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Blanquet : Manifestation des Algériens de Paris (16 et 19-10-61)

Article de Blanquet paru dans Le Combat syndicaliste, 33e année, nouvelle série, n° 172, décembre 1961, p. 1 et 4

Pour essayer de pénétrer la cause de ces manifestations de masse, qui ont désagréablement surpris le peuple de Paris, et qui ont mobilisé la presque totalité des Algériens de la région parisienne, il faut revenir très en arrière.

Non pas, certes, remonter jusqu’à la conquête de l’Algérie (ce qui serait nécessaire pour une étude plus ample, sans doute), mais jusqu’à ces années 48-50, peu après la Libération

A ce moment-là, le manque main-d’œuvre se faisant fortement sentir, en France, on eut recours à la main-d’œuvre algérienne.

Le mouvement déjà commencé entre les deux dernières guerres fut intensifié et ce fut par milliers que les nord-africains débarquèrent en France.

Quoique certains le prétendent, ils ne furent pas recrutés de force, mais attirés par des promesses fallacieuses de gains substantiels, de logements assurés et d’avantages divers consentis aux familles restées au pays (1).

Cela fut assez facile, si l’on veut bien considérer que l’Algérie, presque sans industrie, n’offrait guère de possibilités à la plupart des indigènes dont le nombre ne faisait qu’augmenter d’année en année.

Des considérations d’un autre ordre, d’ordre électoral, il faut bien le dire, poussèrent les partis politiques à soutenir cet exode, et, il faut aussi le dire, le parti communiste ne resta pas en arrière, loin de là, dans cette course au bulletin de vote. Malheureusement, les faits ne confirmèrent pas les promesses ! A ces manœuvres et ouvriers sans métier, la plupart du temps, on réserva dans les usines, les tâches les plus ingrates et les plus sales, accompagnées des rémunérations les plus faibles. De plus, et ce fut peut-être leur plus grande désillusion, rien de concret n’avait été prévu pour leur logement.

On les laissa s’entasser dans des baraques désaffectées, des caves humides et des bidonvilles, comme à Nanterre, par exemple. Les plus heureux (ou les plus chanceux et les moins pauvres) trouvèrent à se loger dans des hôtels vétustes, sales et sans confort, ou on les entassa souvent à cinq ou six dans une seule pièce. Et aussi, où ils étaient obligés de s’entasser pour arriver à payer le loyer de ces chambres sordides.

Ils ne furent pas longtemps à s’apercevoir de cette exploitation éhontée, mais que pouvaient-ils faire ? Retourner au pays ? Avec quoi payer le voyage ? Ici, malgré tout, ils gagnaient leur vie et, en vivant chichement, pouvaient même envoyer un peu d’argent à la famille restée là-bas.

Plus tard, certains se marièrent en France, et d’autres firent venir leurs femmes et leurs enfants, ce qui sous-entend déjà qu’ils furent des privilégiés ayant trouve à la fois un bon emploi et un logement moins rudimentaire.

Beaucoup avaient fait leur trou, comme l’on dit, et dans les usines et les ateliers, leurs camarades français, dans leur grande majorité, les considéraient comme intégrés à la communauté française.

Eux-mêmes, naturellement, se considéraient comme Français, et on ne pouvait qu’être d’accord avec cela, si l’on s’en rapporte aux innombrables promesses et déclarations officielles dont ne furent point avares tous les gouvernements qui se sont succédés depuis la Libération et même avant.

Sur ce, éclate l’affaire d’Algérie, qui, bientôt, devient la guerre, cette guerre odieuse qui dure depuis sept ans et menace de durer encore des mois, des années peut-être, qui sait ?

Les causes essentielles en sont bien connues : mécontentement progressif à la fois des élites et du peuple algérien, consécutif à la non-exécution de multiples promesses faites aux uns et aux autres, et surtout constatation évidente, pour eux, du refus de l’intégration manifestée par les gros colons d’Algérie et l’ensemble de la communauté de souche métropolitaine.

Ce furent alors des soulèvements çà et la, peu importants, sauf celui du Cap Bon qui fut suivi d’une répression féroce, indigne d’une nation comme la France qui se targue toujours d’un idéal de liberté et de justice que seuls les aveugles et les sourds continuent encore à conserver. Puis les maquis, la formation d’une armée de guérillas, peu à peu encadrée de chefs militaires et politiques qui, à force de ruse, de courage et, il faut le dire sans ambages, grâce à l’aide matérielle de pays voisins et de peuples de même race, est devenue une véritable force militaire et politique en qui s’incarne dès à présent, l’avenir de l’Algérie. Constatons, en passant, l’énorme crétinisme de nos dirigeants successifs qui, de par leur refus systématique d’accorder la promotion des élites et des travailleurs algériens, en est arrivé à la transformation en une guerre implacable de ce qui n’était, au début, qu’un ensemble de revendications relativement faciles à satisfaire (2).

En métropole, nos travailleurs musulmans furent bientôt plus ou moins victimes de cet état de chose, surtout après le début et la multiplication des attentats aveugles du F.L.N., et de l’hostilité déclarée de celui-ci envers les travailleurs et autres ressortissants de l’Algérie qui n’épousaient pas leur cause. Et ce fut le racket des boutiquiers, les assassinats, le conflit ouvert avec les partisans de Messali Hadj et les règlements de comptes avec les policiers parisiens et algériens (les harkis).

A la suite de tout cela, les travailleurs algériens ne tardèrent pas à se trouver pris entre leur désir de tranquillité en France, malgré les conditions précaires de travail, et les mots d’ordre et exigences des gens du F.L.N. qui leur faisaient un devoir d’aider, ou tout au moins, de ne pas désavouer la rébellion.

Puis, ils se heurtèrent bientôt à l’incompréhension et à l’hostilité de leurs camarades de travail ou de leurs voisins, et même de leurs amis français de la métropole, qui, presque tous, inconsciemment peut-être, devenaient ou redevenaient racistes. Et racistes parce que peu instruits, trompés par les divers gouvernements qui se sont succédés depuis la Libération, et mal informés (ou pas informés du tout) par la grande presse, laquelle est toujours au service des trusts et aussi des gros colons d’Algérie. Si l’on ajoute à tout cela les brutales « ratonnades » et les attentats de l’O.A.S., les échecs des négociations (échecs dont on doit penser pour le moins, que les responsabilités sont partagées) et, tout dernièrement, cette brimade stupide qui vient de s’abattre sur eux, le couvre-feu de fait dans la ville de Paris, il n’est pas étonnant, il est même normal de penser que ces gens-là en ont assez (3).

Mais il y a lieu de ne pas se méprendre ; je veux parler ici des travailleurs, des salariés et de leurs familles et non de cette multitude de trafiquants, vendeurs à la sauvette ou maquereaux, tous vivant en marge, tous plus ou moins indicateurs, dont beaucoup se sont fait les agents ou les soutiens du F.L.N. en métropole. Ceux-ci, précisément, que la police aurait dû maitriser dès le début, au lieu de se livrer à cette répression féroce et stupide qui lui fait voir, aujourd’hui, tout individu au teint basané et aux cheveux crépus comme un tueur patenté du F.L.N.

Pour terminer ce trop court exposé, il me reste à parler de ce qui nous tient le plus au cœur, nous, libertaires – il s’agit, en l’occurrence, de la carence des syndicats. Qu’ont fait les grandes centrales syndicales pour essayer d’éviter ou de laisser se continuer cette sale guerre qui menace de s’éterniser ?

Rien, ou presque ; des motions, des vœux, des déclarations de principe, des fariboles, quoi. Et qu’ont-elles fait pour protéger les travailleurs algériens vivant en France, et désireux de demeurer à leur place dans la classe ouvrière française ?

Et, tout de même, la plupart de ces salariés sont ou étaient syndiqués et payaient régulièrement leurs cotisations. Faut-il s’étonner qu’il y ait eu, petit à petit, de leur part, désaffection envers le syndicat ?

Mais aussi, car tout est lié, qu’ont-elles fait, en France, ces mêmes centrales syndicales, au moment de l’envoi du contingent, au moment ou une grande partie de la jeunesse ouvrière de la France était envoyée en Afrique ?

Des mouvements spontanés et nombreux eurent lieu en divers points du pays, à ce moment-là, qui, aidés et soutenus énergiquement par les syndicats, eussent peut-être changé la face des choses. Et aussi montré aux travailleurs nord-africains que la classe ouvrière ne les abandonnait pas à leur sort.

Mais qu’attendre de ces officines politiques, qu’attendre de ces secrétaires permanents, désireux avant tout de conserver leur sinécure et d’éviter les vagues, d’où qu’elles viennent ? Quelle belle occasion perdue de montrer que le travailleur, le pauvre, le miséreux n’a pas de patrie, que le syndiqué, des lors qu’il travaille, qu’il contribue à la prospérité de la communauté, doit être défendu contre l’iniquité, et cela, à quelque race ou nationalité qu’il appartienne.

Mais quoi ! Pour cela il faut être d’abord internationaliste et, ensuite antiraciste de cœur et de fait. Hélas, cela ne semble pas être les convictions primordiales des différentes directions syndicales en France… et même, re-hélas, des syndiqués de la base.

Ceci relevant directement de la politisation des syndicats, autant que de la hiérarchisation à outrance dont tous les prolétaires font les frais.

Ce que l’on ne peut que grandement déplorer.

BLANQUET.


(1) A ce sujet, l’on m’assure qu’il exista, à cette époque, une véritable organisation clandestine qui pratiqua l’escroquerie sur une vaste échelle, à l’encontre des travailleurs ainsi attirés vers la métropole. On leur garantissait des logements décents, des contrats de travail avantageux et même mirifiques, et cela en échange de sommes plus ou moins fortes, où certains virent ainsi disparaître leurs pauvres économies.

(2) N’oublions pas d’ajouter à tout cela, l’effarante arrestation, au mépris de tout droit, de Ben Bella et de ses compagnons. Laquelle arrestation, maintenue encore aujourd’hui, n’a pas peu contribué à assombrir le climat entre la France et les pays d’Afrique du Nord. Et notons en passant que, si c’était vraiment grand et généreux, la France, la libération de ces prisonniers politiques aurait eu lieu depuis longtemps. Ce qui aurait certainement eu comme résultat de faciliter grandement les négociations… ces fameuses négociations déjà rompues à deux ou trois reprises, et que l’on se propose de part et d’autre, de reprendre prochainement.

(3) Le seul fait d’employer les mots « bicot » pour les algériens, ou « bougnouls » pour les noirs, même sans intention blessante ou méprisante, indique déjà une attitude raciste dont peu d’individus peuvent se disculper.

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