Article d’Odette Kervorc’h paru dans Le Combat syndicaliste, 24e année, n° 23, mars 1950, p. 4
Nous apprenons la mort, dans un hôpital des environs de Londres, du célèbre écrivain anglais, George Orwell, décédé d’une affection pulmonaire dont il souffrait depuis de nombreuses années. Il était âgé de 46 ans.
George Orwell était né aux Indes, d’une famille aisée de la classe moyenne. Après des études au collège d’Eton, il joignit les forces de la police de Burma. Mais l’honnêteté foncière de son caractère ne put s’accommoder ni de l’ambiance bourgeoise, ni de la mentalité policière. C’est pourquoi, écœuré, il rompit bientôt, non seulement avec la police de Burma, mais encore avec la classe dans laquelle il était né. Il connut alors des jours difficiles où il essaya tant bien que mal de gagner sa vie avec sa plume et 1936 le trouva en Espagne, dans les rangs des républicains, où il fut blessé.
Depuis lors, toujours combatif, malgré la maladie qui devait l’emporter, il ne cessa de participer à la lutte pour la défense de l’humanité. Récemment encore, alors que la tuberculose le clouait à son lit de mort, il demeurait préoccupé de prêter au moins son nom et d’apporter une aide matérielle à tout mouvement émancipateur. Ici, à Paris, nous savons qu’il appartenait au Comité d’Aide et de Protection aux Démocrates Espagnols constitué au sein de la Fédération Espagnole des Internés et Déportés et Politiques. Nous avons connaissance d’une brève, mais émouvante lettre qu’il écrivit à ce Comité fin juillet 1949, et dans laquelle, négligeant de s’apitoyer sur lui-même, il déplorait de ne pouvoir agir d’une manière, plus effective en faveur de ses chers amis du peuple espagnol pour lesquels il gardait une inaltérable estime. Nous citerons quelques lignes de son livre, Homage to Catalonia (Hommage à la Catalogne), parce que nous croyons que, se rapportant à une expérience vécue et émanant d’un homme connu pour son honnêteté, elles ont une réelle valeur :
« … J’étais tombé, plus ou moins par chance, dans l’unique communauté de l’Europe occidentale où la conscience politique et le manque de foi dans le capitalisme étaient plus normaux que leurs opposés. Ici, en Aragon, il y avait des dizaines de milliers de personnes, la plupart, mais pas toutes, originaires de la classe travailleuse, qui vivaient au même niveau et, pourrait-on dire, sur un pied d’égalité. En théorie, c’était l’égalité parfaite et même, en pratique, ce n’en était pas loin. En un sens, il serait conforme à la vérité de dire que l’on avait, en expérience, un avant-goût du socialisme, car je comprends que l’atmosphère qui prévalait était celui du socialisme. Beaucoup des caractéristiques normales de la vie civilisée : snobisme, désir d’amasser de l’argent, crainte du patron, etc., avaient simplement cessé d’exister. Les ordinaires subdivisions en classes de la société avaient disparu d’une manière qu’il est à peu près impossible de se représenter dans l’air d’Angleterre infecté par l’argent. Il n’y avait là personne d’autre que des paysans et nous-mêmes et personne n’avait de droits en maître sur quelqu’un d’autre. Naturellement, un semblable état de choses ne pouvait pas durer. C’était simplement une phase temporaire et locale dans un énorme jeu qui se joue sur toute la surface de la terre. Mais cela dura assez pour influencer toutes les personnes qui l’ont expérimenté. De toutes manières, si plus d’un le maudit à l’époque, il réalisa, par la suite, qu’il avait été en contact avec quelque chose d’étrange et de valeur. On avait été dans une communauté où l’espoir était quelque chose de plus normal que l’apathie ou le cynisme, où le mot « camarade » était employé en camaraderie et non pas, comme en bien des contrées, comme une mystification. On respirait l’atmosphère de l’égalité. Je suis bien sûr que c’était là le meilleur démenti à ceux qui prétendent que le socialisme n’a rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde, une immense tribu de partis hache et triture, tandis que de petits professeurs bien cirés s’affairent à démontrer que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un plan d’État capitaliste dont les fondations sont laissées intactes. Mais, malheureusement pour eux, il existe aussi une conception absolument différente du socialisme. Ce qui, ordinairement, attirent les hommes vers le socialisme, ce pour quoi ils veulent risquer leur vie, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité. Pour l’immense majorité du peuple, socialisme signifie : société sans classes, ou bien il ne signifie rien du tout. Et c’est là ce que quelques mois, parmi les miliciens, m’ont enseigné. Pour les miliciens espagnols, pendant qu’ils se maintenaient, c’était une sorte de microcosme de la société sans classes. Dans cette société, où personne ne poursuivait un but intéressé, où rien n’existait en abondance, mais où il n’y avait aucun privilège et où personne ne se sentait de goût pour l’esclavage, chacun avait sans doute une idée sommaire de ce que pouvait être une organisation socialiste. Et, après tout, au lieu de me désillusionner, cela m’intéresse profondément. Le résultat fut de développer énormément mon désir de voir le socialisme établi… »
Mais George Orwell acquit surtout la célébrité par son merveilleux petit livre, Animal Farm (La Ferme de l’Animal), où, avec une verve excellente, il raille le système dictatorial en général et le régime soviétique en particulier. Comme un chat frondeur, il décoche ses coups de griffes à droite et à gauche avec une magnifique agilité. Animal Farm nous représente la révolte des animaux dans une ferme. Ceux-ci, après s’être débarrassés du maître, le fermier, éprouvent le besoin de se donner un nouveau chef. Les cochons mènent la danse, suivis par les chiens, leurs défenseurs, et soutenus par les chevaux, infatigables bêtes de somme, images de la domesticité à la fois courageuse et résignée, dont le travail, forçant l’admiration de tous, servira d’exemple, mais qui finiront par crever à la peine et qu’on enverra à l’équarrissage avant même qu’ils soient mort, car ils ne seront plus bons à rien. Ensuite vient naturellement le menu fretin, masse plus ou moins passive. On assiste aux luttes épiques entre les deux principaux « leaders » cochons à la conquête du pouvoir. Puis, après le coup de force de l’un d’eux qui se termine, naturellement, par l’expulsion de l’autre, lequel se réfugie en terre étrangère, le cochon régnant et ses ministres soigneusement sélectionnés s’assimilent si bien aux hommes, par une série de concessions prétendues nécessaires et de bonne tactique, qu’on ne sait plus distinguer les uns des autres. Ce petit livre constitue un joli camouflet pour les nageurs en eau trouble qui ne prétendent qu’à profiter des situations. Il mérite aussi d’être médité par les naïfs qui pourraient croire qu’on se frotte impunément à la crotte…
L’œuvre de George Orwell méritait d’être signalée comme étant celle d’un homme courageux, profondément humaniste et parce qu’elle est fertile en enseignements pour tous ceux qu’intéresse la cause du prolétariat.