Article de Jean Texcier paru dans Gavroche, n° 118, 28 novembre 1946, p. 1-2
« LA fin justifie les moyens ». On connait la formule. Elle ne date pas d’aujourd’hui. Posée comme un précepte de morale et de politique utilitaires, elle a été et elle est toujours brandie par tous les conquérants. tous les dictateurs, tous les fanatiques.
La formule a des variantes : « Qui veut la fin veut les moyens » et « Tous les moyens sont bons ». Peu importe la place des mots. L’idée est là, abominable. Et ce qui la condamne à fond c’est que, même dans la bouche de ses utilisateurs, elle ne peut se présenter que comme une excuse.
Naturellement cette fameuse « fin » qui justifie les pires moyens est constamment décrite comme un objectif hautement respectable. Le chef d’État parle de la grandeur de son pays, le chef de guerre de la victoire de ses armées, l’Eglise du triomphe de la Foi, les anarchistes de la victoire de l’Idée, les révolutionnaires du succès de la Révolution.
Albert Camus, dans un récent article de « Combat » intitulé « Le socialisme mystifié« , a fort bien posé le problème des moyens. Cependant, l’ayant au débat heureusement défini, il m’apparaît qu’il se trompe en croyant pouvoir en tirer argument contre le marxisme en général. Car si le matérialisme historique est une explication de la société capitaliste et une vue pertinente de la marche de l’histoire, il ne se présente pas pour les socialistes comme une morale. Il existe en effet une morale socialiste bien antérieure à Marx et qui n’a pas été détruite par le marxisme. Elle continue, sans lien nécessaire avec le Capital, à animer le socialisme dans tous les pays du monde.
Le matérialisme historique, — je ne parle pas du matérialisme dialectique, expression, d’ailleurs monstrueuse, qui doit faire bondir notre tête — n’a fait que fournir une base scientifique et historique à la justice sociale qui n’est qu’un aspect de cette Justice dont a si bien parlé Proudhon, mais sur laquelle, avant lui, étaient fondés tous les systèmes socialistes. Qu’on le veuille ou non, la théorie de la valeur et celle de la plus-value ne prévaudront pas dans le monde contre le sentiment de la justice. Cette notion, tout instinctive, possède par elle-même une vertu révolutionnaire.
Ce sentiment n’est pas près de se dévaloriser. Les théories économiques, les explications historiques ne seraient auprès de lui que de simples satisfactions de l’esprit si, par ailleurs, l’étude même de l’histoire n’avait abouti à formuler, dans le cadre même de la tradition socialiste, les conditions et les fins de la lutte ouvrière.
Il est faux de dire que Jaurès a réussi la réconciliation du marxisme et du socialisme français antérieur à Marx. En réalité entre les deux il n’y avait nulle contradiction, nul divorce, et le marxisme n’a été qu’une nouvelle étape du socialisme, Marx n’apportant qu’une justification économique et scientifique de la pensée exprimée par les socialistes qui l’ont précédé. Son « explication » n’a pas triomphé des positions morales de ce socialisme que, depuis, on a appelé « utopique ». Sa précieuse contribution au socialisme a été de fournir des armes redoutables contre ceux qui prétendaient justement le reléguer dans les contrées de l’utopie.
Jaurès — que ne le relit-on ! — n’a pas eu de mal à établir à la fois cette filiation et cet apport. Avec Marx il n’y avait pas eu rupture. Il y avait eu enrichissement. Et aujourd’hui Léon Blum, face aux prétentions à l’orthodoxie d’un communisme qui, par ailleurs, se comptait dans le plus scandaleux des opportunismes, ne fait que continuer l’oeuvre de Jaurès.
Albert Camus croit pouvoir affirmer : « Si le marxisme est vrai, s’il y a une logique de l’histoire, le réalisme politique est légitime ». Précisons. Au cas où la proposition de Camus serait réellement l’expression de la vérité, il faudrait en conclure que les socialistes se trouvent devant ce choix : ou se soumettre aux exigences de la formule : « La fin justifie les moyens » ou renier le marxisme.
J’en demande pardon à l’auteur du « Mythe de Sisyphe » — voilà bien l’image idéale de l’absurdité de la fin et de la vanité des moyens ! — mais ce n’est pas tout à fait comme cela que se pose le problème. Si Marx, de la connaissance de l’évolution conclut à la révolution, la qualité essentielle de son oeuvre est d’indiquer le sens général de l’évolution capitaliste. Mais ce serait le trahir que d’affirmer qu’il nous présente un mécanisme capable de fonctionner automatiquement en dehors des activités humaines. Ce déterminisme historique et social n’exclut pas la force révolutionnaire de l’homme. Bien au contraire il la suppose. La civilisation, même capitaliste — et celle-ci est, à sa manière, révolutionnaire — est l’aboutissement d’un vaste et patient effort humain, tout comme l’Histoire n’est que l’histoire de l’homme. C’est en ce sens que Georges Izard a eu rudement raison d’intituler son ouvrage sur le marxisme : « L’homme est révolutionnaire ». Je vous le demande : que serait donc l’histoire si l’homme n’était là que pour la regarder passer ? Non, l’homme n’est pas seulement un témoin. Il est l’histoire vivante. Et d’ailleurs, s’il n’était que témoin, pourquoi toutes les politiques se donneraient-elles tant de mal pour l’incorporer dans leurs armées permanentes ?
Le marxisme n’emprisonne dans la logique de l’histoire que les esprits qui acceptent d’être ses otages. Il faudrait d’ailleurs s’entendre une bonne fois sur ce grand mot : Révolution. Il est faux de dire qu’au bout de l’histoire il y a la Révolution. La route de l’histoire est jonchée de révolutions et celle qu’on dit être « au bout » fera place à d’autres. M. Sorel avait imaginé le mythe de la grève générale. Y aurait-il un mythe révolutionnaire ? C’est assez vraisemblable, et sans doute excellent. Une chose vraie est que l’évolution est révolutionnaire, comme peuvent l’être les réformes. Jaurès le rappelait volontiers quand, dans les congrès, certains s’acharnaient à opposer catégoriquement deux méthodes.
Ce qui est également certain c’est que depuis déjà longtemps le socialisme se construit et s’installe dans notre société et qu’il n’est au pouvoir de personne de l’en déloger. Voilà, Camus, la marche et la logique vivante de l’histoire.
Ainsi, naturellement, l’homme est révolutionnaire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de conservateurs. Mais — toujours cette logique de l’histoire ! — le conservateur intelligent, s’il veut dans l’évolution générale, garder sa place, est contraint de se faire, lui aussi, à sa manière, révolutionnaire. C’est même une des explications de ce phénomène — qu il faudra bien étudier sérieusement un jour —, qui s’appelle le fascisme, mélange savant mais « adultère » de révolution et de réaction. Révolutionnaire dans ses méthodes, dans son vocabulaire, dans ses moyens ; contre-révolutionnaire dans ses fins.
C’est dire que le révolutionnaire peut être libre de choisir les moyens et les formes de sa révolution et que le socialisme, dont le but est la transformation radicale de la société capitaliste, peut fort bien ne pas utiliser pour aboutir à cette transformation les méthodes qui lui paraissent de nature à en compromettre et la valeur et la durée. Mais il est bien entendu que, dans cette affaire, tout dépend encore des moyens qui lui seront opposés par les forces de conservation sociale. Cette dernière réserve concernant principalement remploi de la force, car il ne faut jamais se lasser de dire que l’idée de violence n’est pas nécessairement liée à l’idée de révolution.
Je ne vois donc pas dans le socialisme démocratique la contradiction que dénonce Albert Camus. Par contre, je vois parfaitement la contradiction qui existe entre le socialisme et le communisme tel qu’il est venu de Moscou porté par le vent de la steppe et brisant sauvagement l’unité socialiste au congrès de Tours. Contradiction non seulement dans les méthodes et dans le langage, mais aussi dans les mœurs, dans l’idée même qu’il se fait de l’homme, de sa valeur et de sa fonction. Non pas seulement l’idée congréganiste. Quelque chose de plus avilissant. L’homme instrument. Non plus le citoyen, mais l’homme-jugulaire non plus un but, mais un moyen et perdant bientôt, de soi-même, jusqu’au goût de la liberté.
J’entends bien que le but est, nous dit-on, ce qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de communisme, employant un mot que certains d’entre nous, après le coup de force de Tours, se refusaient à dégrader, en s’obstinant à désigner sous le vocable de « bolcheviks » ceux qui, cinglés par le fouet de Zinoviev, abandonnèrent la vieille maison du socialisme pour se ranger au garde à vous sous la bannière d’une nouvelle Internationale très nationaliste jaillie tout armée des terres soviétiques.
Mais ce but et cet idéal seraient-ils proprement admirables et ce néo- communisme, révélé par Moscou, constituerait-il la plus éblouissante des vérités, la question des moyens à employer pour s’y aligner reste-rait encore entière.
De même pour le socialisme.
La cité de demain, que serait-elle en effet si ses artisans faisaient en son déshonneur alliance avec la ruse, avec le mensonge et si, dans la lutte sacrée, ils employaient des armes déloyales ? Les moyens, quand ils sont vils, avilissent infailliblement ceux qui les emploient et la victoire est désastreuse où la loyauté n’a point de part.
Allons-nous vers une révolution trahie, c’est-à-dire vers une révolution qui, pour son triomphe, aura choisi d’abaisser l’homme et le citoyen ?
Voici que dans l’action publique, en politique, en art comme en littérature, tout est faussé par la tactique. Voici que les mots changent de sens, que tout s’enrégimente et se camoufle à la fois, que l’esprit se fait gloire d’être servile. Voici qu’au nom d’un idéal que l’on dit sacré on met le Malin de son côté. Tout cela non seulement au risque de compromettre une noble cause, mais bien de la pourrir à l’avance.
Albert Camus a intitulé son article : « Le socialisme mystifié« . Inexact. Le parti socialiste n’est pas dupe, mais c’est la classe ouvrière tout entière qui risque d’être mystifiée par un invraisemblable cotillon où les mots, les actes et les programmes rusent avec la réalité, où la vérité n’est que de circonstance, où l’opportunisme est le roi suprême, où la morale politique et la morale tout court n’ont plus de place.
Mystifié le socialisme ? Mais non, Camus. Trahi. Et depuis décembre 1920.
Jean TEXCIER