Catégories
revues

Pierre Frank : L’homme ne vit pas seulement de pain, de Vladimir Doudintsev

Recension de Pierre Frank parue dans Quatrième Internationale, 15e année, vol. 15, n° 4-6, juin-juillet 1957, p. 71-72

Dans la littérature universelle, la littérature russe du temps des tsars occupe une place plus qu’éminente. La grandeur de cette littérature ne tient pas qu’à des qualités strictement littéraires, artistiques et stylistiques. Elle provient en grande partie du tait que plus que la littérature de tout autre pays, elle était l’expression de la société, de ses couches sociales tourmentées, de ses douleurs, des souffrances d’une société peinant pour accoucher d’un monde nouveau. La littérature russe donne une histoire de la société russe sous les tsars qui est une très remarquable contribution aux études historiques proprement dite. Les écrivains russes furent, en fait, les précurseurs de la Révolution d’Octobre 1917, tout comme les écrivains français du XVIIIe siècle furent les précurseurs de la Grande Révolution française.

Pendant les premières années de la Révolution russe, la littérature soviétique fut — pour reprendre un terme récent — profondément engagée. Placée en face du pouvoir le plus révolutionnaire que l’Histoire ait connu, elle ne fut cependant jamais servile, conformiste, apologétique. En outre, elle connut un foisonnement d’écoles, de tendances, traduisant le bouillonnement révolutionnaire de l’époque.

Quand la révolution reflua, quand le stalinisme prit le devant de la scène, la littérature russe eut un sort comme jamais on ne vit, même dans les pires périodes de réaction sous le tsarisme. Ce ne fut pas seulement le silence, sans parler des suicides comme celui d’Essenine ou de Maiakovski ; on vit apparaître sous le terme de littérature quelque chose d’innommable, d’illisible, qui ne laissera rien dans la littérature. Sous le règne de Staline, les larbins ont manié la brosse à reluire, les écrivains dignes de ce nom n’ont pu exercer leur métier.

Tout de même, c’est dans la littérature que sont apparus les premiers sires du changement dans la situation en U.R.S.S. On se souvient du « dégel » d’Ehrenbourg, un livre bâclé, mais montrant que dans la société soviétique chacun avait deux vérités, une pour l’extérieur, une autre enfouie eu soi-même, souvent très profondément.

On annonce maintenant plusieurs œuvres soviétiques qui reprennent en fait la vieille tradition de combat social de la littérature russe, et elles ont soulevé en U.R.S.S. de nombreuses discussions et controverses. Le livre qui a provoqué le phis de bruit, qui a été le plus discuté, qui a remué le plus de passions en U.R.S.S., est celui de Vladimir Doudlntsev L’homme ne vit pas seulement de pain, qui vient d’être traduit et publié en France.

Au cours des discussions que son livre a suscitées en U.R.S.S., Doudintsev a refusé de faire la moindre autocritique et s’est défendu contre les interprétations qui ont été faites de son œuvre. Il est possible que Doudintsev soit en partie sincère dans ce propos, en ce sens que son livre — parce qu’il est vraiment un grand livre — contenait plus que ce qu’il avait voulu y mettre et que chaque lecteur y a saisi ce qui était pour lui plus sensible afin de l’utiliser dans le gigantesque travail qui s’opère dans la société soviétique.

Ne faisant pas œuvre de critique littéraire proprement dit, nous laisserons de côté certains aspects du livre de Doudintsev qui, incontestablement, montrent que les écrivains, en réapprenant leur métier, ont encore gardé des marques de la période stalinienne. C’est tout à fait sensible à certains passages, à certains personnages, sans parler de la fin encore très Bibliothèque rose — l’innocent condamné qui revient réhabilité, l’invention qui est finalement mise au point et donne des résultats remarquables. Nous les laisserons de côté, pour ne nous occuper de ce que ce livre apporte comme meilleure connaissance de la société soviétique, de ses contradictions et des sentiments qui fermentent en elle.

Tout d’abord, le cadre de ce livre. Il est restreint à la bureaucratie, à ses diverses couches, et ne jette aucune lumière sur la classe ouvrière. En dehors d’une famille ouvrière, d’une ville lointaine, dont on entrevoit les difficultés matérielles d’existence mais jamais ses rapports avec les autorités et moins encore avec les autres travailleurs, dans ce livre, c’est incidemment seulement pour un détail de l’intrigue, qu’apparaît ici ou là un ouvrier sans qu’on entre jamais dans sa vie et ses pensées.

Autre discrétion dans ce livre. Le personnage principal de ce roman, l’inventeur Lopatkine, se trouve condamné et séjourne pendant un certain temps dans un camp. Il revient, mais on ne sait pratiquement rien de ce que fut sa vie dans ce camp. Dans le livre transparait à ce sujet et pour d’autres questions, une sorte d’indifférence : cela ne compte guère. L’objet même du livre est ailleurs. Le livre de Doudintsev c’est celui de la machine bureaucratique, de son fonctionnement, de ses gabegies, des traits qu’elle qu’elle exige des divers personnages aux divers postes, de ceux qu’elle réprime et pourchasse.

L’un monte aux échelons, un autre n’y parvient pas, non pour ses qualités intrinsèques, mais en raison des propriétés de la machine.

Ce qui est frappant dans les pages de Doudintsev, c’est le sens de la hiérarchie et du conformisme qui est exigé dans cette société issue de la plus grande révolution de l’Histoire et où une certaine stabilisation est intervenue. Toute idée nouvelle, toute proposition circule dans une série de bureaux, commissions… où règnent des experts munis de titres ; toute réclamation contre eux revient à eux. On semble contraint de tourner dans un cercle inexorable. La démonstration est d’autant plus accablante que toute la trame du livre ne touche pas des rapports politiques, des rapports sociaux d’une façon directe, mais la possibilité — dans cette société où le développement technique et industriel a été la loi n° 1, où tout se mesurait aux chiffres de production — de faire triompher une invention destinée à produire mieux et plus. L’inventeur n’a pas les titres exactement voulus, il n’a pas suivi la filière nécessaire, il n’a pas l’échine aussi souple qu’il le faudrait, d’où pour lui un combat incessant pour faire triompher son invention contre des procédés variant de l’opposition la plus brutale et la plus grossière à de feints encouragements.

Le contraste le plus marqué dans ce livre est entre le directeur, le fonctionnaire économique Drozdov, d’origine ouvrière à qui la Révolution d’Octobre a permis de s’instruire, de déployer ses capacités et qui se montre un fonctionnaire zélé, uniquement préoccupé de produire et qui cherche à savoir ce qui se dira plus haut pour déterminer son attitude envers l’inventeur Lopatkine qui, lui, est mû uniquement par son invention, par l’idée qui en est à la base et qui n’ayant aucun souci des contingences bureaucratiques se livre à un combat d’isolé — ou presque — contre l’appareil social qui corsette la société soviétique.

Dans le livre de Doudintsev défilent plu-sieurs branches de l’appareil bureaucratique : les ministères économiques centraux, les hauts dirigeants des entreprises, les instituts, la justice… En plus de la toute puissance hiérarchique, ce qui est non moins frappant dans les pages de Doudintsev c’est la façon absolument rituelle, sans contenu profond, dont tous ces gens usent d’une terminologie « socialiste ». On pense inévitablement à nos radicaux invoquant les « grands ancêtres » jacobins et leurs principes.

Ce qui a certainement frappé de larges couches de la société soviétique à la lecture de ce livre, c’est l’affirmation renouvelée à maintes reprises de la force de « l’idée » contre la machine bureaucratique. Il s’agit dans ce livre de l’idée scientifique qui a présidé à l’invention de Lopatkine, mais combien ont dû y voir l’idée d’une société qui triompherait de ce carcan bureaucratique qui l’étouffe !

Tout récemment, le journal l’Express a publié le texte d’un discours qui aurait été prononcé par un écrivain soviétique à une séance organisée par l’Union des écrivains en octobre dernier pour condamner le livre de Doudintsev, séance qui tourna à la confusion des accusateurs, notamment grâce à l’intervention de la jeunesse universitaire. Nous ne savons si ce texte est authentique, mais il y avait dans les lignes publiées un accent qui le rend très vraisemblable. L’écrivain qui prit la défense du livre de Doudintsev (et qui a été réprimandé ultérieurement par les autorités pour son intervention) aurait déclaré en substance : Drozdov, c’est le représentant d’une couche sociale étrangère au socialisme qui déshonore notre société, et le livre de Doudintsev n’est que le début d’une lutte qui sera poursuivie jusqu’au bout pour libérer la société soviétique de tous ces Drozdov.

Telle n’était peut-être pas l’intention de Doudintsev, et bien des intellectuels reculeront après avoir fait quelques pas dans le combat ; mais le livre de Doudintsev est bien une arme de lutte dans la société soviétique, pour se débarrasser de l’emprise des Drozdov et faire triompher la démocratie socialiste.

P. F.


(1) René Julliard, éditeur. Paris 1957.

Laisser un commentaire