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Le conflit du siècle : Capitalisme et socialisme à l’épreuve de l’Histoire

Article paru dans Informations & Liaisons Ouvrières, n° 20, avril 1960, p. 10-12

Fritz Sternberg – Éditions du Seuil.
(I vol. 670 pages).

Ne pouvant lire que fort peu de périodiques, je n’ai connaissance que de deux « critiques » de l’ouvrage de Sternberg, en fait deux présentations louangeuses, mais des plus quelconques.

Or si ce gros bouquin vaut certes d’être recommandé, il appelle par contre de sévères critiques. C’est d’accord, vieux et jeunes militants doivent le lire, et même se faire violence pour trouver le temps d’absorber ses 670 pages ; les vieux camarades y puiseront de quoi faire une nouvelle fois le point pour mieux rester dans la course, les jeunes apprendront comment et pourquoi le présent est tel qu’ils le vivent.

Ce livre est davantage de l’histoire que de l’analyse théorique, aussi se lit-il facilement, si facilement et si agréablement – je risque le mot – que c’est avec plaisir que j’ai avalé les premiers chapitres. Mais comme on ne peut lire 670 pages en quelques soirées, j’ai eu le temps de réfléchir entre les étapes…. et je me suis rendu compte que l’essentiel de l’ouvrage n’était qu’un adroit plaidoyer en faveur de la social-démocratie.

J’ai d’abord été assez surpris par l’appréciation du mouvement révolutionnaire avant 1914 et pendant la guerre 14-18, puis encore plus étonné de la « minimisation »de la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe de 1917 à 1923. Sternberg amène si bien son ours que j’ai pu douter un moment de mes propres souvenirs, ou, pour être plus précis, douter de la valeur objective de ceux-ci. J’ai en effet vécu la période de 1910-1924 dans la banlieue parisienne, en gamin qui devient homme et qui est plongé en plein milieu militant, bref tout ce qu’il faut pour s’imaginer que c’est partout pareil.

Mais je le regrette pour Sternberg, rien par la suite n’est venu infirmer l’appréciation que je conserve de ce que fut le mouvement révolutionnaire de cette grande période. Et ce qui me rassure, c’est que des militants comme Monatte, Rosmer, Bonêt et bien d’autres, qui eux, étaient alors en pleine maturité, ont dé cette époque (guerre et après-guerre) la même interprétation.

Les faits sont les faits, que diable. Or, notre Sternberg ou les escamote ou les minimise, pour blanchir, autant que faire se peut, la social-démocratie. C’est ainsi qu’il affirme (p. 227) :

« qu’on ne peut appeler révolution le mouvement qui s’est produit en Allemagne, en 1918 ».

Ce qui lui permet de passer sous silence le rôle des Ebert, Scheiderman, Noske et Cie, chiens de garde du régime capitaliste. Les sociaux-démocrates allemands eurent pourtant le triste privilège de non seulement trahir en 1914 comme leurs compères de Belgique, de France et d’Angleterre, mais aussi de diriger la répression contre le mouvement révolutionnaire des ouvriers allemands. Je ne doute pas qu’il se trouvera quelque camarade allemand pour dire son fait à Sternberg, en retraçant mieux que je ne pourrais le faire, la lutte du prolétariat allemand entre 1917 et 1923.

Quant aux combats des ouvriers des autres pays d’Europe, nous avons vécu trop longtemps et intimement, avec des camarades émigrés, pour nous laisser prendre aux arguties de Sternberg. Notre ex Union Communiste (1931-1935) comprenait en effet des représentants de toutes les émigrations d’Europe Centrale et Balkanique (notamment hongrois et italiens) et nous avons pu connaître par des témoignages vécus tous les évènements révolutionnaires de l’époque 1917-1923. Si donc je me permets d’accuser Sternberg d’arranger l’Histoire, c’est en toute certitude. Il n’est d’ailleurs que de lire la nombreuse littérature que tous ces évènements ont inspiré pour se faire une idée de la version de Sternberg.

L’auteur ne manque pas non plus de rejeter sur les bolcheviks toute la responsabilité de la division et des échecs ouvriers entre les deux guerres. Il y a un peu d’abus ! Qu’on lise donc par exemple, un Monatte, anti-bolchevik de toujours (malgré son court passage au P.C.), et on comprendra. Scrupuleusement honnête, Monatte en effet, dans ses souvenirs, place les responsabilités où il faut, et rectifie même des légendes comme celle de la scission syndicale en France. La division ouvrière, les scissions, c’est tout simplement la trahison des sociaux-démocrates et des réformistes qui en est à l’origine. Seul, l’état de guerre qui permettait de bâillonner toute opposition, empêcha que de nouvelles organisations se créent rapidement.

Vers la fin de son livre, Sternberg consacre quelques pages à encenser le travaillisme anglais :

« Ce fut là un évènement d’importance mondiale. Le programme travailliste paraissait symptomatique de la direction prise par l’évolution des pays capitalistes européens, ainsi que par le mouvement ouvrier européen pendant la deuxième guerre mondiale. Il constituait l’aboutissement de trente ans de réflexions et d’échecs socialistes. Avant la première guerre mondiale, aucun parti socialiste démocratique n’avait encore de conceptions nettes sur le passage du capitaliste au socialisme ».

… la réalisation intégrale du programme travailliste de 1945 aurait constitué un grand pas vers la socialisation complète de l’économie anglaise, palier à partir duquel d’autres étapes sur la même voie auraient sans doute été franchies plus aisément » (p. 628-629).

Si même on n’avait pas compris avant d’arriver à ces pages, on est alors fixé par cette profession de foi réformiste. On sait quelles lunettes il faut prendre pour lire ce volumineux bouquin, bourré toutefois d’un tas de choses excellentes.

Parmi ces dernières il faut notamment signaler tout ce qui a trait aux répercussions de l’expansion capitaliste sur les objectifs des luttes ouvrières. Bonne matière à discussion.

Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans ma critique de « La Coexistence Pacifique » de F. Perroux, Sternberg fait lui aussi grand cas de la diminution relative du nombre de travailleurs industriels par rapport à l’accroissement des classes moyennes. Mais, si l’on s’en réfère justement aux statistiques et graphiques fournis par l’auteur, on s’aperçoit que c’est seulement de l’accroissement des employés et fonctionnaires qu’il s’agit. Ces catégories de salariés peuvent-elles être si facilement considérées comme classes moyennes ? C’est très discutable et c’est pourquoi j’ai serré d’un peu plus près la question à propos de Perroux. J’ai insisté sur le fait que de plus en plus ces catégories dont le développement date des débuts de la rationalisation dans l’industrie et plus généralement s’est affirmé parallèlement au processus de concentration, sont en voie de prolétarisation et cela depuis même leur apparition en tant que catégories nouvelles.

D’ailleurs, je pense que le groupe trouvera bien l’occasion de mettre au clair ce qu’est devenue peu à peu la notion marxiste du prolétaire, en fonction de l’évolution du capitalisme vers des structures se rapprochant de plus en plus du capitalisme d’État et tout bonnement même en fonction des modifications que l’évolution de le technique a imposé aux structures des entreprises industrielles modernes.

Une autre remarques très liée à celle des « classes moyennes » : Sternberg nous parle de l’embourgeoisement du prolétariat à la suite de l’élévation du niveau de vie qui succéda à la grande misère de l’époque de l’accumulation primitive, et il en tire des conclusions très discutables.

Cette question du niveau de vie est d’ailleurs tout à fait relative. Nous nous en rendons compte par la remise en question permanente de la notion du « salaire vital » en fonction des nouveaux besoins. En tout cas ce n’est certainement pas le niveau de vie qui peut servir de base pour l’étude des catégories sociales, mais essentiellement les conditions de travail.

Comme on le voit, les camarades qui s’attaqueront au bouquin de Sternberg trouveront une importante matière à réflexion et discussion dans cette intéressante histoire du capitalisme. Il reste que c’est surtout cette histoire qui fait la valeur de l’ouvrage.

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