Article de J. Regnaud paru dans Quatrième Internationale, 20ème année, n° 15, avril 1962 (2ème trimestre), p. 42-45
LA REVOLUTION ALGERIENNE, ALLIEE N° 1 DE LA CLASSE OUVRIERE FRANCAISE
La signature des accords d’Evian, qui ouvre une phase nouvelle de la Révolution algérienne, ouvre aussi une nouvelle page de l’histoire de la lutte des classes en France. De tous les pays d’Europe occidentale, la France est celui qui, dans les dernières années en particulier, a ressenti le plus fortement les répercussions de la grande lutte engagée dans le monde entre les forces de l’impérialisme et celles de la révolution coloniale, le pays dans lequel ces répercussions ont influencé le plus directement l’évolution politique intérieure, celle de la lutte des classes.
Depuis le 1er novembre 1954 où commença la guerre de libération du peuple algérien, toutes les grandes étapes de l’évolution politique en France ont été étroitement influencées, et parfois même strictement déterminées, par l’affrontement de la révolution algérienne et de l’impérialisme français. Douze années de déceptions et de défaites pesaient, en 1956, sur le prolétariat français. Ses deux plus récentes tentatives de lutte d’envergure, en 1953 et 1955, s’étaient, comme les précédentes, soldées par des échecs. Pourtant, sous l’aiguillon direct de la guerre d’Algérie, on vit réapparaître en 1956 les prémisses d’un grand mouvement de masse : sur la base du désir de paix alors massivement exprimé, un tel mouvement pouvait servir de tremplin à un redémarrage de luttes qui auraient à nouveau menacé le régime capitaliste en France et posé les prémisses d’une transformation socialiste de la société dans ce pays. Les neuf millions de voix recueillies par le Parti Communiste et le Parti Socialiste aux élections de janvier 1956, les mouvements de résistance et de rébellion dans l’armée, en particulier parmi les rappelés, en étaient les symptômes les plus nets.
Cette grande promesse fut brisée net par les grandes organisations ouvrières elles-mêmes : la prise en mains par Guy Mollet et la S.F.I.O. de la lutte armée de l’impérialisme français contre la Révolution algérienne, l’appui apporté à cette politique contre-révolutionnaire par le P.C.F. dans son vote en faveur des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956, stoppèrent radicalement le mouvement de masse qui s’amorçait. Sur la base de la lassitude et du scepticisme accru qui s’emparèrent alors des masses travailleuses, la bourgeoisie eut les mains libres pour préparer, en s’appuyant sur les couches les plus réactionnaires et sur les cadres de l’armée, l’instauration du régime bonapartiste de de Gaulle, scellant ainsi par une défaite grave pour le prolétariat la période qui s’était ouverte avec le grand mouvement révolutionnaire de masse de 1944-45.
Après cette défaite de la classe ouvrière, il fallut attendre deux ans, jusqu’en 1960, pour voir s’affirmer à nouveau une opposition (exprimée tout d’abord par des couches de jeunes et d’intellectuels) débordant le cadre des groupes d’avant-garde qui, comme le P.C.I. (section française de la IVe Internationale), avaient, de façon ininterrompue et depuis le tout début de la lutte armée du peuple algérien (1) manifesté une solidarité agissante envers cette lutte.
Pendant toute cette période d’apathie des masses – en France, l’obstacle principal, quasi unique, à la consolidation d’un « Etat fort » gaulliste, fut le combat héroïque du peuple algérien, dans les maquis et les villes d’Algérie et en France même. L’énorme tribut de sang et de souffrances payé par le peuple algérien pour sa libération n’a pas seulement imposé l’indépendance de l’Algérie ; il a aussi posé les prémisses d’un renouveau du mouvement ouvrier en France même. En imposant à l’impérialisme français un considérable effort de guerre et, finalement, en l’acculant à la recherche d’un compromis qui équivaut à une défaite, il a suscité au sein de la bourgeoisie française de profondes divisions. Cette lutte au sein de la bourgeoisie (parfois sourde, parfois ouverte et violente comme ce fut le cas lors des tentatives de putsch en Algérie et comme c’est le cas maintenant en France même où l’O.A.S. défie le pouvoir d’Etat gaulliste), a profondément affaibli celui-ci. Elle a, en particulier, porté un coup très dur au prestige que de Gaulle avait réussi à acquérir dans de larges couches populaires : plus de Gaulle, malgré ses rodomontades, composait avec son aile ultra et louvoyait pour ne pas heurter de front la base principale de son régime, l’armée, plus se prolongeait la guerre d’Algérie et plus les illusions pro-gaullistes qui empoisonnaient de larges couches du prolétariat en France s’estompaient.
C’est sur cette base que la courageuse action d’une avant-garde, d’abord limitée et à contre-courant de la politique des grandes organisations de la classe ouvrière, parvint à recueillir de plus en plus d’échos dans des couches populaires plus vastes. De la déclaration des 121 et du procès du réseau Jeanson à la manifestation d’octobre 1960 à la Mutualité, puis à celles de décembre 1961 et enfin des 8 et 13 février 1962, le réveil politique du prolétariat en France a marqué une progression constante. Ainsi, le combat des « damnés de la terre » algériens est venu ranimer ce prolétariat de France, qui, au cœur de ses luttes passées, avait le premier entonné l’Internationale et l’avait transmise comme un flambeau à ses frères du monde entier.
Contre tous ceux qui ont intérêt à estomper cet aspect capital de la lutte qui s’est déroulée dans les dernières années et qui maintenant, loin de se terminer, entre en France même dans une phase plus aiguë, c’est le devoir des militants révolutionnaires d’avant-garde de le souligner maintenant et d’en tirer les leçons pour la période qui s’ouvre.
APRES LE CESSEZ-LE-FEU, INTENSIFICATION DE LA LUTTE DE CLASSE
Les mois qui viennent et qui marqueront la transition entre hi guerre coloniale en Algérie et le référendum qui consacrera l’Algérie indépendante, vont être un moment capital pour la lutte contre les tenants du fascisme et du colonialisme en France et en Algérie. La racaille fasciste qui assassine et torture en toute liberté en Algérie, n’est pas seulement la pire ennemie du peuple algérien ; elle est aussi celle des travailleurs de France, contre qui elle tour-ne maintenant sa fureur. Les centaines de milliers de travailleurs algériens en France, dont des dizaines ont été assassinés le 17 octobre par la même police qui a frappé le 8 février les antifascistes français, sont les alliés naturels des travailleurs de France contre le fascisme.
Pour que cette alliance révolutionnaire nécessaire s’accomplisse et triomphe, il faut faire table rase des obstacles qui, au sein des organisations de la classe ouvrière française elle-même, ont freiné jusqu’ici sa réalisation, de même qu’ils freinaient la prise de conscience de la nécessité d’une lutte autonome des travailleurs en France contre la guerre d’Algérie et contre le fascisme et le gaullisme. Ceux qui, comme Guy Mollet, remerciaient de Gaulle en 1958 d’avoir épargné à la France les « horreurs de la guerre civile », ceux qui, comme Thorez, prônent les bienfaits de leur utopie des « voies pacifiques au socialisme », ne pouvaient nullement armer les travailleurs de France « du désir de s’armer » pour faire front ensemble et en commun avec leurs frères algériens, contre la menace fasciste qui, aujourd’hui, se montre dans toute sa réalité et son horreur. C’est encore aux trotskystes « inefficaces », aux « professeurs » et aux « philosophes » (à juste titre honnis des fascistes pour qui l’intelligence humaine est le pire ennemi) qu’est revenu l’honneur de proclamer bien haut, comme le fit Jean-Paul Sartre au Procès Jeanson et comme le firent nos camarades Pablo et Santen devant leurs juges, que l’action unie de la gauche et des travailleurs de France et du F.L.N. contre le fascisme et le gaullisme étaient la condition pour vaincre le fascisme et le colonialisme en France et en Algérie.
Après le 17 octobre et le 8 février, face à l’épreuve de force qui s’ouvre en France et en Algérie pour faire passer dans les faits l’arrêt de la guerre colonialiste et la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie, ces positions ne doivent plus rester celles d’étroites avant-gardes ; elles doivent activement être défendues par les militants ouvriers les plus conscients pour les réaliser dans les actions de masse antifascistes et les imposer aux grandes organisations de la classe ouvrière en France.
Ce n’est pas le régime gaulliste, gangrené jusque dans ses plus hauts rouages par le chancre fasciste, qui peut mener la lutte contre le fascisme et son Armée secrète de criminels. Alors que celle-ci multiplie impunément ses crimes en Algérie et en France, c’est contre l’action de masse anti-fasciste que le « pouvoir » fait tirer sa police, ce sont les Algériens assassinés par dizaines par l’O.A.S. qu’il a fait encercler par son armée. Certes, aujourd’hui, l’O.A.S., qui s’oppose à la paix en Algérie voulue depuis de longs mois par une aile décisive du grand capital français, ne dispose pas d’un large appui de la part de ce dernier. Mais, dans l’avenir, lorsqu’elle sera libérée de l’hypothèque de la guerre d’Algérie, la bourgeoisie française pourra se montrer fort disposée à se servir de ces bandes fascistes aguerries à toutes les techniques de la répression et du crime, pour juguler la remontée du mouvement ouvrier. En France même, le retour d’une masse de pieds-noirs, les rancœurs des cadres de l’armée, aigris par leurs défaites successives du Vietnam et d’Algérie, pourraient aussi se conjuguer avec le mécontentement de certaines couches paysannes et petites bourgeoises dont l’énergie de lutte n’est pas encore canalisée par un courant politique, pour fournir au fascisme la base de masse qui lui manque encore.
C’est ce grand danger fasciste qu’il faut conjurer en écrasant dès maintenant « l’Armée » de Salan et en jetant bas « l’Etat fort » de de Gaulle dans tous les pores duquel elle étend ses ramifications. Cette double action nécessaire contre la vermine fasciste et l’arbre pourri du gaullisme qu’elle infeste tout entier, va pouvoir bénéficier, dans les mois qui vont séparer le cessez-le-feu du référendum en Algérie, de circonstances exceptionnellement favorables, à condition que les travailleurs et leurs organisations sachent les utiliser.
LES JEUNES AUX AVANT-POSTES
La première de ces circonstances, c’est, encore une fois, la Révolution algérienne victorieuse elle-même, qui ne tolérera pas que ses fils continuent d’être impunément assassinés et traqués par la racaille de l’O.A.S. Il est bien certain que le peuple qui a su résister et finalement vaincre l’action d’une armée de plusieurs centaines de milliers d’hommes, peut venir à bout plus facilement des groupes d’assassins, surtout à partir du moment où l’entrée en vigueur effective du cessez-le-feu ne va pas manquer de semer trouble et division dans la masse des Européens d’Algérie qui leur sert de masse de manœuvre.
Mais il est un secteur décisif pour une suppression rapide de O.A.S. en Algérie et en France même, et sur lequel la pression du mouvement ouvrier en France peut être ressentie, surtout dans la nouvelle période ouverte par le cessez-le-feu : les soldats du contingent. Jusqu’à présent, cette masse de jeunes, criminellement abandonnée depuis des années par les directions ouvrières à la domination de leurs officiers réactionnaires ou fascistes, est restée inerte devant les crimes de l’O.A.S. Avec l’ordre de cessez-le-feu et de lutte contre l’O.A.S. qui s’y oppose, les divisions éventuelles des cadres de l’armée dans cette situation, une possibilité s’offre pour appeler les jeunes du contingent à une lutte contre les fascistes, ceux de l’O.A.S. et ceux du cadre de l’armée. Les jeunes du contingent ont déjà fait une première expérience lors du putsch d’avril 1961 où eurent lieu de nombreux refus d’obéissance à des officiers fascistes. C’est au mouvement ouvrier en France de faciliter le retour d’une telle action des jeunes du contingent et de les aider à en faire, non seulement une action de lutte antifasciste, mais de solidarité avec le peuple algérien. Sur la base du désir général de paix, la situation est plus favorable que jamais pour s’adresser aux jeunes soldats et les aider à s’orienter dans ce sens. Les dirigeants des organisations ouvrières françaises qui critiquaient si amèrement la courageuse action des jeunes insoumis et leur reprochaient de ne pas faire leur travail dans l’armée (2), ont maintenant une belle occasion de faire passer leurs leçons dans les actes. Orienter maintenant les jeunes du contingent pour la lutte contre tous ceux qui, hors de l’armée et dans l’année, agiront pour saboter lu paix en Algérie, c’est réaliser dans l’immédiat la lutte la plus efficace contre le fascisme de l’O.A.S. et favoriser dans les faits une fraternisation pleine d’avenir entre le peuple
algérien et les travailleurs de France ; c’est aussi faire lever parmi les jeunes soldats des centaines de cadres aguerris pour la lutte antifasciste qui commence en France. C’est préparer la rentrée dans les rangs du prolétariat de toute une génération nouvelle de combattants conscients et décidés.
Pour impulser cette partie décisive de la lutte, les jeunes qui sont dès maintenant l’aile marchante de la lutte antifasciste en France. les jeunes étudiants en particulier, ont un rôle de premier plan à jouer. Déjà par leur organisation du Front Universitaire Antifasciste et par les actions courageuses qu’il dirige contre les fascistes au Quartier Latin et ailleurs, ils sont un exemple pour le mouvement ouvrier tout entier. L’action solidaire envers les jeunes du contingent et l’encouragement à leur action antifasciste pourra aussi grandement aider à réorienter le mouvement ouvrier sur ce point capital.
FRONT UNIQUE ET ARMEMENT DES TRAVAILLEURS
Le réveil politique des masses populaires en France, exprimé par le caractère massif des manifestations du 13 février, en particulier à Paris, et qui ne peut que s’accroitre face aux crime répétés des fascistes, offre une base des plus favorables à l’organisation de masse de la lutte antifasciste et contre l’Etat fort de de Gaulle. De ce point de vue, un changement très important a eu lieu par rapport au climat d’apathie qui régnait au moment de la prise du pouvoir de de Gaulle.
Il est maintenant possible, pour réprimer les crimes fascistes et mettre leurs auteurs hors d’état de nuire, de constituer partout des comités de front unique antifascistes qui sont seuls capables d’exercer contre l’O.A.S. une répression efficace que la po-lice gaulliste, en partie gangrenée par elle, ne saurait en aucune manière exercer. Pour que ces comités se forment et agissent comme un raz de marée dans tout le pays, l’action redoublée des éléments les plus conscients et les moins bureaucratiques dans la situation actuelle est nécessaire : les jeunes du F.U.A., les intellectuels de la Ligue antifasciste de Sartre et Schwartz, doivent être appuyés par tous les éléments conscients du mouvement ouvrier en France afin que, dans les faits, la lutte contre les fascistes et tous leurs complices dans l’Etat gaulliste devienne une lutte effective, menée par des groupes et des réseaux de front unique de plus en plus vastes, possédant les moyens de mettre les criminels hors d’état de nuire, et tout d’abord les armes. Ces armes, le gouvernement les a gardées et les gardera soigneusement pour sa police et ses propres forces de répression, afin de les utiliser, comme il l’a déjà fait le 8 février, contre les manifestations ouvrières qui menacent, même indirectement son pouvoir.
Armer les comités antifascistes, les militants qui servent de plus en plus de cible aux fascistes, c’est le devoir des organisations ouvrières, car le cours pris par l’évolution de la situation en France ne s’arrêtera pas avec la fin de la guerre d’Algérie et c’est les armes à la main que les travailleurs de ce pays devront liquider le fascisme et l’État bourgeois, instaurer un gouvernement de front unique des partis ouvriers, appuyés sur les comités de base et contrôlés par eux.
La lutte contre le fascisme en France, la victoire ouvrière sur le fascisme et « l’Etat fort » gaulliste, peut marquer pour toute l’Europe un tournant anticapitaliste décisif. Dans toute l’Europe occidentale, la solidarité ouvrière antifasciste doit s’organiser et traquer en particulier les fascistes de l’O.A.S. et leurs complices.
17 mars 1962.
(1) C’est en effet contre le mouvement trotskyste que la répression bourgeoise, dirigée alors par Guy Mollet, commença à s’exercer, en emprisonnant en avril 1956 quatre de nos camarades accusés d’aide au F.L.N., en poursuivant et en condamnant les camarades Frank et Privas pour des articles de « La Vérité des Travailleurs ». C’est pour tenter de porter un coup à l’action sans cesse poursuivie et accrue de la IVe Internationale en faveur de la Révolution algérienne que les camarades Michel Pablo et Sal Santen, dirigeants de la IVe Internationale. furent arrêtés et condamnés à des peines de prison cependant que la répression contre notre mouvement en France contraint depuis de longs mois plusieurs de nus camarades à l’illégalité.
(2) Travail qu’ils n’avaient pas un seul instant mené avant ce mouvement des insoumis et qu’ils n’impulsèrent pas davantage par la suite.