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Les nouveaux mandarins : libéraux et progressistes au service de la carotte

Article paru dans Action, n° 35, 12 décembre 1968, p. 6

Le hall du centre universitaire de Vincennes qui vient d’ouvrir ses portes, à Vincennes, France le 24 décembre 1968. (Photo by Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images)

Mai a bouleversé le rapport de forces dans l’Université les péripéties de la rentrée universitaire l’ont bien montré : les professeurs réactionnaires sont pris d’une peur panique devant les possibles développements de la lutte, les enseignants dits « progressistes » se font surtout remarquer par leur absence ; le pouvoir, lui, reflète la trouille générale, temporise et retarde la rentrée dans toutes les facultés de France.

Mais maintenant que la plupart d’entre elles sont réouvertes et qu’il ne reste plus que les « bastions gauchistes » de mai (Sorbonne, beaux-arts…) ou les bastions potentiels de l’année à venir (Vincennes ?), le pouvoir affirme sa tactique : il supprime délibérément toute rentrée ou, plutôt, la transforme en rentrée perlée ; les sections qui furent en mai les moins militantes ont ainsi l’honneur de donner le bon exemple ; ensuite viennent celles où les professeurs « progressistes » réussissent traditionnellement à amadouer les étudiants (Histoire par exemple, en Sorbonne) ; l’université d’Edgar Faure fait ses premiers pas en choisissant avec soin ses auspices : depuis mai et après novembre le pouvoir n’aime pas le risque (les élections à la faculté des Sciences, la semaine dernière furent un test parmi d’autres. 10 % seulement des étudiants ont voté. Même si la presse bourgeoise en a peu parlé, le pouvoir a pris bonne note : à l’université aussi, l’opération participation s’annonce mal. Il en tire les conséquences.

Cette rentrée perlée supprime la base de masse — les facultés sont encore désertes — et retarde les débats politiques du mouvement en même temps qu’elle a pour but de réduire mai à un souvenir et de donner quelques semaines de plus aux mandarins pour reparte à l’assaut de leurs pouvoirs perdus et de leur autorité bafouée.

LES NOUVEAUX MANDARINS ET LES VIEUX LIBERAUX

— A situation nouvelle, méthodes nouvelles : ce ne sont pas aujourd’hui les professeurs fascisants, les Deloffre et Cie qui sont les plus dangereux pour le mouvement : ils ne sont que les signes des derniers soubresauts d’un mandarinat féodal, attaché aux privilèges de la vieille université libérale qui ne peut plus remplir la fonction maintenant assignée à l’enseignement par l’économie capitaliste : les plus dangereux ce sont tous les modernistes, réformateurs, libéraux à la page dont le pouvoir espère se servir pour intégrer le mouvement étudiant. Tous ces nouveaux mandarins ont fait peau neuve ; ils ont tous été à Denfert-Rochereau et en tirent argument pour mieux intégrer le mouvement de mai. « Une fois de nouvelles règles posées, il est nécessaire que l’ordre revienne » proclame dans Le Monde un Monsieur JEAN-RENE VERNES qui, on le voit, n’est docteur en logique pour rien (*).

Cette situation n’est pas nouvelle. Nos camarades italiens et particulièrement nos camarades allemands sont confrontés à de pareils problèmes : le développement de tout mouvement radical provoque normalement une transformation de l’attitude des libéraux de toutes obédiences : d’abord enthousiastes ils deviennent généralement critiques puis se proclament plus royalistes que le roi et se mettent à administrer des remontrances paternalistes qu’ils disent paternelles, enfin, ils passent à l’hostilité avouée.

Nous ne parlons pas seulement de ceux qui disent avoir compris l’esprit de mai alors qu’ils avaient simplement senti le vent. Ceux-là voulaient redorer leur blason, mais la cassure est trop nette — et ils sont aujourd’hui obligés de changer ouvertement leurs couleurs. Nous parlons aussi des nombreux enseignants « progressistes » qui sont en train peu à peu de faire le jeu du pouvoir. Ils se réfugient derrière la métaphysique de leur « mission d’enseignant » pour faciliter, par leur silence ou par la caution qu’ils donnent à cette rentrée perlée, l’escamotage pur et simple du débat politique universitaire. Être enseignant ne signifie pas être neutre, voter à gauche ne suffit pas pour justifier et masquer une pratique professorale finalement conservatrice.

Le professorat n’est pas un nouveau missionnariat du monde moderne. Nous ne sommes plus au siècle des lumières. L’Université n’est pas plus neutre que l’Etat, et l’Etat attribue aujourd’hui aux enseignants une fonction bien particulière : il suffit de voir le rôle que le pouvoir voudrait leur faire jouer dans certaines facultés pilotes, comme Vincennes, où ils sont le miroir aux alouettes de l’Université Faure.


Cf. Le Monde, 1-2 décembre, Confusion des valeurs.

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