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René Michel : Margarete Buber-Neumann, « Déportée en Sibérie »

Article de René Michel paru dans Le Libertaire, n° 184, 3 juin 1949, p. 3

ON peut regretter que la littérature et les études sur le système totalitaire soviétique et, sur les camps de concentration de la pseudo « Patrie des Travailleurs », ne soient souvent offerts au grand public français qu’avec un certain retard sur leur parution en langue étrangère. Il en est ainsi de l’érudit ouvrage de Dallin et Nicolaevsky, l’un ex-prisonnier des isolateurs du Guépéou et l’autre révolutionnaire menchevik bien connu pour ses travaux sur la vie de Marx, paru il y a au moins une année aux U.S.A., et dont on annonce une prochaine traduction française, et de bien d’autres encore. Néanmoins, à travers les œuvres de Victor Serge, de Ciliga, le livre un peu moins sincère peut-être, mais plus connu, de Kravchenko, et quelques-uns de ses imitateurs, les divers reportages et enquêtes de la presse, dont, on s’en souvient, celui auquel le « Libertaire » ouvrait, il y a peu ses colonnes, le public français pouvait se faire une opinion, pour autant qu’il consentait à ouvrir les yeux, sur « le pays du grand mensonge ».

Mais je ne crois pas que ces témoignages puissent rivaliser, dans l’intensité de l’émotion, avec celle que soulève la lecture du livre de Margarete Neumann, « Déportée en Sibérie ». Il n’y a pas là de théories sur le « Thermidor soviétique », pas de thèses que l’on coud dans un vêtement pour propager les appréciations d’un quelconque opposant de gauche sur le rythme de l’Histoire, pas de graphiques ou de statistiques, bien qu’ils aient autre part, dans d’autres études, leur raison d’être. Loin de moi, d’ailleurs, l’idée de sous-estimer la grandeur de la lutte, que nous a magistralement brossée Victor Serge, que mènent ces petits bouts de papier noircis d’appréciations politiques et transmis on ne sait comment. Mais nous hypnotiser, sur leur signification, sur leur existence, serait nous représenter le monde concentrationnaire soviétique à l’image des quelques cercles révolutionnaires isolés dans la marée des forçats. Défions-nous de l’artificiel. C’est au vivant, au vécu, au spontané, aux petits problèmes, grands par leur emprise fatale sur l’existence de l’individu qui pense, qui souffre, qui lutte et qui souvent meurt que nous convie Margarete Neumann. Elle nous en soumet une peinture à l’échelle de l’homme, grande de ses hauteurs et petite de ses bassesses.

Pourquoi Margarete est-elle arrêtée ? Parce qu’elle est la compagne de Heinz Neumann, un ancien membre en vue du Komintern. Pourquoi Heinz est-il arrêté ? Parce qu’il est politiquement suspect pour avoir préconisé un durcissement de la lutte contre le National-Socialisme : il est « déviationniste ». Heinz disparaîtra dans les geôles soviétiques, tandis que Margarete accomplira un long séjour en prison et dans le fameux camp de concentration, de Karaganda, où, l’on s’en souvient, sont aussi emprisonnés certains de nos camarades anti-fascistes espagnols qui avaient cru comme Heinz Neumann à l’hospitalité soviétique.

Je passe sur les conditions épouvantables de la vie dans ces camps et ces prisons. Nous connaissons maintenant assez bien, en France, les conditions de vie des camps allemands pour qu’il soit possible de transposer : rien ne ressemble à un camp de concentration comme un autre camp de concentration. Néanmoins, on a l’impression à lire Margarete, de trouver en Russie moins de sadisme qu’en Allemagne ; des formations analogues aux S.S. qui gardaient les camps allemands n’y existent pas. Simplement, on éprouve le mépris qu’a l’administration envers la vie des convicts comme un caractère asiatique, lié à la nécessité de peupler des espaces énormes d’une main-d’œuvre plus ou moins éparpillée pour mettre des déserts en exploitation économique. Il est évident que, à voir la question sous cet angle, on saisit la différence avec les « Konzentrationslager », ou, plus encore, les méthodiques « Vernichstungslager », camps d’anéantissement de l’Allemagne nazie ; mais le résultat demeure : faim, souffrance, mort. En ce qui concerne cette comparaison que nous avons esquissée, il est à regretter que la seconde partie du livre de Margarete, qui traite elle, des camps allemands, ne soit pas encore parue en langue française. Nous l’attendrons avec impatience.

Car Margarete Neumann sera remise par les soins du N.K.V.D. soviétique dans les mains de la Gestapo, en compagnie d’une centaine de révolutionnaires allemands sortis des camps russes pour être livrés aux bourreaux hitlériens. Parmi ces malheureux figurait la compagne de notre regretté camarade anarchiste Mühsam. Il n’est rien aussi qui ne ressemble à un Etat qu’un autre Etat, qu’ils se prétendent socialistes ou nationaux : Margarete fit l’expérience de leur complicité : mais elle ne juge pas ; elle raconte, et c’est ce qui fait la grandeur poignante de son récit.

Lisez ce livre même — ou plutôt surtout — si vous avez des opinions précises sur l’U.R.S.S., qui ne correspondraient pas a priori, à ce que vous savez déjà de ce témoignage. Car il s’en dégage un accent de sincérité tel qu’il est impossible même aux plus « croyants » de le négliger simplement, en lui collant l’étiquette « fabrication anti-soviétique ». Et, au fond, le dernier espoir d’un monde où toutes les forces politiques cherchent à duper leurs suiveurs et les suiveurs des autres, la dernière espérance d’une société enveloppée par la propagande, c’est qu’il puisse demeurer d’impalpables signes auxquels un esprit critique puisse reconnaître la sincérité des hommes qui témoignent.

René MICHEL.


(I) Editions du Seuil – Paris. La Baconnière – Neuchâtel.

En vente au « Libertaire », 325 francs, franco.

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