Article paru dans Informations Correspondance Ouvrières, n° 4, janvier 1962, p. 1-4
Les événements
C’est toujours la guerre d’Algérie et la situation politique en France qui préoccupent les travailleurs. Une grève aussi importante soit-elle, comme celle des mineurs de Decazeville passe au second plan. Dans les discussions entre camarades on retrouve les vieux sujets dont nous avons maintes fois parlé ici : indépendance de l’Algérie et contenu réel de la révolution algérienne, menace fasciste, que faire ? (la lettre d’un camarade publiée dans le dernier numéro d’ICO a soulevé critiques des uns, approbation des autres).
Pour certains d’entre nous, le problème n’est pas de discuter mais d’agir. Mais si les circonstances peuvent nous forcer à agir, il ne faut pas pour autant cesser de discuter : il est essentiel plus que jamais, d’essayer d’avoir une conscience claire des évènements passés, d’en saisir le sens général par delà les épisodes. Si l’on s’engage dans l’action sans cette réflexion on risque fort de ne pas savoir ce que l’on fait et de se retrouver loin de ce que l’on pensait faire.
Pour éviter un long exposé, nous avons préféré faire le point de toutes ces discussions. L’ensemble paraîtra peut-être décousu et sans perspectives. Mais comme le soulignait un camarade : « nous ne sommes pas des prophètes, et nous n’avons pas de mots d’ordre à donner ». La discussion, qu’alimente malheureusement chaque jour l’actualité, n’a pour but que d’aider les camarades à prendre, en connaissance de cause, les décisions que les évènements lui imposeront dans leur milieu de travail, et à approfondir leur propre réflexion.
Le drame de chacun de nous, c’est d’être partagé entre d’une part, sa sympathie, son besoin de solidarité, son désir d’action, et d’autre part la réflexion objective qui lui fait pressentir l’aboutissement, aussi bien en Algérie qu’en France : chacun peut ainsi deviner que l’action dans laquelle il s’engage, de gré ou de force, ne conduira pas à une « victoire des travailleurs. »
Mais il fait voir que cette lutte est une lutte défensive. Si l’on voulait résumer une position, on pourrait écrire : agir avec les travailleurs, là où
nous sommes(ce qui n’exclut pas des initiatives si la situation le requiert) garder toute sa réflexion pour discerner par delà les mots d’ordre et les appels de toutes sortes le sens profond de tout ce qui se passe. Ne jamais oublier que les travailleurs se battent d’abord pour eux-mêmes, s’ils paraissent être entraînés par les organisations. Ne jamais se trouver en porte à faux par rapport à eux.
Qu’y a-t-il de nouveau dans les événements ?
EN ALGERIE : c’est l’affrontement direct des communautés européennes et algériennes. Deux clans existent au sein de l’O.A.S, l’un pour une solution purement algérienne (état européen réduit, certaines mesures semblent la préparer), l’autre pour une action politique (ou militaire) en France (divers contacts politiques « équivoques » avec la SFIO semblent aussi la préparer). La signature d’un armistice FLN-De Gaulle cristalliserait la situation et les oppositions à la poursuite de la guerre (FLN, contingent, toutes classes sociales en France). On ne peut dire, par contre, en cas de rupture, sur quoi déboucherait l’action de l’O.A.S.
En FRANCE : on peut parler de bluff de l’O.A.S. et de sa faiblesse. Cependant, un putsch militaire peut réussir, mais comment tiendrait-il le pays avec d’aussi faibles effectifs en face, par exemple, d’une grève générale.
Reste l’action politique ; l’O.A.S. depuis deux semaines concentre ses
attentats sur le P.C. et la CGT. En face d’une riposte ouvrière exploitée par le PC, un regroupement de la SFIO à l’O.A.S., aurait-il une chance ? Peuvent-ils penser renouveler le 13 MAI 58. Là encore les camarades sont divisés.
Quelles est l’attitude des travailleurs ?
Nous l’avons déjà souligné : pas de solidarité avec les algériens (souvent un certain racisme), hostilité marquée envers les européens.
Les évènements d’Algérie semblent extérieurs aux travailleurs, bien
qu’ils soient très au courant de ce qui se passe. Jusqu’à présent, comme le soulignait un camarade espagnol, il n’y a rien dans les entreprises qui ressemble à la montée d’un fascisme. Les attentats peuvent polariser une opposition autour des syndicats.
Certains soulignent l’apathie, l’indifférence, l’embourgeoisement,
des travailleurs, ce qui accroît les dangers d’un fascisme. D’autres au contraire considèrent que les travailleurs n’interviennent pas maintenant, parce qu’ils ont conscience que la lutte au stade actuel ne les concerne pas : une tentative de coup d’état modifierait radicalement cette attitude, car elle amènerait une organisation défensive du prolétariat.
QUE FAIRE ?
S’engager activement dans la lutte, qu’est-ce que cela signifie ?
Participer aux manifestations ? Et puis ? Les comités de lutte n’existent que sur le papier et sont constitués « par en haut ». Pousser à en créer aujourd’hui aboutit à se retrouver prisonnier d’un comité inter-syndical (au mieux).
Un comité de lutte contre qui ? Dans les entreprises, il n’y a pas de
fascistes : on n’en connait pas. Ceux qui plastiquent ou mitraillent restent clandestins. Alors que faire ?
Certains camarades ajoutent : dans une lutte contre l’O.A.S. les travailleurs risquent, en cas de victoire comme de défaite, de se retrouver encadrés plus étroitement par ceux-là même qu’ils auraient rejoints momentanément dans la lutte « contre l’ennemi commun ».
C’est peut-être vrai. Mais il s’agit de nous défendre en tant que travailleurs. Même limitée et encadrée, l’action ouvrière garde son caractère autonome. La place de chacun est là où il est, dans son milieu de travail, à agir avec tous les autres à comprendre, à expliquer. Personne n’a de lauriers à cueillir pour renforcer la domination des dirigeants. Chacun peut avoir à se battre pour se défendre contre une plus grande domination. Et personne ne peut dire où débouche une lutte ouvrière même ambiguë au départ.
Mais il ne faut pas se faire d’illusions :
La presse et les déclarations des partis sont d’une confusion extraordinaire, voulue ou pas : il faut couper les ailes à un grand nombre de canards.
La faiblesse du pouvoir :
« Démission de l’État », « nécessité d’un pouvoir fort », entend-on partout.
Pourquoi et contre qui ?
Le pouvoir social est bien tenu en mains par les classes dominantes, son « autorité » est toujours dure envers les dominés, indulgente envers les « égarés » de bord. Il ne faut pas confondre gouvernement, régime et pouvoir social. Selon les circonstances on changera le premier ou le second. Un gouvernement fort peut frapper « à gauche » après avoir frappé « à droite ». L’histoire abonde en exemples.
La seule force d’opposition est le mouvement syndical : les partis depuis 1958 sont réduits à rien ; la seule forme d’organisation qui leur reste pour « toucher » les masses (le « peuple » comme ils disent) c’est le syndicat.
Chacun se sert et manœuvre avec « son » organisation. Il faut être bien naïf pour croire que les syndicats puissent agir autrement que comme filiale d’un parti.
L’unité d’action, l’union des démocrates, les travailleurs ne peuvent compter que sur leurs propres forces.
Un langage fumeux que l’on retrouve sous toutes les plumes. A titre
d’exemple voici la réalité de l’action de chacun :
Pour le Parti Communiste (Humanité du 17/I/62 L. Feix)
« Nous vivons une période d’intense activité politique. Les luttes contre le fascisme, pour la paix, pour la démocratie, pour le pain, s’intensifient. Dans toutes ces luttes, le Parti Communiste Français, joue un rôle déterminant, ce qui lui vaut une confiance, une autorité accrues. C’est pourquoi son renforcement, particulièrement à l’ordre du jour en ce début d’année, n’est pas une question intérieure, à discuter seulement dans les divers organismes du Parti : elle est une question politique de premier plan, qui ne peut que gagner à être posée publiquement.
« Ces exemples doivent être multipliés. Un recrutement massif, la constitution de nouvelles cellules notamment dans les entreprises, la multiplication des bureaux de cellules sont, dans le moment présent, des conditions du renforcement du Parti… et donc des armes de poids pour écraser l’O.A.S., imposer la paix, instaurer la démocratie rénovée souhaitée par des français de plus en plus nombreux. »
Le patronat maintenant (Entreprise du 10-I-62)
« UN NOUVEAU « REGROUPEMENT DEMOCRATIQUE » VA VOIR LE JOUR. Les diverses tentatives de rapprochement entre les organisations politiques et syndicales auront des résultats limités parce qu’elles empruntent des formes anachroniques et intéressent surtout les états-majors parisiens, sans tenir compte des sentiments profonds des provinces : telle est la conviction d’un certain nombre de personnalités qui ont décidé de préparer patiemment un nouveau « regroupement démocratique ». Leurs trois règles :
-I°) Éviter tout contact même indirect, avec le parti communiste (leur méfiance s’étend par exemple, à la Ligue des Droits de L’Homme parce que son président, M. Daniel Mayer, a condamné les exclusives lancées par son vieil adversaire, M. Guy Mollet au nom de la SFIO).
-2°) Ne prendre en aucun cas une attitude anti-gaulliste, mais souligner au contraire que le prestige du général De Gaulle reste, quoi qu’on pense du régime une arme essentielle dans la lutte contre l’O.A.S.
-3°) Rapprocher des hommes représentatifs (écrivains, savants, artistes, universitaires et non pas seulement syndicalistes ou militants politiques) au lieu « d’additionner des étiquettes et des initiales » qui (pensent-ils) correspondent plus souvent à une force réelle.
Les noms des artisans de cette formule doivent, pour le moment, être tenus secrets. Leur révélation créera des surprises. Le but véritable de l’entreprise est d’utiliser la lutte contre l’O.A.S. pour « préparer sérieusement » la succession du général de Gaulle. »
On voit que dans l’Union Nationale (voir le manifeste de 50 personnalités : Frachon, Mauriac, des généraux, des amiraux, etc…) chacun pense d’abord à soi, et à la succession.
Les répercussions internationales :
Personne n’en parle, et pourtant, comme en avril 1961, elles tiendront
une place importante. Un camarade d’entreprise nous dit :
« Il n’y aura pas de Front Populaire, parce que le P.C. ne peut pas en faire, vu les intérêts de la politique russe ».
Il n’y aura pas non plus de prise du pouvoir par le P.C. : la France est chasse gardée de l’Amérique, depuis les accords de Yalta et de Potsdam. Une action ouvrière révolutionnaire succomberait sous la répression gouvernementale, et l’inaction, sinon le sabotage, du parti communiste. Ces constatations ne permettent pas d’ailleurs de dire ce qui surviendrait en cas de coup de force de l’O.A.S. mais c’est encore le soutien à De Gaulle qui paraît, dans le contexte international, le plus propre à sauvegarder l’équilibre mondial des forces, et à mettre fin à la guerre d’Algérie, ce que les U.S.A., et tout le clan occidental essaie d’atteindre depuis 57, sans être gêné dans ce but par la politique russe.