Article de Pierre Vidal-Naquet paru dans Partisans, n° 52, mars-avril 1970, p. 193-199
Ce numéro de Partisans ne serait à mon avis très utile si quelqu’un ne semait pas un peu d’inquiétude entre tant de certitudes affirmées. C’est cette tâche un peu ingrate qui m’incombe ici. Nos lecteurs sont des militants de la gauche révolutionnaire, et c’est leur orthodoxie que je mets ici en question. Je ne doute pas en effet qu’ils ne soient très largement prévenus contre la propagande israélienne et sioniste qui, en France, rencontre un écho qu’il est devenu inutile de décrire. Une chose est de combattre une idéologie et une propagande néfastes, une autre est de prendre conscience d’un certain nombre de réalités gênantes.
Le mouvement sioniste s’il est né sous sa forme moderne à Paris, à la suite de l’affaire Dreyfus, a en réalité une racine essentiellement au sein des communautés aujourd’hui disparues ou en voie de disparition de l’Europe orientale. Il y avait dans cette région, encore à la veille de la seconde guerre mondiale, quelque huit millions de personnes qui parlaient la même langue, le yiddish, qui avaient la même culture, qui avaient tous les attributs de la nationalité, sauf le territoire homogène. Peu importe ici de savoir comment cette communauté s’était conservée ou plutôt transformée à travers l’histoire. Personnellement, la théorie du « peuple-classe » telle que la formule Abraham Léon dans un livre qui est en passe d’acquérir les vertus d’un dogme m’a toujours paru dangereusement insuffisante. C’est un fait notoire que des groupes importants de juifs ne se sont conservés de façon significative que là où régnaient des croyances religieuses issues du judaïsme et où celui-ci était à la fois maintenu et rejeté comme un témoin, c’est-à-dire dans la chrétienté et dans les rangs islamiques. Aux Indes, il y a eu, il y a toujours des « juifs » mais ceux-ci ne sont guère qu’une secte religieuse sans importance, intégrée dans le système des castes. L’antisémitisme n’a jamais fait son apparition ni aux Indes ni en Chine, où il y eut également des groupes de juifs. Tout découle de là, y compris la fonction commerciale exercée par certains groupes de juifs, indispensables, mais marginaux par rapport à l’ensemble de la société. Quand le mouvement des nationalités triomphe sur les débris de l’Europe chrétienne, au XIXe siècle, c’est-à-dire quand apparaît le terrain sur lequel se développe la lutte de classes moderne, quelles sont les options qui s’offrent aux communautés juives ? En Occident où les juifs ne constituent qu’une infime minorité peu structurée, la voie majoritairement choisie fut celle de l’assimilation, ce qui signifie le plus souvent l’assimilation à la bourgeoisie libérale. Cette assimilation n’alla pas, on le sait, sans problèmes et l’antisémitisme occidental est pour une part une réaction contre l’assimilation. Les juifs de l’Europe de l’Est étaient beaucoup trop nombreux, beaucoup trop homogènes et avaient une avance culturelle beaucoup trop profonde sur les populations environnantes pour que le jeu soit le même. Les nationalismes modernes ne se définissent pas seulement par ce qu’ils incluent mais par ce qu’ils excluent. Etre roumain c’est se définir aussi comme non-grec, non-bulgare, non-russe. Pour la totalité des mouvements nationalistes, l’exclusion des juifs était une chose qui allait pour ainsi dire de soi. On notera qu’il en fut de même, dans une large partie de l’Orient arabe, par exemple au moment de la constitution du Baas. Celui-ci fit appel aux chrétiens, ignora radicalement les juifs. Malgré cela, une fraction des bourgeoisies juives tenta de se faire polonaise, roumaine ou russe. Les intellectuels choisirent en grand nombre la voie révolutionnaire dans l’espoir que ce que n’avait pu faire la révolution bourgeoise, la révolution socialiste l’accomplirait. Le judaïsme de l’Europe de l’Est a été véritablement la banque de sang des mouvements révolutionnaires prolétariens. Les masses populaires juives, elles, se montrèrent souvent soucieuses de préserver, tout en restant sur place, leur autonomie culturelle. Ainsi s’explique le grand succès d’un parti socialiste comme le Bund, dans l’ancien empire russe, parti qui restait majoritaire, en 1939, chez les juifs de Pologne. On voit donc que, si, en Occident, le judaïsme a plus ou moins choisi ou accepté sa définition comme religion et l’assimilation à la société dominante, le problème était beaucoup plus complexe à l’Est de l’Europe. Un « juif athée » paraît ici, ou du moins a longtemps paru une contradiction dans les termes. Rien n’était plus naturel à Varsovie ou à Kiev. Aussi bien les tentatives d’assimilation que la lutte pour la révolution ou l’autonomie culturelle devaient finalement échouer. Le massacre hitlérien dont le rappel « casse les pieds », paraît-il, de certains de nos camarades devait anéantir les uns et les autres. Les révolutions « socialistes » après avoir largement mis à contribution leurs cadres juifs devaient rejeter ceux-ci comme « cosmopolites ». La Pologne vient encore d’en administrer brillamment la preuve. Il importe peu d’expliquer aux intéressés que cette révolution n’est pas la bonne, qu’elle a été « défigurée » ou « trahie ». Ils ont le sentiment profond qu’ils ne peuvent plus attendre et qu’à l’heure où les trains conduisaient à Auschwitz, ni l’Amérique « libérale » ni l’U.R.S.S. « socialiste » (qui avait tout de même préservé en 1941 un grand nombre de juifs) n’ont placé leur salut au premier rang de leurs préoccupations.
C’est sur ce terrain — et l’on comprend que je résume ainsi une longue évolution — que triomphent l’idée de l’« Etat juif » et le mouvement sioniste. Dès le début ce dernier a parié sur l’impossibilité de l’assimilation, la vanité de la révolution, la pérennité de l’antisémitisme. Dès l’origine, son but a été de « normaliser » la situation des juifs en transformant le « peuple-classe » en société complète. A sa façon il est, lui aussi, un mouvement assimilateur. Le choix de la langue nationale, l’hébreu, permettait à la fois un rassemblement plus complet, n’englobant pas que les seuls yiddishophones et de prendre appui sur un passé restitué d’une façon plus ou moins mythique — un peu comme le mouvement national arabe restitue lui aussi le passé du califat Abasside ou Ommeyade dans une idéologie de la « renaissance ». L’objectif assigné au mouvement sioniste, la Palestine, était certes de souveraineté turque et de population arabe, mais, dans un monde dominé par les bourgeoisies conquérantes de l’Occident, ceci n’apparaissait pas plus gênant que la présence des Indiens lors de la marche des pionniers américains vers le Far West. Le mouvement sioniste a donc pris appui dès ses débuts sur l’impérialisme occidental. Certes, tous les mouvements nationaux formés récemment ont agi de même et on rappelle souvent que la Ligue arabe fut à ses débuts une simple création du Foreign Office. Dans le cas du sionisme, l’hypothèque apparaît cependant plus difficile à lever dans la mesure où la protection étrangère a été nécessaire non seulement pour le développement mais pour l’installation même de la nation hébraïque sur le sol de Palestine.
Faut-il cependant se représenter l’implantation et la colonisation sionistes, puis la création de l’Etat d’Israël comme le résultat d’un « complot » impérialiste tramé contre les peuples arabes ? Quitte à me faire traiter d’antimarxiste, je rejette cette explication comme grossièrement simplificatrice.
Une chose est de constater que le triomphe du sionisme ne pouvait se faire qu’aux dépens d’un autre peuple et en prenant appui sur le capitalisme occidental, une autre est de comprendre pourquoi ce mouvement a pu entraîner et convaincre des centaines de milliers de juifs d’Europe puis des pays arabes – victimes à leur tour du contre-coup de l’entreprise sioniste, de la colonisation occidentale et du triomphe du nationalisme arabo-musulman — qui n’étaient pas par vocation ni plus ni moins impérialistes – et souvent même plutôt moins — que d’autres. La réponse à mon avis, ne fait aucun doute : le sionisme a triomphé — précairement — parce qu’il était le seul mouvement à proposer aux juifs, ces minoritaires de partout, d’être quelque part la majorité. Tout découle de là, aussi bien la « loi du retour » dont on ne peut évidemment attendre qu’elle satisfasse un paysan palestinien chassé de sa terre que l’ensemble des institutions, souvent profondément scandaleuses à nos yeux, destinées à maintenir le caractère « juif » de l’État, au sein d’un monde qui ne l’est pas, et où les juifs ont cessé depuis dix-huit siècles d’être représentés en tant que tels par un Etat.
Le choix sioniste a sa logique qui est précisément l’inverse de ce qu’avait été l’attitude la plus courante du judaïsme diasporique du XIXe siècle et du début du XXe siècle, en Europe et plus au moins aussi en Amérique. Ceux qui étaient par excellence les exclus sont devenus ceux qui excluent. À l’ « interdit aux juifs » des antisémites, correspond l’interdit aux non-juifs qui est la règle d’Israël. La communauté inter-étatique que formaient les juifs — d’où le développement chez eux de l’internationalisme — est relayée par un « Etat de droit divin » (Isaac Deutscher). Prétendant rassembler le judaïsme dans un seul pays, le sionisme anéantit la fonction critique qu’exerçait le judaïsme européen et américain, fonction née de la situation des juifs « à la fois dedans et dehors », un peu comme le « socialisme dans un seul pays » stalinien a durablement mis en veilleuse la fonction critique du marxisme. Bien entendu, le socialisme israélien, qui animait si profondément les premiers pionniers, n’a pas échappé à cette logique. Radek plaisantait sur « le socialisme dans une seule rue », on pourrait parler de même du « socialisme dans un seul kibboutz ». Non pas qu’il faille, je crois, céder à la mode stupide qui consiste à présenter le socialisme kibboutzique comme un os à ronger jeté par les impérialistes aux progressistes aliénés. Il est aussi légitime de s’intéresser aux kibboutzim qu’à l’école, aristocratique et utopique dans l’Angleterre actuelle, de Summerhill. Les kibboutzim, même si certains d’entre eux ont dégénéré, demeurent jusqu’à présent la seule expérience sérieuse de suppression de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel. Les techniques pédagogiques qui y sont mises en œuvre forcent l’admiration ; le type d’hommes qu’ils ont créé donne quelque idée de ce que pourrait être un collectivisme démocratique. Cela dit, il va de soi qu’on ne peut tenir pour négligeable le fait qu’un grand nombre d’entre eux ont été créés sur des terres spoliées, que leur fonction militaire s’accroît aux dépens de leur fonction économique et sociale, que la démocratie interne n’est nullement une assurance contre le chauvinisme et la certitude brutale d’avoir toujours raison.
Il faut avoir visité un kibboutz installé en territoire occupé depuis 1967, constaté l’incroyable inconscience de ceux qui, arrivants récents, pratiquent le « socialisme » des conquérants, pour voir jusqu’où peut aller l’occultation par l’idéologie des réalités les plus évidentes. Faut-il ajouter pourtant qu’Israël n’a nullement le monopole de cette perversion ? Le « socialisme » du Baas syrien traitant les Kurdes à peu près comme les Israéliens ont traité les Palestiniens au nom de l’arabisation, pour ne pas parler du « socialisme » stalinien qui a déporté des peuples entiers réduisent très fortement en ce domaine l’originalité d’Israël. L’entreprise sioniste a donc abouti à un résultat tragiquement contradictoire. L’effort pour rassembler en un seul pays le « peuple juif » a réussi à grouper en Palestine environ un cinquième de celui-ci, et, s’il est vrai que les Israéliens sont profondément différents des juifs humiliés des ghettos et des mellahs, qu’à un prix extrêmement lourds des aliénations ont été éliminées, qu’une société démocratique, infiniment plus égalitaire que n’importe quelle société occidentale a été créée, proche à certaines égards de la démocratie pionnière qu’observait Tocqueville en Amérique, la levée de ces aliénations a entraîné l’apparition d’autres aliénations dont la plus évidente est cette sorte d’idolâtrie de l’Etat qu’on ne peut guère comparer qu’à la représentation de l’Etat prussien comme incarnation suprême de la raison dans l’histoire qui caractérisait la dernière pensée de Hegel. Le drame est que le kibboutz ne peut vivre sans l’Etat, qu’il lui fournit même nombre de ses cadres et qu’il est pour l’instant un rouage d’une société intégrée plus qu’un ferment de contradiction.
Si Israël par son existence apparaît comme un refuge possible aux yeux d’un grand nombre de juifs, une sorte d’assurance contre un nouvel Auschwitz — et c’est là un sentiment qui est très profondément vécu — le seul fait que les Israéliens se tiennent pour menacés d’anéantissement — quel que soit par ailleurs le sérieux de cette menace — est le signe d’un échec du sionisme à « résoudre » le problème juif. Qu’est-ce donc qui a été créé en Israël ? Indiscutablement, une nation dont le degré d’intégration, favorisée par la guerre, a quelque chose de stupéfiant et qui saute aux yeux de l’observateur le plus prévenu. Il importe peu en l’occurrence que cette nation ait été constituée avec des hommes venus de cent deux pays différents. C’est également à peu près le cas des Etats-Unis d’Amérique dont personne ne songe à mettre en doute le caractère national. En particulier il convient de dire que toute spéculation sur une rupture possible entre juifs d’origine « orientale » et juifs « européens » relève de l’illusion la plus complète. Non que cette opposition soit absente, mais, dans le cadre de la lutte nationale, la classe dirigeante israélienne qui n’est certainement pas la bourgeoisie la plus bête du monde a su prendre les mesures nécessaires pour favoriser l’intégration, et notamment utiliser les techniques pédagogiques qui permettent peu à peu aux enfants des « orientaux » d’affronter la concurrence des « occidentaux ». Le nombre croissant des mariages mixtes atteste du reste que sur ce plan l’entreprise a été réussie. Il faut pourtant dénoncer l’illusion très répandue en Israël et hors d’Israël qui voit dans ce pays un pôle possible de développement du Moyen-Orient sous-développé, un peu ce qu’a été le Piémont dans l’Italie du Risorgimento, la Prusse dans l’Allemagne du Zollverein. Israël, aidé par le judaïsme américain, est une force énorme de développement et de modernisation, d’intégration au monde moderne et à la « société industrielle » de populations qui n’y avaient pas pénétré, de rationalisation et d’acculturation, mais, pour des raisons de structure qui tiennent à la logique du sionisme, tout cela est réservé aux seuls juifs. Les arabes d’Israël n’en ont eux-mêmes « bénéficié » que d’une manière toute relative, et l’entreprise ne peut être étendue à l’ensemble de la région que sous la forme de la colonisation, et c’est bien ce qui tend à se produire dans les territoires occupés, ou du néocolonialisme. Inévitablement alors, le conflit national se doublera d’un conflit de classes, l’un renforçant l’autre.
Le sionisme avait commencé par l’affirmation de la nécessité d’un « pouvoir juif » très comparable, psychologiquement, au « pouvoir noir » américain – on sait du reste que le thème du retour en Afrique n’a pas été sans écho chez les Noirs américains, et ceux qui se moquent de la restauration de l’hébreu devrait se demander pourquoi à New York on enseigne le swahili – il risque d’être pris demain dans une logique de type algérien ou sud-africain. Nous sommes devenus, me disait un historien israélien, la Sparte moderne, une nation de deux millions et demi d’ « égaux » régnant sur un million d’« hilotes ».
Depuis la guerre de 1967, le fait majeur est certainement l’apparition dans le monde arabe d’une force qui conteste authentiquement l’entreprise israélienne : les Palestiniens jusqu’ici ligotés par leurs protecteurs égyptiens, jordaniens ou syriens sont devenus ou du moins deviennent chaque jour davantage une force autonome, dont l’impact militaire reste extrêmement faible — toute comparaison avec le F.N.L. vietnamien ou même le F.L.N. algérien serait inadéquate et ceux mêmes des Israéliens qui ont pris conscience de la réalité du fait national palestinien ont l’oeil fixé sur le front de Suez beaucoup plus que sur le quartier général du commandement unifié de la résistance palestinienne — mais dont la signification politique est évidente et qui est capable dès maintenant à tout le moins de menacer l’équilibre politique et social des voisins d’Israël. S’il est un peuple auquel convient l’appellation de « damnés de la terre », un peuple qui « n’a rien à perdre », c’est sans aucun doute le peuple palestinien. Il est donc profondément naturel que le combat de ce peuple dont l’existence même a été, est encore niée soit compris et au besoin soutenu par ceux pour qui l’internationalisme a encore un sens. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que cette lutte nécessaire doive être menée avec les armes de l’illusion idéologique et de la mystification apaisante. En particulier il convient de dire, à mon sens, avec la plus grande netteté et une franchise totale que ceux qui répandent la vision idyllique d’une Palestine « laïque et démocratique », unitaire ou binationale se méprennent gravement à la fois sur les objectifs actuels du mouvement palestinien et sur les possibilités réelles de mettre en œuvre une telle solution. Ce qui rend au contraire le conflit israélo-palestinien si profond, si total, c’est qu’il n’est que, pour l’instant, un conflit de délimitation de souveraineté. C’est un conflit pour une même terre entre deux peuples dont l’un, développé, utilise et au besoin force l’appui des collectivités juives de l’Occident capitaliste et de cet Occident tout entier, et dont l’autre, sous-développé, s’insère dans le contexte d’une « révolution arabe » qui est reconquête de l’identité nationale pulvérisée, promesse peut-être à long terme de développement autonome mais qui se situe sur un plan tout différent de celui du combat révolutionnaire et socialiste dont Mai 68 a démontré qu’il n’était pas impossible dans un pays développé.
En fait, la revendication palestinienne apparaît comme très exactement symétrique du mouvement même qui l’a provoquée, je veux dire de l’établissement sioniste : c’est ce que montre de façon saisissante le texte qui jusqu’à maintenant exprime avec le plus de netteté et de façon officielle la position de la révolution palestinienne — texte que ne sauraient annuler, pour le moment, des déclarations de circonstances : le « pacte national palestinien » adopté au premier congrès palestinien tenu à Jérusalem en mai 1964, texte modifié et amendé au quatrième congrès tenu au Caire en juillet 1968. L’article 4 de ce texte est ainsi rédigé : « La personnalité palestinienne est un caractère inné, persistant qui ne peut disparaître et qui est transmis de père à fils. » Comme l’a observé avec une lucidité féroce le général et arabisant israélien Y. Harkabi (Maariv, 12 décembre 1969), compte tenu du fait que dans la tradition arabo-islamique la filiation est patrilinéaire et que dans la tradition juive elle est matrilinéaire, nous avons là très exactement la contrepartie palestinienne de la « loi du retour ». Il en résulte aussi que la qualité de « palestinien » ne résulte pas d’un contrat (pas plus que la qualité de juif israélien dont tous les fils de mère juive sont les bénéficiaires possibles), mais est transmise exclusivement par la naissance.
Quant à l’article 6 de ce même document, il précise que les « juifs » qui vivaient en Palestine de façon permanente avant les débuts de l’invasion sioniste « seront considérés comme Palestiniens ». Comme les « débuts » de « l’invasion sioniste » sont fixés par ailleurs à 1917 (déclaration Balfour) la conséquence est facile à tirer. Il est vrai que des déclarations récentes ont corrigé ces affirmations et que les dernières publications d’Al Fatah évoquent une Palestine dont feraient partie tous les habitants du pays, juifs, arabes, israéliens, personnes vivant dans les territoires occupés, exilés ou réfugiés, mais ces textes n’ont jamais eu le caractère solennel du « pacte national » de 1968. Une organisation palestinienne très minoritaire, le « Front démocratique » a tenté au congrès palestinien de 1969 de faire étudier sérieusement la possibilité d’un Etat démocratique où deux peuples coexisteraient, mais ces propositions ont été, autant que je sache, rejetées. Il suffit du reste de réfléchir à un simple détail : une telle Palestine unifiée ne pourrait voir le jour que dans le cadre d’une victoire totale remportée sur les Israéliens. On voit mal comment dans de telles conditions les intentions les plus démocratiques pourraient résister à la logique de la victoire qui est la destruction de l’adversaire. Il y a eu aussi des sionistes pour proclamer leur intention d’établir un Etat bi-national, ou au moins un Etat où juifs et arabes auraient les mêmes droits. On sait ce qu’il en est advenu après la guerre de 1948. On sait aussi, symétriquement, de quelle épouvantable façon s’est achevée la restauration d’un Nigéria, unitaire et démocratique.
On ne peut échapper à cette logique qu’en supposant, et c’est ce que font nos camarades du Matzpen qui tentent courageusement de mettre leurs principes en application, que peut se développer en Israël une force révolutionnaire de contestation qui puisse éventuellement coopérer avec les forces palestiniennes qui reconnaîtraient le droit du peuple israélien à l’autodétermination. Outre le fait que de telles forces ne se sont pas encore vraiment révélées, la possibilité d’un tel développement en Israël apparaît comme extraordinairement problématique pour ne pas dire plus. Je l’ai déjà dit, la société israélienne est une des plus intégrées qui soit au monde. Elle est pour l’instant le modèle même d’une société « unidimensionnelle ». Une transformation profonde n’apparaît comme concevable que si le judaïsme diasporique cessait d’apporter son aide, ce qui entraînerait une chute du niveau de vie et la reprise d’une émigration qui s’était déjà fait sentir en 1966, ou si une longue période de paix permettait aux contradictions que recèle cette société, comme toute autre, de se déployer librement, deux hypothèses pour l’instant extrêmement improbables.
Bien entendu chacun est libre de penser que la seule réparation possible de l’injustice profonde causée aux Palestiniens réside dans le départ des Israéliens. Certains en ont pris leur parti et le disent : « Je sais très bien comment cela finira, me disait un jour un camarade juif : à New York. » Hypothèse encore trop optimiste et qui oublie que face à ceux qui n’ont rien à perdre les Israéliens ont eux tout à perdre et qu’ils feront n’importe quoi, je dis bien n’importe quoi, si le sort des armes venait à se tourner contre ceux, dans le cas, par exemple, pour l’instant très improbable, où les pétroliers américains dont les intérêts ne sont pas en Israël imposeraient leurs vues à Washington, où l’aide soviétique ou chinoise se ferait directement militaire. Libre à chacun d’imaginer une libération de la Palestine qui s’accomplirait sur les ruines du Caire, d’Alexandrie, de Beyrouth et de Damas, sans parler de Jérusalem ou de Tel Aviv — et je passe sur le fait qu’une telle libération s’appuierait fatalement et dans une certaine mesure s’appuie déjà sur les forces les plus rétrogrades de l’antisémitisme, que celui-ci soit « chrétien » ou « socialiste » — ; je ne crois pour ma part cette perspective ni satisfaisante ni du reste vraisemblable. Mais il faut bien comprendre que dans la vision d’une libération totale de la Palestine, il n’y en a pas d’autre, car la guerre de guérilla n’a pas l’ombre d’une chance de vaincre un Etat moderne s’appuyant sur une nation intégrée. Plus exactement, la guerre de guérilla n’aurait de chance réelle que si les Israéliens incorporaient dans leurs « frontières » deux ou trois fois plus d’arabes qu’elles n’en contiennent actuellement. Il est peu probable qu’ils commettront cette erreur irrémédiable.
Dans ces conditions je n’ai pas à cacher qu’un compromis, aussi boiteux que l’on voudra, qu’il prenne la forme d’un « Brest-Litovsk » arabe ou d’une intervention intéressée des « grandes puissances » compromis qui imposerait à tout le moins l’évacuation du territoire occupé en 1967, me paraît de toutes les solutions imaginables (et dont les « bonnes » ne sont pas « possibles ») probablement la moins mauvaise. Les Palestiniens ont déjà fait en sorte qu’un tel compromis ne puisse plus, comme cela s’est fait jusqu’à présent, se faire entièrement à leurs dépens. Bien entendu, la pire des hypocrisies consisterait à prêcher ce compromis sans tenter d’agir en même temps, dans la mesure où nous pouvons le faire ici, pour que ce compromis soit aussi favorable que possible à ceux qui ont été les principales victimes de trois guerres et de l’établissement même de l’Etat d’Israël, mais cette action ne peut se passer d’un minimum d’esprit de lucidité critique et de vérité qui lui a fait jusqu’à maintenant, je le crains, cruellement défaut.
Pierre Vidal-Naquet.