Article d’Yves B. paru dans Le Monde libertaire, n° 678, 22 octobre 1987, p. 10
DÉCÉDÉ récemment, Chester Himes est (avec Richard Wright) le romancier noir américain le plus connu et, à notre humble avis, le meilleur. Mais cette reconnaissance a été tardive. Si Chester Himes est resté longtemps incompris, c’est à cause de la division opérée entre ses romans « classiques » et ses polars (qui l’ont fait connaître en France), considérés comme pas sérieux. Pourtant, après une lecture attentive, on s’aperçoit que son œuvre possède une certaine cohérence. Lui seul a su traduire aussi bien les problèmes de la communauté noire contemporaine.
Le bagne…
On le comprendra si l’on sait que la vie de l’auteur est déjà un roman à elle seule. Himes est né en 1909 dans le Missouri ; malgré les difficultés financières de ses parents, il parvient à étudier à l’université, mais très vite il sombre dans la délinquance. Après un hold-up, il est arrêté et condamné à vingt-cinq ans de bagne (il n’en fera « que » sept).
C’est à cette époque qu’il commence à écrire, envoyant des nouvelles à des magazines. De son propre aveu, son activité d’écrivain taulard lui a évité d’être assassiné. En effet, un climat de violence incroyable règne dans les prisons américaine.
« Les détenus se poignardaient, s’éventraient à qui mieux mieux pour les raisons les plus déraisonnables ; deux d’entre eux périrent par exemple parce que l’un disait que Paris était en France et l’autre que la France était à Paris ». (1)
En 1936, Chester Himes sort de prison, il trouve une Amérique encore touchée par la crise économique et il pratique divers métiers tels que ceux de manœuvre ou de terrassier. Son premier roman, S’il braille, lâche-le, est publié en 1945. D’autres suivent, mais Himes ne ménage rien ni personne : les partis, les syndicats, les Blancs et les Noirs. Car s’il dénonce le racisme, il se refuse à tomber dans le manichéisme. Résultat : il est victime d’un véritable boycott qui le contraint à s’exiler en 1953. Il parcourt l’Europe et finit par s’établir à Paris, où il vit pauvrement malgré les avances des éditeurs. C’est la rencontre avec Marcel Duhamel, directeur de la Série noire, qui va le pousser à écrire des polars. En 1958 paraît le premier et le meilleur : La reine des pommes. Dans ses romans noirs, il place ses souvenirs sur Harlem, mais un Harlem cocasse, foisonnant de vie et d’anecdotes. La série rencontre un certain succès et lui permet de vivre dans une certaine aisance. Il cesse peu à peu d’écrire au début des années quatre-vingt.
On trouve bien entendu chez Chester Himes la dénonciation du racisme, qu’il s’agisse des lynchages (comme dans la nouvelle Le cadeau de Noël) ou les humiliations quotidiennes (S’il braille, lâche-le). Ce racisme atteint des sommets d’absurde. Dans la nouvelle Il ne lui manque que les pieds (2), un Blanc tabasse un Noir infirme qui ne peut se lever pendant l’hymne national :
« Je ne vous comprends pas, vous, les gens de Chicago, je suis de l’Arkansas, je ne pouvais absolument pas supporter de voir ce sale nègre assis pendant qu’on jouait l’hymne nationale – même s’il n’a pas de pieds. »
Il y a aussi les conflits lors de relations sexuelles interraciales. La liaison entre un Noir et une planche débouche vers la haine et le meurtre, en raison des frustrations réciproques. C’est ce que montre l’un de ses meilleurs romans, La fin d’un primitif. La violence qui émane de ce livre choqua d’ailleurs certains intellectuels noirs. Himes reste d’ailleurs sceptique devant les intentions des milieux dits progressistes. Dans La croisade de Lee Gordon, il fustige le cynisme des syndicalistes et du Parti communiste américain, prêts à manipuler les Noirs afin de recruter. Mais Chester Himes est tout aussi critique à l’égard des luttes armées des Noirs pendant les années soixante. Par manque de solidarité et de conscience, ils n’ont fait que régler des comptes personnels ou sombré dans une violence gratuite que symbolise le personnage de L’aveugle au pistolet, qui tire au hasard dans la foule.
Mais la critique de Himes est surtout celle d’un homme déçu. Voilà ce qu’il dit du mouvement des Panthères noirs :
« Au lieu d’organiser un mouvement révolutionnaire bien structuré, puissant, nombreux – c’est-à-dire capable d’une action efficace, les Panthères noires dont on a tant parlé dans la presse se sont mis à jouer « aux gendarmes et aux voleurs ». (…) Si bien que les masses noires, qui éprouvaient peut-être à l’origine quelque espoir prudent de voir le potentiel révolutionnaire des Panthères noires changer quelque chose à leur situation, s’en sont vite détournées à cause de la façon dont les opportunistes des deux races se sont mis à manipuler les Panthères noires. Non seulement ils ont été réprimés par la police, mais ils ont perdu toute crédibilité. » (2)
Chester Himes ne fait donc pas l’éloge de la passivité. D’ailleurs, pendant son séjour en France , il prit position contre la guerre d’Algérie. Et à la fin de La croisade de Lee Gordon, le syndicaliste noir ne renonce pas, au contraire il participe à la lutte aux côtés de ses camarades noirs et blancs.
La communauté noire
Un autre aspect de l’œuvre de Chester Himes est son analyse sociologique de la communauté noire. Ayant été lui-même marginalisé socialement, il a toujours considéré avec suspicion la bourgeoisie noire. Il déclarait lors d’une conférence :
« Le Noir américain, nous devons le garder à l’esprit est un Américain (…), son visage est peut-être celui de l’Afrique mais son cœur bat au rythme de Wall Street ».
Sa critique la plus pertinente se trouve dans La troisième génération, livre où il monter la désunion d’une famille qui tente de s’accommoder de la société des Blancs. On peut lire aussi la dénonciation des milieux « branchés » dans le sarcastique Mamie Mason, même si ce n’est pas le seul sujet du livre. Et puis les deux héros des polars, les flics noirs Fossoyeur Jones et Ed Cercueil ne sont-ils pas les chiens de garde des Blancs, venant à Harlem (où ils n’habitent plus) pour lutter contre leurs « frères » ? Leurs méthodes de travail assez scandaleuses montrent d’ailleurs leur mépris de la population noire. Chester Himes fut sans doute conscient de ce fait puisqu’il songea à les faire tuer dans un roman resté inachevé (publié sous le titre de Plan B).
L’écrivain a aussi essayé de décrire les moyens qu’utilisent les habitants de Harlem pour échapper (artificiellement) à leur condition. Dans un article intitulé Harlem, moyens d’évasion, il cite notamment la musique comme le jazz :
« Pour le meilleur ou pour le pire, le jazz a quitté Harlem. Dans leur amer combat pour l’égalité raciale, beaucoup de jeunes Nègres rejettent le jazz : pour eux, il exprime trop un état inférieur et ils préfèrent la musique populaire qui plaît aux Blancs (…), mais le jazz est toujours l’expression d’un peuple blessé (…). Le jazz parle toujours de Harlem, avec ou sans l’approbation de Harlem ».
Un engagement social et antiraciste
Sans indulgence, il critique aussi la drogue et la religion. Himes a su percevoir le sentiment profondément religieux des Noirs américains, source de passivité. Cette opinion a été ensuite confirmée par des historiens comme l’Américain E. Genovese, qui constate que
« la variété noire de christianisme (…) a arrêté le surgissement d’une conscience politique et d’une volonté de créer une autorité légitime noire ».
Himes ne cesse de montrer dans son œuvre comment cette piété est exploitée pour séduire les gogos. Dans La reine des pommes, un petit truand se déguise en bonne sœur pour quêter et, dans la nouvelle Le paradis des côtes de porc, il montre le foisonnement des sectes ; un ancien taulard créant son Église en se faisant appeler Dieu !
« La majorité des Nègres optent pour la réaffirmation d’une meilleure vie au ciel, plutôt que pour le rêve vague d’un ciel sur la terre. On ne vous demande rien que la foi – ni piquets, ni marches de la liberté, ni émeutes raciales -, rien que la foi. »
La vision de Chester Himes est, on le voit, liée à un certain engagement social et antiraciste mais il se refuse à déformer la réalité et il n’a de cesse de dénoncer la passivité de sa communauté. En tout cas, son œuvre reste le meilleur témoignage contemporain sur les Noirs américains et puis, on ne doit pas oublier le formidable humour qui émane de certains de ses livres (particulièrement les polars). La dérision est souvent liée au tragique, surtout lorsqu’il s’agit d’oppression.
YVES B.
(1) Les citations de l’auteur son extraites d’un numéro spécial de l’excellente revue de polar Hard Boiled Dicks.
(2) Op. cit.
Les nouvelles citées font partie du recueil Noir sur noir, en vente à la librairie du Monde libertaire, 33 F.
Chester Himes : choix bibliographique
L’ensemble de l’œuvre de Himes est disponible en France, le plus souvent dans des collections de poche faciles à se procurer. Les amateurs de polars ont l’embarras du choix ; nous recommandons La reine des pommes et Ne nous énervons pas ! (Carré noir/Gallimard). Attention ! Certains sont plutôt décevants comme Dare-dare, mais la plupart son d’une bonne tenu.
A la limite du pouvoir, on peut citer aussi L’aveugle au pistolet sur le terrorisme (Folio/Gallimard). Parmi les romans classiques, les lecteurs sensibles à l’humour de Chester Himes apprécieront Mamie Mason, roman bouffon et satirique. Les amateurs de romans prolétariens peuvent lire La croisade de Lee Gordon (10/18, comme le précédent), malgré quelques longueurs.
Les problèmes particuliers de la communauté noire son abordés dans La fin d’un primitif (Folio), un de ses chefs-d’œuvre, et dans la Troisième Génération (Folio). Ces deux livres sont une très bonne introduction à son œuvre. Chester Himes a aussi écrit beaucoup de nouvelles rassemblées dans deux recueils dont Noir sur noir (10/18), que nous recommandons particulièrement. Enfin les curieux pourront lire l’autobiographie de Chester Himes : Regrets sans repentir (Gallimard, malheureusement un peu plus cher) qui relate autant de péripéties qu’un roman !
YVES B.