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Daniel Guérin : Lettre ouverte aux membres du Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord

Lettre ouverte de Daniel Guérin parue dans Le Libertaire, n° 464, 2 février 1956, p. 1 et 2

NOTRE ami Daniel Guerin nous a fait parvenir une « lettre ouverte aux membres du Comité d’Action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord ». La nécessité affirmée par D. Guérin de servir avant tout la cause du peuple algérien, en lutte pour son indépendance, en dehors de toutes autres considérations ne peut que rencontrer l’adhésion de tous les anticolonialistes.


Chers Collègues,

Je voudrais tout d’abord rendre hommage à ceux qui ont courageusement fondé notre Comité, et notamment à mon ami Edgar Morin dont la part fut prépondérante, et les féliciter du beau travail qu’ils ont accompli : plus de 300 signatures d’intellectuels, et non des moindres, cinglante réponse à M. Soustelle, et, couronnant ce bel effort : le magnifique meeting de vendredi dernier à la salle Wagram, un des plus réussis qui aient été tenus depuis longtemps.

Cependant, je dois à la vérité de dire que le Bureau de notre Comité a fait la preuve qu’il est accaparé (provisoirement, je l’espère) par un petit clan dont le moins qu’on puisse dire est qu’il manque de la plus élémentaire impartialité, du sens le plus élémentaire de la démocratie et de la bonne foi : jugez-en :

Les orateurs désignés pour prendre la parole à Wagram, vendredi 27, avaient été convoqués, le samedi 21, pour se répartir les sujets qu’ils se proposaient de traiter. Jean-Paul Sartre était présent et fit preuve d’une totale objectivité. Une atmosphère de confiance, de cordialité et de coopération régnait (ou semblait régner). Nous nous mîmes aisément d’accord et, pour ma modeste part, je fus chargé de parler de la continuité de la conscience nationale algérienne et, par opposition, du sentiment qu’a l’Algérien d’être étranger dans son propre pays.

Mais, le soir même, un peu plus tard (en dehors de la présence de Sartre), le Bureau se réunit et tenta de démolir ce qui venait d’être si aisément édifié. Malgré Edgar Morin, il fut décide d’inviter, par téléphone, Pierre Stibbe et Robert Barrat à ne surtout pas prononcer, au cours du meeting, le nom de Messali Hadj, et à moi-même fut envoyé le pneumatique suivant :

« Nous nous sommes hier soir occupés à nouveau de l’organisation matérielle du meeting et une nécessité absolument impérative nous est apparue : celle de limiter strictement les interventions à dix minutes. Dans ces conditions, nous ne pensons pas que vous puissiez en si peu de temps traiter à la fois de la tradition nationale algérienne et du sentiment d’étrangeté que ressent l’Algérien dans son propre pays. C’est pourquoi nous vous prions de centrer votre discours sur ce seul dernier thème, qui est d’ailleurs celui que vous aviez vous-même proposé en premier. »

J’ai, bien entendu, refusé d’obtempérer et, après m’avoir menacé de me retirer la parole, Dionys Mascolo consentit finalement à me laisser prononcer, moyennant quelques retouches, le texte (très nuancé) que j’avais préparé.

Le soir du meeting, le président, Jean-Jacques Mayoux, remplit ses fonctions avec talent, mais avec une visible partialité. Il laissa la plupart des orateurs dépasser la sacro-sainte (et nécessaire) limitation à dix minutes, et, par contre, me rappela sèchement, en m’introduisant, au respect de cette discipline.

Jean Dresch, par la suite, fit un exposé déplorable que la salle (et
notamment nos amis algériens, venus très nombreux) écouteront dans un silence glacial et consterné. Sur qui essaya-t-il d’attendrir l’auditoire ? Sur les pauvres colons européens d’Algérie ! C’est tout juste s’il ne proposa pas que l’on fît, à la sortie, une quête en leur faveur … Le Bureau, qui avait essayé de me bâillonner, puis, n’y réussissant pas, épluché si soigneusement mon texte (car il craignait que je rende justice au messalisme), ne songea pas à prendre les mêmes précautions vis-à-vis de Dresch, et lui donna carte blanche pour prononcer des paroles qui risqueraient, si nous hésitions à nous en désolidariser, d’entamer gravement le prestige du Comité. Deux poids deux mesures.

Ensuite, coup de théâtre ; le président donna la parole à un orateur qui n’avait pas été prévu : André Mandouze, arrivé le jour même d’Alger. Chacun se réjouit d’applaudir un homme très courageux et dont l’appui qu’il apporte au Front de Libération mérite certes toute notre solidarité. Mais Mandouze, on le sait, dans son remarquable bulletin, Consciences Maghribines, ne se fait pas faute de répandre contre Messali des insinuations trop souvent calomnieuses …

A la fin de la réunion, Moulay Merbah, au nom du M.N.A, tenta de prendre la parole. Lui non plus n’était pas au programme ; et, d’autre part, il était gênant de la lui donner en l’absence de tout orateur du Front. Mais comment lui refuser le micro, alors que Mandouze l’avait obtenu, alors aussi qu’il était le seul Algérien à vouloir intervenir au cours d’un meeting consacré à l’Algérie ? Le Bureau fit contre mauvaise fortune bon cœur, et la vérité m’oblige à rapporter que Moulay Merbah fut chaleureusement acclamé. La plupart des membres du Bureau s’abstinrent d’applaudir et plus d’un me donna l’impression (peut-être erronée) de rire jaune …

Nous sommes quelques-uns, mes chers collègues, à ne pas accepter qu’un Comité d’Intellectuels, fondé dans un but aussi noble, devienne le champ clos d’intrigues déloyales, au bout desquelles la pensée libre se trouverait encasernée, et nous souhaitons que la prochaine assemblée générale, qui se tiendra dans le courant de février, élise un bureau qui observe à l’égard de toutes les tendances de la résistance algérienne, victimes de la même répression, une stricte impartialité.

Le 29 Janvier 1956.

Daniel GUERIN.

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