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Daniel Guérin : L’an V de la révolution algérienne

Article de Daniel Guérin paru dans Correspondance Socialiste Internationale, 10e année, n° 102, décembre 1959, p. 4

Je ne crois pas avoir lu depuis longtemps un livre aussi riche et aussi bouleversant, traitant de problèmes particuliers dans une optique aussi universelle, collant à l’actualité et pourtant marqué à ce point du signe de la durée. L’An V de la Révolution algérienne, de Frantz Fanon, est, et restera, une source d’inépuisables réflexions, non seulement pour l’anticolonialiste, mais aussi pour le révolutionnaire prolétarien, pour le sociologue, le psychologue, le psychiatre, enfin pour l’humanité tout court.

Avec Frantz Fanon nous assistons à la révolution intérieure d’un peuple, une révolution « fondamentale, irréversible, en perpétuel approfondissement ». En cinq ans de guerre, l’âme algérienne a subi une mutation brutale. Des attitudes et des structures sociales archaïques, figées, ont soudain cédé la place à des comportements entièrement nouveaux. On est en présence d’un accouchement à la fois sanglant et magnifique. L’homme algérien, la femme algérienne prennent violemment conscience d’eux-mêmes, découvrent leur dignité d’hommes libres. Successivement, Fanon traite des divers aspects de ce bouleversement : dévoilement des femmes, introduction de la radio dans les mechtas afin de capter les ondes de l’Algérie libre, relâchement des tabous familiaux, abolition des antiques règles sur le mariage, adoption, enfin, de pratiques médicales modernes jusque-là inassimilables du fait de la méfiance qu’inspirait tout apport du colonisateur.

Mais Fanon ne s’occupe pas que de l’ex-colonisé. Il trace de l’occupant européen un portrait fouillé et exact, analysant, par exemple, les antagonismes de la minorité européenne d’Algérie et l’aide qu’un certain nombre de non-musulmans ont apportée au mouvement de libération nationale, burinant un portrait implacable du médecin, lié étroitement au colonialisme, exploitant et traitant honteusement ses malades « indigènes ».

Frantz Fanon sait ce dont il parle, Martiniquais de couleur, il a souffert lui-même du préjugé racial et lui a consacré un autre livre, non moins admirable : Peau noire, masques blancs. Au surplus, il est médecin, spécialisé dans la psychiatrie, et il a longtemps dirigé l’hôpital psychiatrique de Blida. Il connaît à fond les deux camps de la guerre d’Algérie. Il a opté personnellement pour celui des deux qui incarne le moyen humain. Mettant à la disposition du F.L.N. ses qualifications médicales, il est devenu un militant de la libération nationale, « couchant par terre, avec les hommes et les femmes des mechtas, vivant le drame du peuple », devenant « un morceau de la chair algérienne ».

La révolution intérieure du peuple algérien, la formation même de Fanon, sa spécialisation, son grand talent d’écrivain lui permettent de la déchiffrer et de la décrire plus lucidement que ne le pourraient faire les combattants eux-mêmes. Comme celui de Trotsky, disséquant la mutation grandiose de la Révolution d’octobre, le livre de Fanon est à la fois celui d’un acteur et d’un témoin. On le relira longtemps après la fin de la guerre, ce sera, c’est déjà, un des classiques de l’Algérie libre.

Daniel GUERIN.


« Cahiers Libres », n° 3, François Maspero, éditeur, 40, rue Saint-Séverin, Paris (5e).

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