Notes de Robert Louzon parues dans La Révolution prolétarienne, n° 171 (474), mai 1962, p. 3-5
L’ARMEE FRANÇAISE COMPLICE
Je suppose que maintenant tout le monde s’en rend compte : si la tuerie des musulmans continue à un rythme de plus en plus rapide dans les grandes villes du littoral algérien, c’est que l’armée qui occupe ces villes est complice des assassins.
Une complicité, non point active, mais passive : ce n’est pas l’armée qui tue les Algériens, sauf exceptionnellement, mais elle permet qu’on les tue.
Voici, par exemple, comment un envoyé spécial du New York Herald en Algérie, Sanche de Gramont, relate une scène qui s’est passée le 2 mai :
A Oran une foule hurlante d’Européens a tué à coups de feu six ouvriers musulmans, cependant que des soldats français et un agent de police surveillaient la scène sans intervenir (1).
Le massacre eut lieu sur le large boulevard Joffre, non loin de la zone frontière qui sépare les quartiers européens des quartiers musulmans.
Des tireurs européens tiraient du haut des toits sur le quartier musulman adjacent, aux applaudissements d’une petite foule, lorsqu’un camion chargé d’ouvriers musulmans s’arrêta à un feu rouge.
Pris de panique, les Musulmans sautèrent du camion et se mirent à courir vers leur quartier.
« Tuez-les ! Tuez-les ! » hurlait la foule. Aussitôt, des hommes sortirent des pistolets de leurs poches et commencèrent à tirer. Des coups de feu étaient également tirés des fenêtres contre les Musulmans qui s’enfuyaient. Ceux qui tombaient étaient achevés par des balles tirées à bout portant.
« Des soldats français et un agent surveillaient la scène sans intervenir », est-ce assez clair ?
Le même journal avait publié, peu auparavant, une photo montrant une auto-mitrailleuse en station dans une rue d’Oran, son arme pointée vers le ciel, et les deux servants à côte, cependant que, derrière, à quelques mètres à peine, une femme se tenait tranquillement sur le balcon de sa maison, bien qu’était entré en vigueur l’ordre donné à l’armée de tirer sur toute personne stationnant sur les balcons !
Bien sûr ! l’armée française ne se rebelle pas contre les ordres qu’elle reçoit ; elle se contente… de ne pas les appliquer. C’est une rébellion larvée – plus dangereuse qu’une rébellion ouverte.
Cet état de rébellion larvée est constaté également par un correspondant de l’agence américaine Associated Press, Borowiec, lorsqu’il écrit, dans une dépêche du 3 mai, envoyée d’Oran:
Parfois il arrive que des soldats apparaissent dans la ville européenne, ils mettent alors des mitrailleuses en position sous des palmiers, et regardent passer les filles.
La contagion gagne même les C.R.S., ce dernier rempart de l’« ordre » :
Presque chaque soir – écrit le même Borowiec – des commandos O.A.S. tirent sur les casernements barricadés des C.R.S. et autres bâtiments publics. Leurs défenseurs répondent au feu, mais jamais ils ne poursuivent les assaillants. (2)
Voyez encore ce hold up qui s’est passé l’autre jour, non à Oran, mais à Alger.
La poste centrale d’Alger, lieu névralgique par excellence, car non seulement elle est la poste, mais le centre même de la ville européenne, est gardée militairement. Un cordon de troupes l’entoure. Or, le 7 mai, en plein midi, sept hommes traversent le cordon de soldats, entrent dans le bureau, tirent leurs revolvers, s’emparent de la caisse et retraversent tranquillement le cordon de troupe sans être plus inquiétés au retour qu’à l’aller !
On voit par là quelle sinistre plaisanterie c’est que de prétendre renforcer l’ « ordre » en envoyant plus de troupes à Alger ou à Oran : deux mille ou quatre mille soldats de plus dans l’une ou l’autre de ces villes, c’est tout simplement deux mille ou quatre mille complices de plus.
UN SEUL REMEDE : LA PEUR
Mais cette armée si passive à l’égard des crimes de la population européenne (3) est, au contraire, d’une rapidité de mouvement et d’une vigueur dans la répression tout à fait remarquables dès qu’il s’agit d’« assurer l’ordre » contre les Musulmans.
L’essentiel de son activité consiste à boucler les quartiers arabes dès qu’une « certaine effervescence », comme disent les communiqués officiels, s’y manifeste à la suite d’attentats particulièrement odieux ; on boucle le quartier et, au besoin, on tire sur ses habitants, comme ce fut le cas même le jour de l’explosion de la voiture piégée du port, lorsque, après que des obus de mortier aient été tires sur la partie musulmane de Belcourt, faisant plusieurs blessés, l’armée française complète l’œuvre de l’O.A.S. en tirant à son tour sur les Musulmans du quartier et en en blessant plusieurs.
Or, c’est du fait de cette activité que la présence de l’armée française est la cause du terrorisme ; ce sont ses interventions constantes et rapides contre les Musulmans pour protéger les Européens, qui font que tant qu’elle sera là, même si elle cessait d’être complice, les meurtres des Musulmans continueront.
Il ne faut pas oublier, en effet, que contrairement à ce que certains s’imaginaient ou même s’imaginent encore, l’O.A.S. n’est pas un petit groupe d’excités et de tueurs à gages conduits par des aventuriers, mais qu’elle est tout simplement l’armée de l’ensemble de la population européenne d’Algérie ; elle en est l’émanation directe et elle la soutient par tous les moyens possibles. « Décapiter » l’O.A.S., lui enlever des armes, et même arrêter des tueurs pourrait, si cela était fait à une assez grande échelle, ralentir son action, mais non l’arrêter.
C’est donc à l’ensemble de la population européenne et non pas seulement à l’O.A.S., qu’il faut s’en prendre. Le jour, mais le jour seulement où l’ensemble des Européens d’Oran et d’Alger décideront qu’il faut cesser de « tuer du bicot », les tueries de « bicots » cesseront comme par enchantement, que l’O.A.S. le veuille ou non !
Or, il n’est, à mon sens, qu’un moyen d’amener les Européens à cette décision, c’est de faire qu’ils aient peur.
Le jour où les Européens auront peur des représailles des Algériens, le jour où ils pourront se dire, en apprenant qu’un Algérien vient d’être tué, que la foule des bicots va peut-être « descendre » rue d’Isly, assommer les Européens qu’ils y rencontreront, enfoncer les portes des maisons et égorger les occupants, ce jour-là les Européens ne voudront absolument plus de « ratonnades », et, par cela même, l’O.A.S. sera contrainte de cesser ses activités car, sans l’appui de la population, l’O.A.S. n’est plus rien.
De cette peur que les Algérois européens éprouvent en face des Arabes et dont ils ne sont préservés que par la présence de l’armée française, le récit suivant d’un correspondant de l’Associated Press, Rodney Angove, daté du 10 mai, en donne une idée :
Un Musulman de 20 ans environ, portant le bleu de travail des dockers, passait près d’un restaurant européen en plein air, rentrant sans doute chez lui, dans la Kasbah, toute proche.
Il n’en savait rien, mais deux heures plus tôt, le long du même pâté de maisons, deux musulmans avaient déjà été tués et un troisième blessé à coups de revolver.
Cette fois, il y eut trois détonations coup sur coup, et le Musulman s’écroula à la porte d’un cinéma. Les Européens qui déjeunaient de l’autre côté de la rue posèrent leurs fourchettes et regardèrent. Puis, quelques-uns continuèrent à mastiquer, avec quelque peine à avaler.
Un agent de police qui se tenait à moins de cinquante mètres de là ne bougea pas, se contentent de continuer sa faction (4).
Les Européens qui étaient dans la rue s’arrêtèrent net, sidérés. Les boutiquiers se précipitèrent sur le pas de leurs portes pour mieux voir. Les Européens en auto s’arrêtèrent, embouteillant la rue.
Comme d’habitude, personne n’avait vu le meurtrier.
Puis, le Musulman, tout étourdi, leva la tête. Aucun des spectateurs ne bougea.
Le Musulman parvint à se lever. S’appuyant contre le mur, les yeux hagards, il regardait autour de lui.
Les Européens se tenaient figés à leurs places comme le Musulman commençait à marcher en chancelant, s’appuyant de ses mains sanglantes à la devanture des boutiques.
Les Européens se reculaient dans les entrées de portes et grinçaient des dents comme il passait lentement.
Au bout d’une soixantaine de mètres, il s’étendit à nouveau sur le trottoir et se traina lentement.
Un autre jeune Musulman vint en courant au devant de lui. Il essaya de le remettre debout mais n’y parvint pas et repartit en courant.
Quelques secondes plus tard, ce Musulman revenait avec une auto. Pendant que la victime y était chargée, une cinquantaine de jeunes Musulmans accoururent d’une rue à escaliers de la Kasbah.
La panique saisit alors les spectateurs européens. Ceux qui étaient en voitures en descendirent et coururent en criant vers les couloirs des maisons et les petites rues adjacentes.
Les garçons du restaurant fermèrent en hâte les hautes portes vitrées, et les clients coururent vers la pièce de derrière (4).
Des cars de C.R.S. arrivèrent alors, cependant que les Musulmans se dirigeaient vers le square Bresson, et que les Européens terrifiés s’enfuyaient dans toutes les directions (4).
Le groupe des Musulmans se dispersa alors, chacun se hâtant de reprendre individuellement les escaliers menant en direction de la haute Kasbah.
Ce qu’il faut déduire de cette scène c’est que si avait été supprimée la possibilité de l’arrivée des cars de C.R.S., ç’aurait été les Européens témoins de l’attentat qui auraient eux-mêmes arrêté l’assassin et l’auraient, au besoin, lynché ! La peur est parfois bonne conseillère.
Plus généralement, regarder, encore une fois, ce qui se passe dans le bled !
Tout y est tranquille !
Que ce soit dans les villages de colonisation, ou sur les routes, on ne signale aucun meurtre de bicot.
Pourquoi ?
Ce n’est certainement pas que les Français de la campagne nourrissent plus de respect ou moins de haine que ceux de la ville à l’égard de l’Arabe. C’est plutôt le contraire ! Même le gars le plus enragé de Bab-el-Oued éprouve des sentiments presque bienveillants à l’égard de son voisin musulman, comparés à la haine que ressent le colon du bled à l’égard de ses ouvriers musulmans.
Et cependant, cette haine, dans le bled, ne s’extériorise pas ; contrairement à ce qui avait lieu dans les débuts de la guerre (voir les carnets de J.J- Servan-Schreiber), elle ne se traduit par aucun assassinat.
La raison en est tout simplement que les Européens de l’intérieur n’ont pratiquement aucune protection contre la masse énorme de Musulmans dans laquelle ils sont plongés. Ce ne sont pas les quelques postes militaires qui subsistent encore par-ci par-là, qui peuvent, ils le savent bien, garantir leur vie et leurs biens. Leur seule protection réside dans la bienveillance des Algériens ; or, celle-ci, bien entendu, ne saurait leur être acquise s’ils continuaient à faire la chasse aux bicots.
Voilà pourquoi le bled est calme : ni tueries de Musulmans par les Européens, ni tueries d’Européens par les Musulmans. La peur retient les uns ; l’inutilité de la violence, maintenant qu’avec l’indépendance assurée, le but est atteint, apparaît aux autres.
Eh bien ! il en sera de même à Oran et à Alger, le jour où les mêmes conditions que celles du bled s’y trouveront réalisées.
Tant que l’armée française sera là, tant que la population européenne saura qu’à la moindre menace de représailles de la part de la population musulmane, l’armée française fera autour d’elle un solide rempart que les bâtons ou les barres de fer des hommes de la Kasbah ne pourront renverser, les Européens d’Oran et d’Alger applaudiront aux ratonnades et protègeront les ratonneurs par tous les moyens en leur pouvoir, ce qui les rendra invulnérables ; ceux-ci continueront donc sans crainte, et presque sans risque, leur œuvre.
Mais que l’armée française disparaisse, que les civils européens se rendent compte du même coup qu’ils risquent qu’on leur prenne « pour un œil les deux yeux, et pour une dent, toute la gueule », alors, tous, depuis le plus farouche tueur de l’O.A.S. jusqu’au bon bourgeois qui se contente d’assister au spectacle de sa fenêtre, deviendront doux comme des moutons.
Pourtant, les Européens en seront quittes pour leur peur, car la peur empêchant désormais les Européens de tuer du bicot, les bicots n’auront pas de raison, pas plus que dans le bled, de tuer de l’Européen : si d’ailleurs, la fantaisie leur en prenait, à certains d’entre eux tout au moins, le F.L.N. serait là pour les en empêcher.
Et il pourra être, à nouveau, aussi question de « fraternisation », mais, cette fois, ce ne sera plus du bidon, ce sera sincère, car les sentiments ne sont que le produit des conditions objectives qui les rendent nécessaires. Une fois devenue la condition de survie pour la population européenne, la fraternisation deviendra rapidement un mode de vie, et peut-être même qu’un jour, qui sait ! les hommes des deux communautés se considéreront vraiment et profondément comme des frères.
RECTIFICATIONS
A ma note de la dernière R.P. sur « la hausse des prix et la hausse des revenus », j’ai à apporter deux rectifications, l’une qui est la simple correction d’une erreur typographique, l’autre qui s’applique au fond.
J’avais écrit :
« Dans une société socialiste où le revenu global serait réparti également entre tous, chaque citoyen américain… » Au lieu d’également, on m’a fait dire « équitablement », mot qui est très employé par les gens bien pensant mais qui ne veut strictement rien dire.
D’autre part, il faut dans cette phrase supprimer le mot socialiste, car, dans une société socialiste, il n’y a pas seulement la règle selon laquelle chacun a droit à une part égale du produit social, mais aussi cette autre que « qui ne travaille pas, ne mange pas ». Il s’ensuit que pour calculer le revenu attribué à chacun dans une société socialiste où le revenu global serait celui des Etats-Unis d’aujourd’hui, il faudrait diminuer le nombre des Américains de tous ceux qui ne travaillent pas (tout en pouvant le faire), ce qui, naturellement augmenterait la part revenant à chacun des autres.
R. L.
P.S. – La lettre de F. Leunois publiée dans la dernière R.P. rappelle un principe excellent.
Voici à peu près trois quarts de siècle que Lombroso a montré que les criminels étaient des fous et qu’il fallait les traiter comme tels. Depuis lors, sa thèse n’a jamais été sérieusement contestée, bien que son application pratique n’ait jamais été tentée.
Mais je ne vois pas très bien comment l’application pourrait en être faite dans le cas du fascisme.
Le fascisme n’est pas, en effet, un phénomène individuel, comme tendrait à nous le faire croire Leunois, mais un phénomène collectif. C’est tout un peuple ou la grande majorité d’un peuple qui participe ou applaudit au crime, ou, pour le moins, l’accepte.
Hitler, par lui-même, n’est rien, pas plus que Lacoste, Salan ou Argoud.
C’est 80 ou 90 % du peuple allemand qui a applaudi à Hitler, et cela sans ignorer ses crimes, se contentant de ne pas les approuver explicitement, pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles Hitler ne s’en vantait pas. Les Allemands ne réprouvèrent les camps d’extermination que lorsque les armées alliées s’approchèrent de Berlin.
De même, les 80 ou 90 % du peuple français n’ont pas été sans connaitre les tortures et les crimes commis en son nom par les policiers et militaires d’Algérie, se gardant seulement de se renseigner davantage de façon à ne pas avoir à donner une approbation explicite. Ces 80 ou 90 % des Français pensaient, et continuent encore, pour la plupart, à penser ce qu’en pensent les habitants de Saint-Hippolyte qui veulent à tout prix garder leur instituteur convaincu d’avoir torturé à mort une femme musulmane, ou les socialistes de la Dordogne qui s’apprêtent à réélire Lacoste.
Et à Alger ? Leunois sait aussi bien que moi, et même mieux que moi, que si l’O.A.S. peut perpétrer ses assassinats c’est uniquement parce qu’elle a derrière elle 95 % de la population européenne qui l’approuve et … l’encourage. Et ici, il est absolument impossible de feindre l’ignorance, puisque c’est en pleine rue, en plein Jour, que les crimes se succèdent au rythme, maintenant, de plusieurs dizaines par jour. Tout le monde non seulement le sait, mais le voit. Et tout le monde est complice ; lorsqu’une des victimes est seulement blessée, personne ne vient à son secours.
Alors, je le demande à Leunois : faut-il interner dans des hôpitaux psychiatriques, le million de pieds-noirs ?
Car ils sont tous aussi coupables, tous aussi sanguinaires, aussi bien ceux qui se contentent de jouir du spectacle et d’y applaudir, que ceux qui prennent le risque de descendre eux-même dans l’arène. – R.L.
(1) C’est moi qui souligne. R.L.
(2) C’est moi qui souligne. R.L.
(3) La fusillade de la rue d’Isly ne fut qu’une de ces exceptions apparentes qui, en réalité, confirme la régie. Les soldats qui ont tiré ce jour-là sur les Européens étaient. en effet, des « tirailleurs algériens », c’est-à-dire des Algeriens musulmans, et qui agirent contrairement aux ordres de leur officier français qui, d’après le témoignage des témoins, fit tous ses efforts pour arrêter le tir durant tout le temps qu’il dura.
(4) C’est moi qui souligne. RL