Article de François Rouleau paru dans Lutte ouvrière, n° 685, 18 juillet 1981, p. 9
Parties le 4 juillet de Southall, dans la banlieue londonienne, les émeutes ont gagné en dix jours pratiquement toutes les grandes villes industrielles d’Angleterre. A l’heure où nous écrivons, seuls le Pays de Galles et l’Écosse n’ont pas été touchés. Du nord au sud du pays, d’est en ouest, des dizaines de milliers de jeunes se sont affrontés avec la police, à coups de barres de fer, de cocktails molotov, ou simplement de pierres, détruisant et dévalisant au passage des milliers de vitrines, de magasins, et assiégeant des dizaines de commissariats de police. Au total, plus de 75 villes ont connu de tels affrontements, dont un quart environ dans la gigantesque agglomération de Londres.
Dans les premiers jours, lorsque deux ou trois villes seulement étaient encore touchées, les dirigeants de la police britannique avaient bien tenté d’accréditer l’idée qu’une force occulte était à l’origine des incidents. Ainsi, le 10 juillet, les manchettes des journaux, reprenant les déclarations d’un haut fonctionnaire de la police, annonçaient que quatre hommes masqués avaient été repérés dans les différentes émeutes. Mais le soir même, plus de 25 villes étaient touchées, forçant les autorités à abandonner la fable du petit groupe de terroristes abusant de la crédulité des jeunes.
La jeunesse ouvrière se venge d’un système qui la condamne au chômage…
En fait, si l’étendue du mouvement et son ampleur prouvent quelque chose, c’est qu’il s’agit bien d’un phénomène social, et non d’explosions isolées ou artificielles. Il y a à l’heure actuelle en Angleterre toute une jeunesse ouvrière qui est en butte au chômage, aux humiliations policières et, pour une partie d’entre eux, au racisme. Toute une jeunesse qui ne connaît rien d’autre que la misère des quartiers ouvriers, où tout se dégrade chaque jour un peu plus parce qu’il n’y a pas d’argent pour réparer, et où la seule entreprise qui embauche est une police toujours plus arrogante. Et, au beau milieu de ces quartiers lépreux, il se trouve encore des promoteurs pour construire de gigantesques centres commerciaux destinés à ceux qui travaillent, mais qui sont ressentis comme autant d’insultes par des jeunes dont beaucoup sont convaincus que leur situation actuelle de chômeurs a toute chance de s’éterniser. Alors, si cette jeunesse se venge en cassant tous ces symboles de l’aisance et de la facilité, en se servant au passage et en « cassant du flic », seuls les hypocrites peuvent s’en étonner ou s’en indigner.
… mais aussi d’une société raciste
Et puis, il y a également le racisme. Car, malgré les dénégations violentes du gouvernement Thatcher, ces émeutes ont aussi un caractère racial, au moins indirect. Est-ce un hasard si seules les villes anglaises comptant une forte proportion de travail-leurs de couleur ont été touchées par les émeutes ? Bien sûr, c’est justement dans les secteurs les plus touchés par le chômage qu’on trouve des travailleurs de couleur, parce que ce sont les plus pauvres et les plus exploités. Seulement, il faut bien constater que le Pays de Galles, par exemple, qui connaît le taux de chômage le plus élevé de Grande-Bretagne, mais où la proportion d’immigrés est faible, n’a encore connu aucune émeute. Peut-être n’est-ce d’ailleurs que provisoire, mais une chose est certaine : c’est dans les quartiers où les travailleurs immigrés sont nombreux que le quadrillage policier est le plus important et les brutalités les plus systématiques. Et si les jeunes de couleur ont été les premiers à subir ces brutalités, les jeunes Blancs en ont, eux aussi, plus que leur compte dans ces quartiers. Et c’est de cet appareil d’État raciste contre les gens de couleur autant que contre les jeunes que les émeutiers se vengent aujourd’hui.
Sans compter qu’en-dehors du racisme ordinaire des autorités, il y a aussi un autre racisme, autrement virulent. C’est ainsi que samedi 11 juillet, à Walthamstow, dans la banlieue nord-est de Londres, on a enterré les corps calcinés d’une mère de famille pakistanaise et de ses trois enfants. Une nuit, des inconnus avaient déversé de l’essence dans la maison de cette famille par la boîte à lettres et y avaient mis le feu. A Walthamstow, c’est le 3 attentat de ce type depuis le début de l’année ; les autres n’ont heureusement pas fait de victimes. Mais les criminels courent toujours et, pour les jeunes Asiatiques du secteur, il est clair que la police se montre beaucoup moins empressée à rechercher les coupables qu’à arrêter les jeunes dont le seul tort est de traîner en groupe dans la rue. Alors, quoi qu’en dise hypocritement Margaret Thatcher, qui peut nier le caractère racial de l’émeute qui a suivi cet enterrement, au cours de laquelle 500 jeunes, qui n’étaient pas tous asiatiques, et de loin, ont affronté la police pendant plusieurs heures ?
Le gouvernement joue la carte de la terreur
De son côté, le gouvernement Thatcher a fait savoir clairement qu’il ne céderait pas d’un pouce devant les émeutes. Le ministre du Travail conservateur, qui proposait un plan destiné à créer 500 000 emplois temporaires pour les jeunes, a été vertement rappelé à l’ordre par Margaret Thatcher. La thèse officielle est que seule l’émeute de Toxteth était due au chômage, mais que toutes les autres ont été déclenchées par des bandes de vandales dont le seul but est d’organiser le pillage des magasins. Dans toutes les villes industrielles, les effectifs de police ont été renforcés, en dégarnissant les effectifs des zones rurales de tout le pays. Les policiers ont été équipés de casques et de boucliers pris en toute hâte dans les réserves d’équipement destinées aux troupes d’Irlande du Nord. Mais, surtout, les quartiers les plus « tendus » sont quadrillés en permanence. Tout rassemblement est aussitôt dispersé — dans la plupart des grandes villes, toute manifestation a été interdite pour une durée d’un mois — et les manifestants — ou parfois même seulement ceux qui ont l’air d’avoir l’intention de manifester — sont arrêtés à tour de bras. Si l’on en croit les chiffres collectés par les journalistes, car le gouvernement refuse d’en donner lui-même, plus de 2 500 jeunes ont été ainsi arrêtés au cours de ces dix jours, et la plupart ont été aussitôt inculpés et maintenus en détention. Le nombre d’arrestations est tel que le ministre de l’Intérieur a décidé de transformer des enceintes militaires en camps de détention. Depuis quelques jours, les tribunaux multiplient les heures supplémentaires, les condamnations sont prononcées à tour de bras. Le plus souvent, elles paraissent exorbitantes par rapport au délit d’inculpation : certains tribunaux ont infligé plusieurs mois de prison (jusqu’à 18 mois dans un cas), pour des jeunes qui étaient en possession d’objets provenant des pillages. La plupart des condamnés ont moins de 20 ans, on en trouve même qui ont 11 ans ! Le gouvernement Thatcher, qui trouve que sa justice n’est pas encore assez expéditive, a annoncé la création de tribunaux d’exception pour accélérer les choses.
Bref, le gouvernement essaie de semer la terreur dans les rangs de la jeunesse, en tentant de mettre à l’écart — en prison — les plus actifs, afin de décourager les autres. Pour l’instant, cette tactique n’a pas suffi à faire cesser les émeutes, et rien ne dit qu’elle y parviendra. Ce qui est sûr c’est que, même si elle y parvient, cela ne fera que reculer le problème. Les grandes villes anglaises resteront des poudrières et les risques d’explosion aussi bien que la violence de ces explosions seront à la mesure de l’intransigeance et de la brutalité dont fait preuve aujourd’hui le gouvernement Thatcher.
François ROULEAU