Article de Jacques Lemarchand paru dans Combat, 19 décembre 1949, p. 2
NOUS réentendons dans Les Justes — avec joie — le grand ton d’Albert Camus, auteur dramatique. Je yeux dire le ton du Malentendu. J’ai aimé et admiré Caligula, mais mon amitié — et chaque relecture l’a confirmée — allait toujours au Malentendu. Elle ira maintenant aussi, je pense, à ces Justes, parce que si Albert Camus y a retrouvé l’accent si net, si nu, de la première oeuvre dramatique que nous ayons connue de lui, cet accent mêle là à son âpreté une douceur humaine, une tendresse profonde, directe, et parfois bouleversante, pour l’homme lui-même, pour ce bizarre et compliqué mammifère qu’est l’homme. Cela s’entendait déjà, naturellement, dans l’oeuvre de romancier et d’essayiste d’Albert Camus. Dans son théâtre, cela ne m’avait jamais été si sensible que dans Les Justes. L’âpreté, la dureté même, et irréprochable, du dialogue n’en sont en aucune façon diminuées. Même, cette grande amitié pour l’homme — et que je crois très éloignée de la pitié — c’est à la réflexion qu’on en prend vraiment conscience.
Le problème qu’aborde Albert Camus dans Les Justes, et qu’il se garde bien de résoudre, est celui de la pureté non dans la révolution — ce qui ne voudrait pas dire grand chose — mais dans l’esprit qui pousse un homme à devenir révolutionnaire. Et la situation dramatique de sa pièce est le passage de cette pureté de l’esprit à l’acte le plus éloigné qui soit de la pureté : tuer un homme. Et la péripétie est celle-ci : le pur révolutionnaire ayant tué, peut-il se sentir pur comme il l’était avant. Si non, la main du bourreau peut-elle, et seule, lui rendre cette pureté ? Enfin la tendresse, une simple tendresse humaine, comme celle qui peut, par exemple, unir un homme et une femme, ne peut-elle, aussi bien que le jeu d’une bombe sur un grand duc, permettre à l’homme de vivre en paix avec soi-même.
Comme pour le Malentendu, Albert Camus a pris pour point de départ de sa pièce un fait divers — un petit fait vrai. C’est l’attentat de Kaliayev, un jeune terroriste de Moscou, contre le grand duc Serge, conte du tsar, en 1905. C’est l’étrange visite que fit dans, sa prison la grande duchesse au meurtrier de son mari. Et c’est le supplice du meurtrier. Ce sont des choses qui, ne peuvent, comme on dit, arriver qu’à des Russes. Et cette visite de la grande duchesse a pour nous quelque chose d’assez invraisemblable. Mais elle fournit à Camus — et peut-être parce qu’elle a précisément de peu vraisemblable, mais d’authentique — l’une des scènes les plus belles, les plus solidement dramatiques, de sa pièce. Cet effort de compréhension entre deux âmes si opposées — celle du tueur et celle de sa victime — a un pathétique très profonds et très vrai, duquel l’auteur ne tire aucun « effet » mais qui vous prend à la gorge par des moyens d’une simplicité déconcertante.
Et c’est cette simplicité, sans doute, si obstinée, et jusqu’à l’héroïsme, sans concession, sans relâche, qui donne leur apparente sécheresse aux deux premiers actes des Justes. Ils m’ont inquiété, je l’avoue. Et maintenant, je sens bien qu’il n’était pas d’autre moyen que cette netteté, cette brièveté (et je sens aussi qu’Albert Camus était seul à pouvoir trouver ce moyen-là et à l’utiliser) pour nous faire connaître l’émotion que nous apportent les derniers actes — ce passage lent, mais irrésistible, des sèches nécessités de « l’Organisation », à la chaleur humaine la plus vraie, à la douleur humaine, à l’horreur de tuer.
Les cris d’amour eux-mêmes de Dora ne prennent tout leur sens qu’au dernier acte, lorsqu’elle demande, et, écoute, d’horribles précisions sur le supplice du pur assassin racheté.
Dora, c’est Mme Maria Casarès. Qu’elle est belle ! Qu’elle est fière et touchante ! Et comme est communicative la spontanéité de son émotion ! Elle est vraie dans le moindre de ses gestes, dans la plus simple de ses attitudes — et fait mieux qu’être vraie, c’est l’art même — puisqu’elle rend cette vérité immédiatement sensible. Et, une fois encore, Michel Bouquet (Stepan) fait la preuve de son très grand talent. Il est d’un naturel et d’une sobriété qui satisfont chaque fois qu’on le voit, et qui justifient toutes les confiances que l’on a dans sa carrière. Serge Reggiani (Kaliayev) est le grand acteur que l’on sait. Il compose son rôle avec une minutie que l’on devine, et d’où lui viennent cette vérité et cette simplicité qui atteignent ici leur haut degré. Mme Michèle Lahaye est très émouvante et discrète dans le rôle de la grande duchesse. Autour d’eux, Yves Brainville (Annankov), Jean Pommier (Voinev), Moncorbier (Foka, le bourreau de l’assassin), et Paul Œttly, un policier cynique de haute classe. Bonne silhouette de gardien de prison : Louis Perdoux.
Paul Œttly est, aussi, le metteur en scène des Justes, et a mené a bien un travail que je crois difficile. Dans cette pièce où il se passe tant de choses — depuis l’explosion d’une bombe dans une calèche jusqu’à une pendaison — il ne se passe, sur la scène, rien qui puisse offrir de facilités et d’effets à un metteur en scène. La mise en scène de Paul Œttly a cependant rendue sensible la vie intense du dialogue de Camus.
Enfin, les décors et les costumes de M. G. de Rosnay ont les qualités — de rigueur et d’abstraction (au meilleur sens du mot) qui convenaient à l’oeuvre d’Albert Camus.