Article de Pierre Hervé paru dans La Nation socialiste, n° 51, janvier 1962, p. 1 et 5
EXPOSANT lors de son procès les raisons de l’échec de la rébellion militaire d’avril 1961, Challe déclarait : « Nous n’avons pas voulu faire la guerre même aux tièdes et nous avons voulu éviter toute effusion de sang ». Il faut bien constater que depuis ce temps les chefs de l’O.A.S. ont adopté une autre tactique. Les menaces, les chantages, les attentats se sont multipliés et des officiers français, qui pourtant se réclament du sentiment national et de l’honneur de l’Armée, n’ont pas hésité à faire assassiner d’autres Français par des déserteurs de la Légion étrangère.
« Nous ne pensions pas, disait encore Challe, qu’il y aurait autant de mollesse et d’indécision. » (…)
L’extrémisme
Devant l’échec, la tentation qui guette les éléments les plus résolus de la subversion est toujours celle de l’extrémisme, alors que le plus souvent la politique la plus efficace consisterait au moins momentanément dans le repli, le regroupement des forces, l’adoption de mots d’ordre plus acceptables pour un vaste secteur de l’opinion.
C’est pourquoi il semble que la réaction extrémiste de l’O.A.S., qui se signale par des attentats et des exécutions, annonce plutôt sa perte que son succès. On ne peut pas gagner en Algérie seulement : il faut aussi gagner en France. Or, l’opinion française éprouve une répugnance et une horreur croissantes, non seulement pour les moyens délibérément employés par les chefs de l’O.A.S., mais encore pour les sinistres événements qui ensanglantent Oran et d’autres villes d’Algérie. C’est ce qui met en mauvaise position les politiciens comme Georges Bidault et Jacques Soustelle, dont les déclarations dissimulent mal « la mollette et l’indécision » qui les envahissent eux aussi devant les développements de leur politique de « l’Algérie française ».
Mais, dira-t-on, ces gens ne peuvent faire autrement : ils ne peuvent attendre, puisque les négociations avec le F.L.N. risquent d’aboutir cette fois-ci à un accord. Il apparaît en effet que les chefs de l’O.A.S. sont conduits à l’extrémisme par la situation dans laquelle ils se trouvent, mais cela n’augmente pas leurs chances de succès.
Une impasse
Supposons en effet que leur politique d’intimidation et de violence réussisse à retarder les négociations et la conclusion d’une paix en Algérie jusqu’au jour où le principal obstacle à leurs yeux, à savoir le général de Gaulle, aurait disparu : spéculant sur les divisions des milieux politiques, ils peuvent en effet espérer n’avoir en face d’eux qu’un gouvernement trop faible pour résister à leurs entreprises.
Mais ils oublient que, dans ces nouvelles conditions, deux pays indépendants voisins, qui sont représentés à l’O.N.U., se sentiraient à juste titre directement menacés par un coup d’État en Algérie et, qu’empêché d’agir lui-même outre-Méditerranée, un gouvernement faible devrait se résigner à une intervention des « Casques bleus » sollicitée éventuellement par le Maroc et la Tunisie.
Qu’ont donc les chefs de l’O.A.S. à opposer à la politique de décolonisation ou, si on veut, de dégagement que le général de Gaulle a décidé d’appliquer selon un rythme et des modalités qu’il est apparemment le seul à connaître ? Rien que des rodomontades.
Dans l’hypothèse peu vraisemblable où ils réussiraient à prendre le pouvoir en France, ils ne feraient que précipiter le repli sur l’hexagone en provoquant la rupture des liens particuliers qui unissent encore la France aux Républiques d’Afrique noire.
Et les répercussions des événements sur le plan international auraient en fin de compte pour résultat de faire sortir la France de l’alliance atlantique, ce qui donnerait beaucoup de satisfaction au camarade Khrouchtchev.
Ainsi les chefs de l’O.A.S. ne peuvent même pas prétendre que la conquête du pouvoir leur permettrait de faire une « Algérie française » : non seulement le soutien qu’ils obtiennent des intérêts colonialistes et des passions racistes interdit de les considérer comme des partisans d’une extension loyale des lois françaises à l’Algérie, mais encore on voit mal comment ils pourraient imposer une solution quelconque en Algérie contre la volonté des musulmans algériens, de l’opinion française, des nouveaux États indépendants et des principales puissances mondiales.
La recrudescence de l’activisme d’extrême-droite
La cause de « l’Algérie française » a perdu et perd encore du terrain, car les violences des Européens d’Algérie et les assassinats de l’O.A.S. la déconsidèrent aux yeux de l’opinion française et internationale. Par la même occasion, les factions d’extrême-droite se renforcent et accentuent leur activisme : non seulement elles font des initiales O.A.S. leur signe de ralliement commun, mais encore elles s’engagent de plus en plus sur la voie du terrorisme.
Représentent-elles aujourd’hui une véritable menace pour le pouvoir ? Certains militants et journalistes de la gauche, qui aiment les reconstitutions historiques, se plaisent à établir des comparaisons entre la situation française actuelle et la situation allemande à la veille de la prise du pouvoir par Hitler : où voient-ils les rassemblements-monstres de masses fanatisées ? où voient-ils les formations paramilitaires du fascisme semi-légal ? où voient-ils les heurts entre les troupes fascistes et les adhérents des syndicats et partis de gauche ? où voient-ils les signes annonciateurs d’une puissante vague qui, demain, lors d’élections, donnerait la majorité aux représentants officiels ou officieux de l’O.A.S. ?
Loin de manifester une menace réelle pour l’actuel régime ; l’activisme accru de l’extrême-droite trahit son isolement et son manque de perspectives. Mais cela ne signifie évidemment pas qu’elle n’est pas en mesure de faire beaucoup de mal, notamment en rendant plus difficile la conclusion et la mise en application d’un accord de paix en Algérie.
A qui profite la panique ?
Du côté de la petite gauche, il y a des semeurs de panique, qui nous pressent de vite nous jeter dans les bras des dirigeants du parti communiste afin de barrer la route au fascisme. Mais ils ne nous expliquent pas en quoi cette unité d’action rendrait plus forte, plus efficace et plus cohérente l’action de la gauche contre l’O.A.S.
D’abord, il semble bien que la panique réponde aux vœux des dirigeants de l’O.A.S. Autrement, pourquoi multiplieraient-ils les attentats spectaculaires et les actes d’intimidation ? Ensuite, ils souhaiteraient manifestement qu’une menace de l’extrême-gauche leur permette d’affoler les réactionnaires et les bien-pensants afin de les entraîner à leurs côtés : à défaut d’une menace réelle, ils se satisferaient bien volontiers d’une fausse menace comme celle qui résulterait d’une apparence de « Front Populaire ». En un sens, les chefs de l’O.A.S. sont gênés politiquement par le fait qu’ils ont en face d’eux un gouvernement de droite.
Il est connu depuis longtemps qu’en politique les extrêmes se renforcent mutuellement : en la présente occurrence, on peut se demander si les semeurs de panique ne se soucient pas davantage d’apporter un appui au Parti communiste que de lutter efficacement contre l’O.A.S.
L’État fort à sens unique ?
Il n’en demeure pas moins que l’attitude du pouvoir à l’égard de l’O.A.S. est marquée par une passivité, qui ne saurait s’expliquer seulement par le calcul politique. Peut-être y a-t-il calcul en effet : songe-t-on que le terrorisme de l’O.A.S. déconsidère de plus en plus la cause de « l’Algérie française » et fait basculer les mous et les indécis de droite du côté du pouvoir ? Songe-t-on qu’il faut encore laisser mûrir l’abcès avant d’y porter le fer ?
Considérant que la paix en Algérie est actuellement le premier objectif à atteindre, je voudrais bien qu’il en soit ainsi, mais je suis loin d’en être assuré. Dans les hautes sphères de l’État et du gouvernement, on invoque bien haut les considérations légalistes quand il s’agit de justifier la répression brutale d’une manifestation légitime et assez peu redoutable comme celle du 19 décembre, mais on les invoque beaucoup moins quand il s’agit d’expliquer le manque d’énergie dont on fait preuve pour protéger la vie et les biens des citoyens contre la violence d’une faction illégale.
L’État fort, tel qu’il a été institué, est-il l’État fort à sens unique ? Faut-il croire qu’il ne fait appel au soutien populaire que dans les occasions extrêmes et qu’une fois ces occasions passées il revient à sa nature véritable ? Les réponses à ces questions seront données plus clairement dans les mois qui viennent : les événements se chargeront de les donner.
Pierre HERVE