
Il faut rendre cette justice à Michel Collinet qu’il ne se pose pas en marxiste, mais en honnête homme effrayé par l’état actuel du monde, en notaire appliqué à inventorier les diverses parts d’un héritage. Débarrassé de toute idéologie, hormis la plus courante : celle en s’en remet au solide bon sens et à la croyance au « fait », il voudrait savoir ce qu’est devenu le marxisme après cent ans d’existence. Ses constatations ne dépassent pas le niveau commun : tout va mal alors que Marx avait promis que tout irait mieux ; s’il n’a pas menti (ce que lui reprochent ses éternels adversaires), il faut donc qu’il se soit trompé. En quoi s’est-il trompé ? C’est précisément ce que veut chercher Michel Collinet qui redécouvre, chemin faisant, un certain nombre de lieux communs plus vieux encore que le marxisme et qui finit par distribuer à la ronde des conseils de père de famille. Son ouvrage s’ouvre par cette phrase prometteuse :
« A ceux qui, insatisfaits des mythes d’un passé révolu cherchent parmi les ruines une nouvelle et nécessaire échelle des valeurs humaines »,
et se ferme par cette autre :
« Il n’y a pas à chercher une solution globale et éternelle aux rapports entre l’homme et la société, mais à réduire patiemment et peut-être empiriquement les éléments irrationnels qui paralysent le progrès humain vers le bien-être et la liberté ».
Ces deux pires mesurent tout l’écart qui sépare un dessein ambitieux de sa réalisation. Il est possible qu’actuellement on ne puisse parvenir à des conclusions plus exaltantes, mais, plus que la « tragédie » du marxisme, ce laconisme révèle la « tragédie » des « repenseurs » du marxisme.
ETUDIER, en effet, les destinées du marxisme depuis cent ans oblige a définir celui-ci à partir des ouvrages de Marx et Engels, de leur action comme fondateurs et militants de la Première Internationale, à retracer l’évolution de la doctrine concurremment à l’évolution du monde, à dénombrer les conquêtes du marxisme en maints domaines (notamment celui de la lutte ouvrière), à confronter sur cent années les contradicteurs de Marx et tous ceux qui ont entendu « dépasser et surmonter le marxisme », à montrer en quoi le stalinisme s’est développé dans la lignée des idées de Marx ou par opposition à elles, à se demander enfin sur quels points précis la société actuelle est justifiable de la thérapeutique marxiste et sur quels autres elle y échappe. Ce travail de refonte et de synthèse nécessiterait l’existence de quelques nouveaux Marx au savoir encyclopédique et à l’intelligence acérée, capables d’embrasser tous les aspects du monde d’aujourd’hui et de leur trouver quelques principes simples d’explication. Il n’autorise nullement à jeter, comme disait Lénine, « l’enfant avec l’eau sale de la baignoire », et à conclure d’un présent calamiteux à la fausseté et à l’inutilité de quelques découvertes partiellement vieillies, mais qui continuent d’inspirer la pensée et l’action de milliers de chercheurs et de militants à travers le monde. Si, comme Michel Collinet, on veut s’en tenir « aux faits », ce fait-là compte aussi et, pour l’expliquer, il faut plus qu’une philosophie « d’honnête homme » et de cœur désabusé.
Non que l’auteur ne tente d’entreprendre le difficile travail que nous venons d’esquisser, mais il est clair que les forces lui manquent pour le mener à bien. De sorte que son exposé se présente d’abord comme l’exégèse d’un texte : le « Manifeste communiste » ensuite, comme une histoire à haute altitude du mouvement ouvrier enfin, comme une confrontation plus que sommaire de l’état actuel du monde (caractérisé essentiellement comme un conflit de grandes puissances) avec les explications marxistes jugées insuffisantes. Peu de démonstrations ou d’analyses, mais un grand nombre d’affirmations tirées du vivier commun où, depuis James Burnham, va pêcher M. Toutlemonde, et qu’un généreux envol de points d’exclamation ne rend pas davantage convaincantes.
POURQUOI le « Manifeste communiste » ? Marx l’a écrit alors qu’il n’avait pas trente ans et qu’il lui en restait trente-cinq autres à vivre ; il n’avait que d’imparfaites connaissances économiques et il ne songeait pas encore à écrire le « Capital ». Sous le prétexte que dans cet écrit de propagande et de vulgarisation il a couché ses principales découvertes, doit-on tenir le reste de ce qu’il avait à dire pour négligeable ? Certainement pas, mais il est plus facile de présenter la « charte » du communisme comme un produit « transposé » de la philosophie de Hegel et du vieux messianisme juif, d’ironiser sur ses prétentions « scientifiques », d’assimiler la « société sans classes » au « savoir absolu » de Hegel et « au royaume de Dieu des prophètes juifs ».
Il se trouve, pourtant, que la description donnée par Marx de la société au XIXe siècle reste en gros exacte et que la démonstration qu’il en tire procède de quelques intuitions vraies : les rapports entre les hommes reposent avant tout sur des rapports de production, en régime capitaliste le prolétaire est aliéné et fera cesser cette aliénation en s’emparant des moyens privés de production, « l’histoire de toute société humaine est l’histoire de la lutte de classes ». Pour ruiner ces propositions, il suffit de prétendre qu’elles s’appliquaient sans doute au siècle de Marx, mais que depuis lors tout est changé : 1914, déclare Michel Collinet, marque la fin d’un monde et la naissance d’un autre qui ne lui ressemble pas.
Alors que Marx raisonnait sur une réalité sociale stable où guerres et crises de surproduction hâtaient l’évolution du capitalisme plus qu’elles ne la gênaient, où le capitalisme secrétait un prolétariat de plus en plus nombreux et de plus en plus conscient qui revendiquait ouvertement son droit à la succession, le capital a brusquement cessé d’être international pour s’enkyster dans le corps des nations avec quoi il a formé une sorte de « complexe » national-capitaliste, fortement structuré par un pouvoir d’Etat renforcé et qui fait de chaque prolétariat, non seulement son nourricier, mais encore son instrument de lutte contre les « complexes » rivaux.
Malgré une floraison extraordinaire de découvertes techniques en tous genres, l’évolution du monde s’arrête ; une période de régression commence qui nous mène à l’état de décomposition actuel dans les domaines de l’économie, de la politique, de l’idéologie et de la morale. L’avenir n’est pas au communisme, mais au mieux et selon Burnham
« un régime d’économie dirigée plus ou moins collectivisée s’étendant sur des empires ou des fédérations de nations ».
EN quoi ce tableau dont, à part la prophétie finale, on ne conteste pas la validité, ruine-t-il les découvertes de Marx ? Il a sous-estimé le fait national et proclame un peu trop vite que « les prolétaires n’ont pas de patrie » ? C’est vrai, mais il ne pouvait pas prévoir qu’ils finiraient par s’en découvrir une sur le lieu même de leur asservissement. Il a sous-estimé le pouvoir totalitaire de l’Etat et, en général, les superstructures politique et idéologique ? C’est encore vrai. Mais il n’a jamais manqué de présenter cet Etat que comme le pouvoir exécutif et contraignant de la classe au pouvoir et l’on a vu la bourgeoisie allemande s’accommoder, avec des grincements de dents, de Hitler comme le prolétariat russe s’accommode de Staline. Ces deux valets-maîtres ont sauvegardé ou sauvegardent l’essentiel. Il a surestimé la lutte des classes comme moteur de l’histoire alors que l’évolution de celle-ci est plutôt soumise aux conflits entre puissances : invasion des Hyksos en Egypte, des Barbares dans l’empire romain, installation des Arabes en Espagne et des Turcs à Constantinople, disparition de l’Europe au cours du dernier conflit, etc ? Peut-être, mais ce pourrait n’être là qu’une apparence, car le fait qu’une puissance sorte vaincue ou victorieuse d’un conflit dépend en fin de compte de son état intérieur, de l’état des rapports entre ses classes : en 1917, la Russie est vaincue ; l’on voit aujourd’hui que cette défaite ressemble assez à une victoire. En 1945, une Allemagne socialiste n’aurait pas été battue et l’Europe existerait encore, etc.
Ce qu’on peut, en somme, reprocher à Michel Collinet, c’est de se borner à courir à la surface des choses, de prendre l’effet pour la cause et réciproquement, de se laisser éblouir par l’aspect spectaculaire des événements. La bombe atomique, le conflit russes-américain, le renforcement totalitaire de l’Etat à l’échelle mondiale, l’établissement d’une caricature de socialisme en U.R.S.S, sont autant de phénomènes dont le marxisme, justement, permet de déceler les causes et d’y porter la lumière, alors que dans l’esprit de catastrophe tout devient noir et gris, alimente la lamentation stérile. Au milieu du XIXe siècle, les faits économiques, politiques et sociaux étaient-ils moins mystérieux qu’aujourd’hui ? Marx les pénètre et les explique. A supposer même que ses découvertes soient devenues caduques, l’exemple demeure d’une audacieuse et libre démarche de la pensée que l’auteur de « La Tragédie du marxisme » a eu le plus grand tort d’abandonner.
(1) Michel Collinet : « La Tragédie du marxisme » (coll. la Liberté de l’esprit, dirigée par Raymond Aron, Calmann-Lévy).