Tribune de Lucien Weitz parue dans Nouvelle Gauche, 2e année, n° 33, du 28 septembre au 11 octobre 1957, p. 6
IL y a des formes d’auto-critique qui se révèlent n’être qu’un réquisitoire contre les autres. Le titre de l’article (1) de Léo Hamon : « La gauche souffre-t-elle d’algéromanie ? » n’était que formellement dubitatif. Le contenu, lui, ne laissait aucun doute.
Il est clair que l’accusation de Léo Hamon ne vise qu’une fraction étroite de la gauche ; cette fraction de socialistes et de chrétiens qui, dans la S.F.I.O. ou hors de ses rangs, s’oppose à la politique dans laquelle s’est engagé Guy Mollet au lendemain de la journée historique du 6 février 1956. Il est non moins clair pour nous, sinon pour Léo Hamon qui n’en souffle mot, que l’affligeante infirmité a épargné le Parti Communiste.
Pourtant la gauche, en général, étant malade, il convient que la gauche réelle, faible et incertaine, ne se laisse pas traiter comme l’âne de la fable, « ce pelé, ce galeux » d’où viendrait tout le mal.
Cette gauche, bien sûr, commet des erreurs ; si l’on considère la minorité du Parti socialiste, on peut lui reprocher de ne pas agir avec une fermeté conséquente ; s’il s’agit de la « gauche nouvelle », on peut souligner son indétermination doctrinale ; mais on ne peut, en aucun cas, reconnaître coupables, ni l’une ni l’autre, des fautes que prétend dénoncer Léo Hamon.
Dans le raisonnement que développe celui-ci, aucune place n’est faite à l’analyse de la position des partis traditionnels de la gauche. Or, puisque la gauche, la nôtre, est réduite, par des circonstances qui risquent de ne pas être passagères, à n’agir qu’en tant qu’opposition, il me paraît évident que l’essentiel pour qualifier les minorités socialistes, est de porter un jugement sur la politique de la S.F.I.O. et celle du Parti Communiste.
Léo Hamon s’en est dispensé. Si bien que son attitude justifie indirectement l’une et l’autre. Elle apporte un élément de confusion supplémentaire et constitue, volontairement ou non, une diversion fort désagréable.
ON comprendra donc que je m’attache d’abord à compléter, aussi succinctement que possible, le diagnostic de notre critique.
La direction et, à la suite, la majorité de la S.F.I.O. ont trahi les principes socialistes. Cette dégradation du socialisme n’est pas, certes, un phénomène récent. Depuis quelques années la S.F.I.O., devenue un des éléments permanents du pouvoir a, sans tenir compte des théories qui ont jailli de l’histoire du mouvement ouvrier, procédé empiriquement à une révision des notions fondamentales. On a ainsi détourné la notion d’internationalisme pour donner une teinte socialiste à celle du pouvoir capitaliste supra-national ; à la solidarité et à l’union des classes opprimées on a substitué le concept d’unité des pays capitalistes affaiblis faisant face aux grands blocs ; la défense des libertés démocratiques s’est confondue avec la croisade anti-soviétique, etc…
Mais l’Algérie et les problèmes coloniaux, en général, ont agi comme un révélateur de l’âme profonde de la S.F.I.O. Guy Mollet, gouailleur, ironise sur le « soi-disant droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » auquel il oppose « le droit des hommes et des femmes à l’indépendance individuelle ». Il oppose au nationalisme des peuples colonisés et économiquement sous-développés, les tendances universalistes du monde moderne. Mais, en même temps, toute sa politique algérienne conduit au déchaînement d’un néo-chauvinisme français.
Pourtant, aux dernières élections, en dépit des nécessités électorales, en dépit de la composition sociale de leur Parti, les dirigeants de la S.F.I.O. s’étaient présentés avec un programme raisonnable et libéral. Le « Front Républicain » se battait pour la paix en Algérie. Certes, ce programme était insuffisant, il témoignait d’une méconnaissance de la réalité algérienne ; il confirmait ainsi la médiocrité politique des hommes responsables. Mais il laissait la porte ouverte. Depuis, les socialistes, au lieu d’en franchir le pas, l’ont murée. Ils ont été pris dans un engrenage fatal et ont créé l’atmosphère irrespirable que nous connaissons actuellement. Ils n’avaient pas mesuré les difficultés auxquelles ils se heurteraient ; ils n’avaient pas su prévoir une politique conforme à une réelle décolonisation ; pour justifier leur manque de courage politique, ils ont repris à leur compte les arguments de l’adversaire ; ils n’ont pas été poussés dans cette voie par la masse populaire française ; c’est eux qui, usant de la démagogie la plus cocardière, ont réveillé l’esprit chauvin et ont ainsi désorienté tous les partisans d’une solution pacifique en Algérie.
Or, malgré les apparences, malgré des discours, certains même très bons, le Parti Communiste n’a pas contrecarré efficacement la vague chauvine. Il a, par une inertie concertée, freiné les masses populaires.
On sait que le P.C.A., après la Libération, s’est opposé aux revendications nationalistes. Aussi son influence réelle en Algérie a-t-elle toujours été sans rapport avec l’activisme déployé par son puissant appareil. A l’Assemblée Nationale, quand il était pourtant difficile d’espérer un redressement de sa politique, le gouvernement Mollet a néanmoins obtenu, sur le vote des pouvoirs spéciaux, les voix du groupe communiste. C’est que, dans ce domaine aussi, la politique du Parti communiste étant, dans ses grandes lignes, déterminée par les exigences soviétiques, la lutte contre l’impérialisme américain commande, ici comme ailleurs. Aussi, est-il évident que, dans la mesure où la politique de Guy Mollet et de ses successeurs mécontent et gêne l’impérialisme américain, rien d’effectif n’est accompli par le Parti communiste pour faire échec, d’une façon décisive, à cette politique.
De même, dans la conjoncture actuelle de tension sociale, le Parti Communiste se contente-t-il de ronronner son couplet sur l’unité d’action, sans prendre la tête du combat pour les salaires ; tout se passe comme s’il ne jugeait pas opportun d’aggraver les difficultés d’un gouvernement qui fait payer aux travailleurs les frais d’une guerre insensée.
Sans doute, le Parti Communiste n’est-il si prudent que parce qu’il s’efforce, comme Léo Hamon souhaiterait que « notre » gauche le fit, « de lier son esprit à la sensibilité nationale ».
CECI étant le fond du décor sur lequel Léo Hamon a évité de projeter son jeu d’ombres et de lumières, j’aborderai quelques points essentiels, touchant à l’attitude de « notre » gauche.
Et d’abord, je résume les éléments du réquisitoire :
1. – La gauche a abandonné le combat contre la Petite Europe. Elle a tacitement acquiescé aux traités de Marché commun et d’Euratom.
2. – Par contre, elle a concentré tous ses efforts à lutter contre la guerre d’Algérie. Car elle prétend que « l’Algérie commande tous les problèmes ».
3. – Or, l’Algérie n’est pas le problème essentiel. Du reste, l’échec de cette gauche est le prix de son erreur. « L’opposition de gauche, écrit Léo Hamon, – après avoir abandonné le combat sur les questions essentielles n’a même pas réussi à faire triompher ses thèses sur la question à laquelle elle s’était confinée sans raison valable. »
Jamais, affirme Léo Hamon, le choix politique ne se fait sur une seule question. Je ne répondrai pas en déclarant aussi péremptoirement, qu’au contraire, toujours… Mais ce jamais n’est pas sérieux, surtout lorsque celui qui l’écrit s’interroge ensuite, évoquant la C.E.D. : « Peut-être avions-nous raison de croire que c’était, à l’époque, la question essentielle ? » C’était effectivement juste, comme il est juste aujourd’hui que la question essentielle n’est pas la Petite Europe, mais la paix en Algérie. Il suffit d’énumérer rapidement les conséquences de la guerre pour démontrer qu’elle commande bien tous les problèmes : dégradation de la situation économique et financière, détérioration des relations avec tous les pays d’outre-mer, atteintes aux libertés fondamentales et menace de fascisme, affaiblissement du mouvement ouvrier et démoralisation de la jeunesse, etc.
Au surplus, l’opinion publique qui, selon Léo Hamon, à propos de l’Algérie « se place légitimement – ce n’est pas moi qui souligne – sur les plans des intérêts nationaux » n’a visiblement pas été atteinte dans « sa sensibilité nationale » par les progrès formels de la Petite Europe. L’inverse eut été préférable, mais « notre » gauche n’y est pour rien.
Il est aussi injuste d’insinuer que celle-ci n’a pas compris la signification politique des traités européens. Mais n’est-il pas juste de considérer qu’ils ne présentent qu’un danger d’avenir. Et surtout quel gouvernement de gauche ou de droite prendra-t-il la responsabilité, étant donné les structures économiques et sociales actuelles de la France, d’appliquer les clauses inscrites dans le traité de Marché commun. La gauche trouvera demain et après-demain sur ce plan de bons terrains de lutte.
Qu’aurait-elle gagné donc à se battre maintenant – sans aucune chance de succès parlementaire – sur cette question ? Rien, sauf un affaiblissement de sa lutte contre l’Algérie. Car, en réalité, où le bât blesse Léo Hamon, c’est que, dans cette lutte, des alliances se sont forgées avec certains hommes politiques « européens », voire « pro-américains ». « La droite a ses partisans de la négociation en Algérie », rappelle Léo Hamon.
On ne choisit pas ses alliés. Mais pas plus qu’on pouvait attendre des alliances contractées pour vaincre la C.E.D. un regroupement politique durable, la gauche ne justifie pas ses alliances nouvelles par l’espoir d’un reclassement parlementaire quelconque.
Elle lutte contre la guerre d’Algérie parce qu’elle pense qu’il y a concordance entre les exigences du socialisme et la libération du peuple algérien. Elle ne croit pas que l’indépendance doive nécessairement se réaliser « au goût américain ». Ce ne sont pas ses alliances avec des partisans d’une telle solution qui l’engagent. Pas plus que nous n’étions engagés, au temps de la C.E.D., par les positions du général Aumeran. Car, la gauche a, ce me semble, suffisamment démontré qu’il était possible de concilier les véritables intérêts du peuple français et l’indépendance politique du Maghreb.
L’accuser de n’apparaître que comme « les avocats de l’adversaire », rappeler qu’on ne peut oublier notre qualité de citoyen français, c’est finalement céder au complexe nationaliste et aggraver le désarroi dans les rangs de la classe ouvrière. C’est vraiment faire œuvre de diversion !
(1) Paru dans un récent numéro de « France-Observateur ».