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L’Algérie qui naît

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 39, avril 1962, p. 3-4

En France, dans la presse, dans les conversations, l’Algérie c’est le problème de l’OAS, c’est la condamnation de Jouhaud, c’est le tableau de chasse de Godot, c’est les péripéties du commando Gardes, c’est le plan de guerre de Salan. On dirait qu’il n’y a plus d’Algériens en Algérie, en tout cas pas plus qu’il y a huit ans. Alors que le seul problème algérien a toujours été, reste et sera plus que jamais celui-ci : que veulent faire de leur pays les paysans, les ouvriers, les jeunes qui ont participé à la résistance et à la guerre de libération, quelle révolution veulent-ils ? sur quoi débouchent ces sept ans et demi de lutte ?

L’impassibilité actuelle des masses algériennes, malgré les provocations de l’OAS, ne doit pas nous tromper : elle est le contraire du découragement. On a peine à croire que les sacrifices extraordinaires consentis par toute la population (1) aient trouvé dans les accords d’Evian leur apaisement. En fait, le compromis passé entre le FLN et De Gaulle porte exclusivement sur les conditions dans lesquelles la France va se dégager progressivement de l’Algérie ; mais il ne contient aucune préfiguration de ce que sera la société algérienne indépendante.

C’est cette question qui occupe l’avenir immédiat des Algériens. Ils ne peuvent pas ne pas se la poser, elle va du reste leur être posée explicitement d’abord lors du référendum d’autodétermination, ensuite au moment des élections à la Constituante algérienne, dont la tâche sera justement de donner forme à la société dans son ensemble.

On peut s’attendre à ce que des divergences apparaissent à ce sujet. Elles existent déjà, mais elles sont restées voilées au cours de la lutte de libération, et elles ne s’exprimeront pas complètement tant que l’indépendance n’aura pas été formellement proclamée. Il serait donc prématuré de vouloir les définir, de mettre des noms dessus. En revanche, ce qui ne fait pas de doute, ce sont les trois faits suivants, qui seront déterminants dans le proche avenir :

– 80 % des Algériens sont des. paysans ;

– 50 % des Algériens moins de 20 ans ;

– un demi-million d’ex-paysans est cassé en France (en moyenne pendant deux ans) dans les ateliers, les mines, les chantiers, et y a donc fait l’expérience de l’exploitation industrielle « moderne » et de la lutte de classes ; il grossit le nombre, relativement faible, des ouvriers qui travaillent en Algérie même (300.000 environ).

La moitié de la paysannerie est pratiquement sans terre ; le reste possède des lopins minuscules ou reçoit des salaires agricoles de famine. La masse des chômeurs est impressionnante, surtout après la guerre. Ce sont ces paysans surexploités qui ont fourni à la révolution sa base, ses troupes inépuisables dans les maquis, ses abris dans les villages et les bidonvilles. Pour eux, indépendance veut dire révolution agraire. Il est probable que dans leur majorité, ils ne pensent pas à un partage des terres et à une redistribution des parcelles : la petite propriété ne peut pas nourrir la masse paysanne, qui le sait bien. Le contenu de la révolution agraire, c’est donc, après l’expropriation des grands propriétaires, au moins l’organisation de coopératives, au plus une collectivisation du sol. C’est autour de ces solutions que des divergences se feront jour. Le succès de telle ou telle orientation ne sera pas indépendant de la solution donnée au problème, plus vaste et en un sens plus décisif, de l’industrialisation.

L’impérialisme français a laissé le pays sous-équipé (en dépit des photos d’hôpitaux et d’écoles qu’on nous montre à chaque occasion) ; pour lui l’Algérie était surtout, un pays d’où il tirait des matières premières minières et agricoles. L’équipement qui existe correspond à une exploitation du sol et du sous-sol menée suivant les besoins de l’industrie et du commerce français, nullement suivant les possibilités du pays ni les besoins de sa population.

L’industrialisation doit être réalisée rapidement pour mettre un terme au chômage, pour éviter la famine, les soulèvements de paysans et d’ouvriers sans travail. On sait déjà que c’est dans ce sens que s’oriente l’U.G.T.A., le syndicat des ouvriers algériens.

Mais comment sera financé cet équipement industriel ? Avec des capitaux venus de France ou de n’importe quel pays occidental ? Ou bien des pays de l’Est (comme la reconnaissance officielle du GPRA par Moscou, après Evian, le suggère ? Ou enfin, un achetant au dehors du matériel industriel avec la contrepartie monétaire d’exportations agricoles et minières, ce qui signifie des conditions de vie et de travail extrêmement dures pour les paysans pendant de longues années ? On voit comment la question agraire se combine avec l’industrialisation.

Le front commun des ouvriers et des paysans, doté d’un programme d’ensemble pour l’Algérie, constitue la seule force capable de donner au problème de la construction de la société algérienne une solution juste, c’est-à-dire conforme à ce que veut la majorité des travailleurs de l’usine et de la terre. Le fait qu’il y a une espèce de mélangé continuel du paysan et de l’ouvrier (dû à l’émigration provisoire en France), le fait aussi que la jeunesse pèse d’un poids considérable dans une population où une personne sur deux a moins de vingt ans, et qu’elle pèse dans le sens des solutions les plus radicales, le fait encore que les classes moyennes : petite bourgeoisie libérale, commerçants, artisans, naturellement portées à freiner toute transformation sociale importante, sont faibles en Algérie, tous ces faits montrent qu’il y a dans le pays les conditions sociales et historiques pour un front ouvrier-paysan.

Cela ne veut pas dire qu’il se fera sûrement. Et surtout, cela ne veut pas dire que même s’il se faisait, il parviendrait à élaborer un programme révolutionnaire faisant des Conseils de travailleurs, dans les mines, les campagnes et les usines, les organismes souverains de gestion de la société. Non seulement le poids écrasant d’une paysannerie dont l’expérience sociale est étroite, mais aussi l’influence directe ou indirecte des idéologies et des formes d’organisation des syndicats et des partis européens (français d’abord), et encore la rigidité de l’appareil FLN, sa bureaucratisation (favorisée par une longue lutte clandestine), tout cela entrave et entravera le développement d’une tendance et d’un programme gestionnaires.

Mais la longue lutte de sept ans et demi n’aura pas été vaine : il y a maintenant des hommes qui ont à décider de leur vie là où il n’y avait que des « ratons ».


(I) Il y a eu près d’un million de morts algériens, soit l’équivalent de 5 millions de morts à l’échelle de la population française.

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