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Claude de Fréminville : De la lutte des races à l’unité humaine

Article de Claude de Fréminville paru dans Le Populaire de Paris, 31e année, n° 8 750, 12 mai 1952, p. 3

Dans sa courte préface à la « Croisade de Lee Gordon » (Corrêa) de Chester Himes, Richard Wright, pleinement conscient de la valeur humaine de cette œuvre, semble lui attribuer comme une teinture de pessimisme qu’elle n’a pas à nos yeux.

« Ce livre, écrit-il, n’est ni anti ni pro-américain, ni anti ni procommuniste, ni anti ni pronègre, ni anti ni procapitaliste ; il est tout simplement humain ».

Voilà qui est uniquement négatif, l’humain mis à part. Mais cet humain, où Gordon le trouve-t-il ? Dans son syndicat.

Ce syndicat l’a embauché comme organisateur. Il s’y heurte à des préjugés raciaux, certes, mais il s’y heurte aussi au cynisme des communistes. Son foyer en subira le contre-coup et Gordon lui-même serait détruit sans l’amitié fraternelle du juif « déviationniste » Rosenberg et du syndicaliste Smitty, sans l’exemple de Ptak, militant silencieux, obstiné et courageux exemple qui pousse enfin notre héros à l’acte héroïque qui transcende le conflit blancs-noirs.

Chester Himes n’est pas un inconnu pour nous. Nous avions aimé « S’il braille, lâche-le » (Albin Michel) où il avait admirablement campé un jeune noir prisonnier de l’idée que les blancs se faisaient de lui, prisonnier jusqu’au crime. Mais ce qui était promesse dans ce premier roman est ici réalité.

Au cours de l’une de ses discussions avec Smitty, Gordon s’écrie :

« Pour nous, nègres, l’égalité, c’est plus que l’égalité, c’est des privilèges. Sans privilèges, nous ne sommes pas les égaux des autres ».

Paroles extraordinaires et pourtant pleines de vérité. D’une vérité que le héros devra justifier par ce décisif privilège : le sacrifice de sa propre vie. Il ne lui suffirait pas en effet d’être un bon militant, il lui faut être un militant héroïque.

Ne quittons pas ce très beau livre sans ajouter qu’on y trouve une des plus belles figures de femme noire qui aient jamais inspiré romancier, celle de Ruth, partagée entre l’intransigeance et la passion, mère sans enfant, mère de son homme, Lee.


Nul doute que Frantz Fanon, dont les Editions du Seuil publient « Peau noire, masques blancs », n’approuve la thèse de Himes dont il avait déjà apprécié « S’il braille, lâche-le ». Fanon, qui est un médecin psychiatre de Fort-de-France, tente en effet, dans son essai, de trouver une solution au même problème et comme Himes, il conclut qu’elle ne peut se trouver que dans l’humain, humain que nous imposerons au social (donc à l’économique).

Ce serait diminuer cet essai que de n’en retenir que la belle et pathétique conclusion. Fanon, page après page, réalise ce tour de force d’être violent sans cesser d’être clairvoyant. Certains passages sont comme ces gifles qui sortent l’évanoui de l’inconscience. En toute sincérité, là où nous n’aurions vu qu’absence de préjugés, Fanon nous confronte avec le tréfonds de nous-mêmes et force nous est de reconnaître notre faute, légère, mais faute quand même. Sans doute vaut-il mieux avoir affaire à un racisme du type « Y a bon banania » qu’au Ku Klux Klan. Mais le premier n’en est pas moins racisme.

Moins exigeants, nous penserions cependant avec Chester Himes et son héros qu’il faut accepter les étapes intermédiaires. Aucun coup de baguette magique n’est ici possible. Les siècles seuls résoudront parfaitement le problème et s’il faut des Fanon pour protester même contre l’innocente présentation d’Aime Césaire par Ch.-A. Julien comme un « grand poète noir », il est aussi nécessaire qu’un Gordon Lee incarne l’actuel état des choses et qu’il meure pour lui.

Pour nous en tenir aux difficultés présentes, il est un point sur lequel Mannoni dans sa « Psychologie de la colonisation » (dont certaines démonstrations sont vigoureusement prises à partie par Fanon). Fanon lui-même et Chester Himes sont d’accord. Tous trois reconnaissent en effet à la négrophobie une base sexuelle caractérisée. Pour le blanc, le nègre, c’est le sexe. Une telle conviction, nous pouvons la saper, lui imposer la confrontation des faits, la réduire puis la détruire. Répétons inlassablement que la légende ne repose ici sur rien. Voilà une réfutation qui ébranlera tout le système aussi efficacement que la lutte syndicale ou sociale commune.

Si vous en doutez, pesez avec Fanon ce passage lourd de sens de Mannoni :

« Un argument utilisé partout dans le monde de la part des racistes contre ceux qui ne partagent pas leurs convictions mérite d’être mentionne à cause de son caractère révélateur : « Quoi ? disent ces racistes, si vous aviez une fille à marier, vous la donneriez à un nègre ? » J’ai vu des gens qui n’étaient aucunement racistes en apparence, interloqués par ce genre d’argument, perdre tout sens critique. C’est qu’un tel argument touche en eux ces sentiments très troubles (exactement incestueux) qui poussent au racisme par une réaction de défense. »


Ceci dit, quelle est la conclusion de Fanon ? Quelle est sa réponse à la question qu’il délimite si clairement en ces termes :

« Il s’agit de savoir s’il est possible au noir de dépasser son sentiment de diminution, d’expulser de sa vie le caractère compulsionnel qui s’apparente tant au comportement du phobique ? »

Sa réponse, comme celle de Himes, est « oui ». L’action, la lutte au coude à coude avec le blanc conduisent inévitablement à la victoire sur le racisme et sur (selon le mot de Sartre), le « racisme antiraciste ».

Comme l’écrit Fanon :

L’homme est un « oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité. Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme, à l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté ».

Cl. de FREMINVILLE.

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