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Jean-Baptiste Séverac : Sur l’U.R.S.S.

Article de Jean-Baptiste Séverac paru dans Le Populaire, 18 mai 1938, p. 6

Les livres que Georges Friedmann, Yvon et Ciliga viennent de publier sur la Russie ne peuvent être résumés utilement dans le cadre étroit d’une chronique. Je dois me borner à en indiquer la matière, l’esprit et les conclusions.

Celui de Georges Friedmann — De la Sainte Russie à l’U.R.S.S., préface de Francis Jourdain (Gallimard) — vise à montrer l’immense chemin parcouru depuis la chute du tsarisme et l’instauration du régime soviétique. Le premier chapitre donne, en un raccourci saisissant, un tableau de l’ancienne Russie. Comment, en effet, apprécier à leur vraie valeur les conquêtes dont s’enorgueillit l’U.R.S.S., si on ignore comment, avant elles, vivaient les peuples de la Russie tsariste ? De ce point de départ, Georges Friedmann oriente sa recherche dans cinq directions : l’école, la technique industrielle, les niveaux de vie, quelques aspects de la vie intellectuelle et quelques valeurs morales. Très pénétré de la grandeur et de la haute qualité de l’oeuvre entreprise par les Soviets, il est pourtant sensible à certaines de ses insuffisances, de ses lacunes, de ses erreurs et il ne craint pas de les signaler.

Plusieurs lui reprocheront sans doute de ne pas leur avoir donné l’importance qu’elles méritent et de n’en avoir pas tiré les leçons qu’elles comportent. Personne, me semble-t-il, ne songera du moins à contester sa bonne foi et son souci, étant partisan, de ne pas faire oeuvre partisane. J’en serais encore plus assuré s’il n’avait pas, à la fin de son livre, consacré quelques pages aux deux écrits d’André Gide : Retour de l’U.R.S.S. et Retouches à mon retour de l’U.R.S.S., dans lesquelles il prête à un homme dont la bonne foi n’a jamais pu être mise en doute, des intentions pour le moins médiocres.

Laissons cela et voyons plutôt à quelles conclusions a abouti Georges Friedmann. Quelques citations sans commentaires nous les feront connaître.

« Les bolcheviks ont accompli en vingt ans, pour jeter les fondements d’une civilisation industrielle de caractère socialiste, un effort d’organisation qui laisse loin derrière lui le rythme de l’épopée américaine…

« La lutte sur le front de l’enseignement — malgré ses retards, ses erreurs, le gâchis d’énergie au cours de ses trop nombreux tournants — a été admirable. L’U.R.S.S. a réfléchi — plus avant qu’aucun autre pays — sur les problèmes de la culture nouvelle de notre monde, du monde de demain : celle de l’homme qui sera, qui est déjà au delà des vieilles cloisons — cerveau et bras — au delà des malédictions du travail manuel et des stériles humanités trop souvent devenues des instruments de classe, vidées de leur contenu humain, indignes des grandes œuvres classiques qu’elles veulent monopoliser et dont elles ne savent exprimer le suc… Les expériences de l’école soviétique peuvent dès maintenant offrir une précieuse matière à la réflexion des éducateurs, des administrateurs, des hommes d’Etat de tous les pays qui ont compris l’importance de ces problèmes…

« La série des plans quinquennaux, si on regarde l’ensemble, se poursuit avec succès : encore un fait. Pour qui retourne en U.R.S.S., les progrès d’année en année sont évidents, plus ou moins accentués selon les branches…

« L’élévation du niveau de vie — qui en 1936 demeurait plus bas qu’en France, pour les ouvriers moyens ou non qualifiés — se poursuit à travers une politique réaliste de différenciation de salaires, accentuée depuis les environs de 1931… Une répartition dès maintenant plus démocratique des revenus éviterait à l’U. R.S.S. cette atmosphère trouble, non dissipée depuis un an et peu favorable, je le crains, aux gigantesques travaux où le pays est engagé…

« Le régime d’acier qu’est le communisme de paix porte en soi des nécessités ; mais elles ne sont pas aussi évidentes que l’étaient celles du communisme de guerre. Aussi les mesures qu’elles inspirent choquent-elles encore davantage beaucoup de libéraux d’Occident. Les paragraphes démocratiques de la Constitution de 1936 n’ont pas encore été mis à l’épreuve. Et c’est en prévision de leur application que s’exercent encore la sévérité de l’épuration et l’inflexible dictature de la ligne stalinienne du Parti. Aucune opposition politique n’est tolérée… Le choc libre des idées n’est pas davantage possible en science, en philosophie et en art… »

Georges Friedmann a bien vu que les luttes fractionnelles, les rivalités d’équipes, les retentissants procès de ces dernières années et les exécutions qui les ont suivis, ont porté à l’autorité de l’U.R.S.S. « un coup qu’il importe de ne pas dramatiser, mais aussi de ne pas cacher ». Il déplore la partialité des ouvrages historiques.

« On ne sert pas — écrit-il — la lutte nécessaire contre les trotskystes en défigurant le râle de Trotsky devant la guerre civile. On ne sert pas Staline et la construction du socialisme en multipliant les plates, les complaisantes apologies, ou toutes les initiatives heureuses dans tous les domaines, tous les succès lui sont personnellement rapportés…

« Le culte de Staline — politiquement et socialement justifiable — n’a certainement pas eu d’heureux effets sur le développement de la vie intellectuelle et artistique… »

Mais ces erreurs entrent dans les nécessités du communisme de paix. Georges Friedmann espère — il en est même profondément convaincu — qu’elles ne dureront pas. Il croit même discerner déjà quelques signes de redressement nécessaire.

Et voici, d’ailleurs, ce qui, pour lui, demeure l’essentiel :

« Une grande expérience commencée il y a vingt ans a prouvé qu’une économie socialiste est possible. Pour la première fois dans l’histoire des hommes, les ressources d’un immense pays ont été collectivisées : les moyens de subsistance ont été fabriqués sans recourir au stimulant du profit privé patronal que tant de gens déclarent éternellement nécessaire, prédisant les pires catastrophes à qui voudrait s’en libérer. » L’Union soviétique a la « noble ambition » de créer « les conditions matérielles qui permettent à une ère véritablement humaine de surgir enfin. Dans cette voie, elle doit surmonter, elle surmontera des difficultés dont nous ne nous dissimulons pas l’importance… D’ores et déjà, les résultats acquis commandent le respect du plus grand effort, depuis la Révolution française et la débordant de loin, pour que la dignité de tous les hommes ne soit pas un vain mot. »


DANS L’U.R.S.S. telle qu’elle est (Problèmes et documents. Avec une préface d’André Gide, éditions Gallimard), Yvon reprend, précise et développe les observations et les réflexions dont il avait donné un premier état dans Ce qu’est devenue la Révolution russe.

Yvon s’embarrasse peu de discussions et de considérations doctrinales. Parti en Russie en 1923 « avec la ferveur d’un communiste militant », il y est demeuré onze années. Il y a été, tour à tour, ouvrier, contremaître, technicien, directeur d’usine, chargé de cours dans une Université communiste, étudiant d’école technique supérieure. Il y a séjourné dans les régions les plus diverses : Moscou, Crimée, Caucase, Nord, Oural, Sibérie, Extrême-Orient. Il en a rapporté un témoignage du plus haut prix. Ce qui devrait être d’après les lois, les théories ou les discours, l’intéresse peu. C’est ce qui est qui retient son attention et qu’il nous fait connaître simplement.

La matière de son livre est répartie sous six chefs :

1° Le système économique. Le plan. L’industrialisation. La collectivisation ;
2° Le pouvoir. Pouvoir officiel et fictif et pouvoir réel ;
3° L’usine. Organisation et fonctionnement. Méthodes de travail. Syndicats ouvriers ;
4° Les cadres. Le nouveau maître. La formation des cadres. Le sabotage ;
5° Le niveau de vie. Logement. Approvisionnement. Salaires. Conditions de travail ;
6° Le niveau de la liberté. Liberté personnelle. Liberté collective.

Pas plus que pour le livre de Georges Friedmann, je ne peux songer à résumer ici tout cela. Je dois seulement dire que la documentation d’Yvon est solide et riche ; que son objectivité est patente ; que son souci de ne rien dire que la vérité est permanent ; enfin, que si ses conclusions sont plutôt pessimistes, on ne peut l’attribuer ni à sa tournure d’esprit, ni à du parti pris, mais bien plutôt aux faits eux-mêmes et à l’écart qu’il a douloureusement senti entre ce qu’il espérait et ce qu’il a rencontré.

Au surplus, voici l’essentiel de ses conclusions :

« Une simple description des principaux domaines de la vie de l’U. R. S. S. montre combien la réalité est loin du rêve. Quand on relit les intentions radicales et généreuses de Lénine dans ses thèses d’avril 1917, il apparaît même que le résultat est opposé au but primitif…

« La nouvelle société peut paraître horrible à nos générations nourries des idées de liberté, de personnalité, d’émancipation toujours plus poussée de l’individu. Pourtant les gens se feront au nouvel ordre, s’habitueront aux guichets innombrables de l’Etat aussi puissant qu’insaisissable. On s’est habitué aux patrons et auparavant aux seigneurs…

« D’une part, la concurrence a fait place au Plan. D’autre part, le capitaliste, le grand bourgeois ont disparu, et le petit bourgeois disparaît ; mais qui a pris leur place ? Car le Parti communiste, dont on se sert uniquement pour acquérir ou conserver des privilèges au détriment d’autrui, ne tend nullement à supprimer les privilèges eux-mêmes ; il les entoure seulement d’une auréole : celle de la Révolution ».

Ayant passé en revue les diverses classes de la société russe, Yvon résume comme suit ses observations :

« Les ouvriers des champs et des villes sont de nouveau serfs. Ils ont une vie misérable, une nourriture strictement mesurée ; ils ne sont libres ni d’agir, ni de parler, ni d’aller où ils veulent. Ils sont astreints à apprendre, à digérer, à penser une religion nouvelle, un catéchisme unique, auquel rien ne doit pouvoir soustraire leur esprit… Ils sont frustrés de la presque totalité des produits de leur travail et n’ont aucune possibilité de rechercher où ils en seraient moins frustrés, attachés qu’ils sont au domaine ou à l’usine d’un patron unique : l’Etat.

« Le petit employé est un paria…

« Mais l’employé moyen est déjà un privilégié. »

Restent les « spécialistes-responsables », fonctionnaires et bureaucrates de haut rang, hommes de confiance du parti, techniciens, intellectuels en charge, dignitaires, etc… Ils forment les catégories privilégiées :

« Il y a — écrit Yvon — des classes en U. R. S. S. : des classes privilégiées et des classes exploitées, des classes dominantes et des classes dominées. Entre elles, le niveau de vie se délimite nettement. Les classes des wagons de chemins de fer correspondant très exactement aux classes sociales ; de même celles des bateaux, celles des restaurants, celles des spectacles, et même celles des magasins ; de même pour les uns, des palais se dressent dans des lieux agréables, pour les autres des baraques de bois près des han-gars à outils et des machines huileuses. Ce sont continuellement les mêmes qui habitent les palais ; ce sont continuellement les mêmes qui habitent les baraques…

« Il n’y a plus de propriété privée ; il y a une seule propriété, la propriété de l’Etat. Mais l’Etat ne – représente pas plus l’ensemble des citoyens que dans les régimes précédents. De cette propriété d’Etat quelques-uns jouissent. Le grand nombre l’entretient, l’embellit, la respecte, la craint et en est séparé par une police et une machine de répression géantes, plus géantes que celles qui le séparaient naguère de la propriété privée…

« Le tragique n’est pas que la révolution russe n’ait rien donné à ceux d’en bas, qui en attendaient tout ; c’est que, ne leur ayant rien donné, elle ait pu construire un monde nouveau et viable. »


LE récit que A. Ciliga nous fait, dans Au Pays du grand mensonge (Gallimard), de ses désillusions, de ses luttes et des sanctions pénales dont il a été la victime, mérite, certes, d’être connu et retenu. Il nous place, en effet, au cœur même de ces luttes de fractions, de tendances, d’équipes et de personnes qui, depuis la mort de Lénine, désolent les sphères gouvernementales soviétiques. Mais le fait même que Ciliga s’est rangé dans l’opposition trotskyste diminuera certainement pour beaucoup la valeur de son témoignage. Injustement sans doute, puisque Ciliga faisait métier d’historien avant d’aller en Russie, qu’il a poursuivi là-bas l’exercice de son métier et qu’il semble — même quand il était en prison ou en Sibérie — n’avoir jamais perdu ce sens critique et cette objectivité qui sont parmi les qualités maîtresses des hommes de ce métier.

Le tableau qu’il trace de la Russie actuelle est émouvant. On devra certainement en retenir bien des traits, lorsqu’on voudra comprendre les événements dont ce pays est le théâtre.

Qu’il me suffise d’en dire que, pour Ciliga, la grande tare de l’U. R. S. S. est la place odieusement prépondérante qu’y a prise la bureaucratie, une bureaucratie cruelle, tyrannique même, et qui étouffe ou tente d’étouffer dans l’œuf tout ce qui pourrait menacer ses privilèges.

Par là, au moins, les conclusions qui se dégagent du livre de Ciliga rejoignent certains des regrets manifestés par Georges Friedmann et les critiques maîtresses d’Yvon.


IL serait aisé de les tirer aussi de l’excellente brochure qu’un autre historien, notre camarade H. Michel, vient de publier sous le titre d’Impressions d’U. R. S. S. (Toulon, Imprimerie du Sud-Est, 2 francs), après un voyage au pays des Soviets. Nourriture, vêtement, logement, exploitations rurales, usines, œuvres sociales ont retenu son attention. Les quelques pages qu’il consacre à la dictature et à l’esprit de la nouvelle Russie sont pleines de suc, parce que clairvoyantes, prudentes et mesurées.

« Les classes subsistent — écrit H. Michel à la fin de sa brochure. Ces inégalités sont indiscutables et indiscutées. Récompensent-elles le travail et l’intelligence, conduisant ainsi à une véritable aristocratie au sens beau du terme, gouvernement par les meilleurs ? Ou récompensent-elles le dévouement à Staline ? Tout le drame de l’U. R. S. S. est dans ce dilemme, et un court séjour en U. R. S. S. ne nous donne pas des lumières spéciales pour apporter une solution. Dans le second cas, le dévouement révolutionnaire serait remplacé par une course aux situations fructueuses, les procès deviendraient des règlements de comptes entre rivaux ambitieux. Et dans cette sorte de Directoire russe les conquêtes socialistes seraient bien compromises.

« Aussi on peut se demander si un pareil danger n’aurait pas pu être évité ; peut-être aurait-il suffi de ne pas confondre étatisme et socialisme, dictature d’un parti et dictature du prolétariat, obéissance passive et discipliné. Peut-être aurait-il fallu laisser le maximum de possibilités aux initiatives individuelles, et pour cela garder toutes les libertés dans une vraie démocratie. »

Mais on ne refait pas l’histoire. H. Michel le sait bien. Seulement il sait aussi que, si l’histoire ne peut pas être refaite, elle peut du moins servir, par ses leçons, à ceux qui ont pour tâche de préparer l’avenir, c’est-à-dire d’agir lorsque l’histoire n’est pas faite encore.

J.-B. SEVERAC.

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