Article d’Yves Dechézelles paru dans La Commune, n° 2, mai 1957, p. 10
DEPUIS quelques mois une fraction importante de l’opinion française a été vivement impressionnée par ce qu’elle a entrevu des aspects atroces de la guerre et de la répression en Algérie.
Nombreux sont ceux qui, tout en rejetant l’idéal d’indépendance qui anime les fellaghas algériens, ne peuvent accepter de voir réprimer une insurrection par des moyens indignes d’une démocratie. Il convient de se réjouir de ce sursaut de l’opinion. Les Français, dans leur majorité, ne sont prêts à accepter ni pour eux-mêmes, ni pour les autres les méthodes propres au fascisme. Mais il faut aussi se garder des illusions. Il serait vain de croire que l’on réussira à humaniser la guerre d’Algérie. L’on ne mettra fin aux « excès » et aux « abus » de la répression qu’en mettant fin a la guerre elle-même. La lutte du peuple algérien ne s’arrêtera que lorsqu’aura été clairement reconnu son droit de disposer de lui-même.
Nous sommes de ceux qui n’avons pas attendu les évènements pour combattre en faveur d’une cause à laquelle la Conférence de Bandoeng a donné une consécration universelle. Notre conviction demeure qu’il est impossible de biaiser avec la volonté des peuples coloniaux luttant pour leur indépendance.
Est-ce à dire que nous refuserions de nous joindre à ceux dont la protestation est fondée sur des raisons d’humanité ou de respect de soi-même plutôt que sur une juste conception de l’anti-colonialisme. Ce serait faire preuve de sectarisme. Capitant et de Bollardière, par leur geste, ont fait beaucoup plus progresser l’opinion que toutes les phrases sur l’anti-colonialisme. Mais, en revanche, les protestations contre les méthodes barbares de la guerre seront vaines si elles ne servent pas à faire comprendre à l’opinion qu’il faut mettre un terme à la guerre elle-même et donc permettre au peuple algérien de déterminer librement son avenir.
Nous sommes prêts à nous rencontrer avec tous les hommes de bonne
volonté pour dénoncer les violations du droit, les atteintes à la liberté et les crimes contre l’humanité. Mais notre protestation doit s’élever aussi haut et aussi fort que les victimes soient des bourgeois ou de simples fellahs, qu’elles appartiennent ou non à telle ou telle organisation algérienne.
Je parcourais récemment un petit journal rédigé par plusieurs groupes de gauche d’un secteur de Paris tout entier consacré à la répression en Algérie. Les cas cités méritaient, certes, de l’être. Mais pas un seul de ces cas ne concernait un militant du M.N.A. Le lecteur non averti aurait pu croire ou bien que cette organisation n’existait plus ou bien que ses militants étaient épargnés. Pourtant dans la période ou cette feuille était rédigée, non seulement des dizaines de militants du M.N.A. étaient condamnés dans la métropole, mais le Tribunal militaire d’Oran jugeait Goffal et quarante-cinq de ses camarades ; le Tribunal militaire d’Alger jugeait coup sur coup des charrettes entières de militants du M.N.A. dont les frères Mezzi et leurs douze compagnons, les quinze Fidayoun ou « volontaires de la mort », Belamine Lounès, chef maquisard du sud algérien. Tous proclamaient leur appartenance au M.N.A., leur volonté de lutter jusqu’à la mort pour la libération de leur pays. Ils ajoutaient, il est vrai, qu’ils s’en étaient pris exclusivement aux représentants et aux forces armées du colonialisme et qu’ils avaient volontairement épargné les civils innocents.
Bien que cette affirmation ait été chaque fois vérifiée par les faits, le Tribunal militaire d’Alger prononçait, en moins de quinze jours, plus de quinze condamnations à mort contre des militants du M.N.A.
Le silence qui entoure les condamnations marquées de ces trois initiales
n’est pas du à l’ignorance. Indépendamment même de la grande presse, l’attitude du Monde, par exemple, ou de certains journaux de gauche, est trop systématique pour ne pas trahir des préférences politiques dont il serait intéressant d’analyser la signification sociale.
Pour nous, la répression est un tout. Dans ce tout nous ne voulons ignorer aucune des parties. Pour sauver une seule victime, nous sommes prêts à nous joindre à qui que ce soit. Mais nous entendons que soient respectées les convictions de tous ceux qui souffrent et meurent pour un idéal. C’est assez des bourreaux pour étouffer la voix des victimes.