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Joseph Gabel : La politique communiste et la question juive

Article de Joseph Gabel alias Lucien Martin paru dans La Revue socialiste, n° 24-25-26, janvier-février-mars 1949, p. 187-192

Dans la série de stupidités criminelles qui jalonnent l’histoire de ce temps, le meurtre du Comte Bernadotte mérite indiscutablement une place d’honneur. Crime incompréhensible à prime abord car d’un côté il est trop évident que ce geste aura porté préjudice à la cause du jeune état d’Israël et fourni une arme aux antisémites du monde entier et de l’autre on voit très mal les avantages que pouvaient raisonnablement en attendre ses auteurs. On aimerait pouvoir plaider la folie voire la provocation arabe. Cependant la responsabilité de l’attentat est d’ores et déjà revendiquée par un groupement extrémiste et force est d’admettre qu’une certaine pensée politique – aussi fausse qu’elle soit – a présidé à son exécution. Nous essayerons de donner une analyse objective des dessous psychologiques et politiques de cet attentat dans la genèse duquel intervinrent deux ordres de facteurs : l’extrémisme ultranationaliste juif et la politique juive du communisme mondial dont le premier semble être à l’heure actuelle l’instrument plus ou moins conscient.

Il existe un ultranationalisme juif. Dans le monde juif, dont le sionisme ne constitue qu’une fraction, cette tendance correspond aux aspirations d’une minorité infime certes mais d’autant plus agissante. A l’époque où fascisme et antisémitisme n’étaient pas encore synonymes, Vladimir Jabotinski présidait aux destinées d’un authentique fascisme juif ; ses adhérents portaient des chemises de couleur, saluaient à la romaine et réclamaient à cor et à cri l’attribution à l’Italie du mandat palestinien ! Actuellement la tradition révisionniste est continuée par la Riposte, organe parisien de l’Irgoun qui compte d’ailleurs un Jabotinski parmi ses collaborateurs. Or l’Irgoun est de tendance nettement russophile. (Le Stern l’est encore plus). Le fait que l’U.R.S.S. recrute ses partisans parmi les Israéliens que leurs compatriotes situent à l’extrême-droite de l’opinion juive est hautement significatif : il mérite d’être souligné.

Or voici un fait psychologique curieux : dans les rangs de l’ultranationalisme juif il existe une sorte de sympathie inconsciente pour l’antisémitisme.

Affirmation grave, paradoxale d’apparence, et qui a besoin d’être nuancée. Nous insistons sur le terme : « inconsciente ». Sous le vocable « antisémitisme » nous n’entendons pas cette fois la folie meurtrière d’un Hitler mais une tendance infiniment plus pondérée, présente chez un assez grand nombre de Français par exemple, qui se résume dans la conviction toute théorique que les Juifs constituent un monde à part, inassimilable et qu’il vaudrait mieux qu’ils s’établissent ailleurs. Ceci posé il paraît évident qu’ultranationalisme juif et antisémitisme c’est un peu la même erreur vue des deux côtés de la barricade. Ils ont une base théorique commune : la vanité de toute tentative d’assimilation et un ennemi commun : le juif assimilé (l’assimilant) en qui le premier voit volontiers un traître et le deuxième un intrus. L’existence de l’antisémite justifie la position de l’ultranationaliste et vice versa. Dans certains milieux antisémites on entend parfois des phrases dans le genre de celle-ci : « Moi je préfère le juif ouvertement sioniste à celui qui voudrait être mon compatriote alors qu’il ne le deviendra jamais » ; de son côté l’ultranationaliste considère l’antisémitisme comme la punition – pas tout à fait imméritée – de l’assimilant qui pour lui n’est guère qu’un renégat voire un embusqué. Ils ont l’un pour l’autre cette tendresse honteuse, inavouée que ressent parfois le meilleur des médecins à l’égard de la complication qui justifie ses prévisions ou sanctionne la non-observation de ses conseils. De là à souhaiter l’antisémitisme en dehors de la Palestine, la distance n’est pas grande ; un cerveau brûlé peut la franchir. Que l’on veuille bien ne pas penser ici à des notions claires et nettes ou à une volonté précise. Il s’agit plutôt de tendances obscures ; « Wesenswille » selon la terminologie allemande. Pour donner une forme concrète à notre idée imaginons qu’un acte de ce genre déclenche dans un pays européen une vague d’antisémitisme qui coûterait la vie aux deux tiers des juifs obligeant le tiers restant à se réfugier en Palestine, eh bien pour l’ultranationaliste le résultat serait après tout positif : deux tiers de renégats de moins, un tiers de militants de plus.

Sur cette tendance obscure se greffe une volonté politique bien précise quoique occulte : le stalinisme actuel a intérêt de voir se répandre le virus antisémitique dans tous les milieux non communistes.

Affirmation non moins paradoxale que la précédente pour quiconque voudrait comprendre la politique à l’aide de la philosophie des équations de premier degré. Chacun sait en effet que les communistes défendent aujourd’hui les juifs avec un zèle que certains préféreraient plus discret. Il est tout aussi paradoxal d’affirmer qu’un parti politique puisse combattre violemment un autre et en même temps faire tout le possible pour porter son adversaire au pouvoir ; nous venons pourtant de résumer la politique du P. C. devant le gaullisme. Le stalinisme a besoin de l’antisémitisme dans le camp de ses adversaires pour étayer l’affirmation : anticommunisme = fascisme, véritable cheville ouvrière de sa propagande actuelle mais dont la validité ne paraît pas a priori évidente.

On aurait tort d’ailleurs de considérer le philosémitisme comme une constante de la politique communiste. Le rappel de deux faits historiques notoires suffit pour établir le contraire :

1) Les variations de la politique communiste l’ont amenée au moins une fois à appuyer un mouvement antisémite caractérisé. Il s’agit des pogroms palestiniens de 1929. (Les sionistes étaient à l’époque les « agents de l’impérialisme britannique »). Il suffit de consulter la presse communiste de ce temps. L’Humanité est allée jusqu’à publier la photo du grand mufti de Jérusalem dont on connaît la carrière ultérieure. Ce n’est qu’un exemple mais le précédent est de valeur.

2) Pendant la période nazie l’U.R.S.S. a été la seule des puissances non hitlériennes à fermer ses portes devant l’émigration juive. Que les communistes préparent l’avènement d’une société où les générations juives de l’avenir (s’il en reste) ne connaîtront plus la discrimination raciale, c’est possible. La tragédie de la génération présente les a trouvés les portes et les cœurs fermés.

Actuellement la situation est différente car les juifs maîtres d’un territoire d’importance stratégique et d’une petite armée qui a montré sa valeur, sont devenus un facteur d’importance mondiale. Ajoutons leur capacité reconnue pour la recherche physico-chimique sanctionnée par une représentation relativement importante dans les différentes commissions atomiques et on comprend que pour le moment ils soient plus intéressants que les Arabes. Leur cause est désormais bonne à défendre. Mais il y a un autre facteur, capital à notre avis, auquel on a fait allusion plus haut. Etre philosémite est la marque de fabrique de l’antifascisme ; être antisémite est celle du fascisme. Les Russes préparent fiévreusement leurs positions idéologiques pour la guerre qui menace. Toute propagande de guerre bien organisée consiste à camoufler les intérêts matériels en jeu et à mettre l’accent sur les facteurs idéologiques et moraux ; sur la supériorité d’un des systèmes par rapport à l’autre. Cette « supériorité » n’est jamais la cause première des guerres mais elle peut être fort réelle ; elle l’était pendant le dernier conflit. Dans celui dont les contours commencent hélas ! à se dessiner elle serait fort malaisée à mettre en évidence au moins en faveur du camp oriental ; en cas d’une occupation russe peu de Français, même communistes, pourraient de bonne foi considérer comme une « libération » l’événement qui se traduirait concrètement par une suppression de toutes les libertés, celle de faire grève entre autres. D’où un aspect capital et souvent méconnu de la haute stratégie communiste : pousser vers la réaction dans tous les pays susceptibles de faire partie du camp adverse. Pour ne citer qu’un seul exemple : l’abus que font les communistes de l’arme de la grève n’a pas pour but unique d’augmenter leur popularité parmi les ouvriers. Il vise aussi fort probablement à obliger les gouvernements à participation socialiste d’interdire les grèves ce qui permettrait de les taxer de fascistes … et rendrait la comparaison moins défavorable avec les démocraties populaires où elles sont interdites depuis longtemps. En un mot il s’agit de fournir la démonstration devant les masses que les Occidentaux « continuent la guerre d’Hitler » selon l’expression de M. Yves Farge (2). Cette démonstration est en réalité fort difficile à pratiquer et les arguments de M. Farge sont d’une faiblesse ridicule : si la diplomatie anti-soviétique des Occidentaux « continue la guerre d’Hitler », la diplomatie « anti-Occidentale » des Russes la continue également ; Hitler – sauf erreur – a fait la guerre sur deux fronts. A l’argument de Munich on peut répliquer par le pacte germano-soviétique et ainsi de suite. Dans cette masse mouvante d’arguments à double sens l’attitude devant la question juive pourrait fort bien représenter un élément solide … si seulement les Occidentaux voulaient bien se prêter au jeu. Avec quelques bonnes mesures antisémites à leur passif on saurait qui continue la guerre de Hitler. (Ce qui entre autres aurait l’avantage de mettre dans leurs rangs un réflexe conditionné de la défaite ; chose importante en psychologie collective). D’où tout un système de manœuvres subtiles et savantes. Il existe des journaux juifs d’inspiration visiblement stalinienne qui mettent trop en évidence la solidarité – fictive nous l’avons vu – entre communistes et juifs. (3) L’équation : anticommunisme = antisémitisme que l’on retrouve souvent dans la presse communiste (4) – fausse comme toutes les « équations » de la propagande du parti – semble être une invite à l’égard des anticommunistes non antisémites de respecter les règles : « Vous êtes anticommunistes donc vous êtes fascistes il faut que vous soyez antisémites ». Certaines manifestations communistes « en faveur » des juifs sont d’une maladresse telle que l’on se demande quel est leur bul réel (5). Il s’agit encore une fois d’un jeu très subtil qu’il est difficile de démontrer mathématiquement mais dont on sent très nettement l’existence.

Il y a un an l’auteur de ces lignes a publié dans la revue Masses un article consacré à la tragédie de l’Exodus et à ce propos à la question juive. Ecrit à une époque où les données du problème palestinien étaient moins connues, cet article contient des erreurs, notamment une appréciation trop pessimiste des rapports des forces en Palestine … et il est bien content de s’être trompé. Mais deux hypothèses semblent confirmées à l’heure actuelle : que les organisations terroristes (l’Irgoun aussi bien que le Stern) représentent la politique russe au sein d’Israël et que cette politique vise à isoler les juifs dans le monde occidental pour les intégrer dans le camp russe ce qui aurait – entre autres – l’avantage de conférer à ce dernier le brevet d’antifascisme dont il a tant besoin. Nous aimerions citer un passage de cet article.

« Une question se pose avec une brutale clarté : qui a intérêt à jeter de force l’Angleterre dans l’antisémitisme ? Les Juifs ? Certes non ! Même si cela pouvait leur valoir l’indépendance de la Palestine (ce qui est loin d’être prouvé) le prix en serait trop élevé. Par contre, on voit nettement qu’une évolution antisémite en Grande-Bretagne pourrait servir admirablement les intérêts de l’U.R.S.S. en lui permettant de monopoliser les sympathies juives dans le monde (ce n’est pas un facteur négligeable quand on songe au nombre des savants juifs attachés aux recherches atomiques) ; en entretenant une agitation permanente à un point névralgique du Commonwealth, enfin, en permettant d’étayer d’un argument de poids l’accusation absurde d’hitlérisme que l’U.R.S.S., sans doute pour la détourner d’elle-même, lance à la tête de son ex-alliée. On voit donc que sur tous les plans l’U.R.S.S. demeure le principal bénéficiaire de l’opération. Ce n’est pas une preuve, certes. Mais, quand on connait le machiavélisme soviétique, elle constitue au moins une forte présomption. »

Pour en revenir à la question palestinienne et au meurtre du représentant des Nations Unies, on remarquera que ces faits cadrent assez bien avec les vues que l’on vient de développer. L’assassinat du Comte Bernadotte est un crime hideux, certes, mais d’un hideux trop spectaculaire. C’est un crime qui veut être hideux. Si le but de son auteur était uniquement de rompre la trêve il aurait pu procéder autrement et épargner la vie de cet excellent homme dont l’oncle avait sauvé celle d’à peu près 100.000 Juifs hongrois. L’assassin visait probablement à provoquer une vague d’indignation aux Etats-Unis, à isoler Israël de l’Occident et à obliger par là MM. Ben Gourion et Moshe Shertock à se tourner plus résolument vers l’U.R.S.S. et à solliciter son aide. Cette aide leur serait certainement accordée – moyennant garanties politiques – ce qui à son tour eût augmenté le poids politique des éléments soviétophiles au sein d’Israël, déclenchant ainsi un mécanisme qui aurait fini par transformer Israël en une démocratie populaire luttant contre le « camp impérialiste ». En cas de victoire le jeune état juif connaîtrait le sort que l’U.R.S.S. réserve à ses satellites ; il n’est pas enviable chacun le sait. Mais il y a un autre danger plus grave. L’équilibre des forces en Moyen-Orient est tel aujourd’hui qu’un état juif jouant uniquement la carte russe risquerait de se faire battre. La politique soviétique y trouverait encore son compte : le pogrom qui en résulterait serait mis sur le compte de l’Angleterre et ensuite on pourrait toujours essayer de s’entendre avec les Arabes. (Le cliché de la photo du mufti de Jérusalem doit toujours exister dans les archives de l’Humanité ; quoique vieilli il pourrait resservir). On comprend fort bien que ces perspectives n’enchantent guère les dirigeants juifs actuels et on comprend aussi pourquoi – malgré une réussite après tout brillante – ils soient la bête noire des extrémistes en Israël et des communistes à l’étranger dont la presse a marqué à maintes reprises sa méfiance vis-à-vis de ces hommes d’état « marshallisés ».

Nous concluons :

1) En France et dans les pays occidentaux en général, l’antisémitisme, qui avant 1944 faisait le jeu d’Hitler, fait actuellement celui de M. Staline. Thèse paradoxale mais qui découle logiquement de l’étude des faits. Nous aimerions la soumettre aux réflexions de M. André Mutter, directeur des « Paroles » dites « Françaises ».

2) Pour les juifs l’amitié stalinienne risque de se révéler aussi pernicieuse que la haine nazie autrefois. « Et si je t’aime prends garde à toi ».

Par LUCIEN MARTIN


(1) Bien qu’écrit à l’occasion de l’assassinat du Comte Bernadotte, cet article, retardé par des raisons indépendantes de notre volonté, n’a rien perdu de son actualité.

(2) Yves FARGE : « La guerre d’Hitler continue ». Paris, 1948, (La Bibliothèque Française).

(3) Notamment la revue « Droit et Liberté ». L’organe officiel de l’Irgoun la « Riposte » sans sortir du domaine strictement juif appuie quelques thèses essentielles de la propagande stalinienne notamment celle, absurde entre autres, du « fascisme britannique ».

(4) Notamment l’article de Pierre Courtade dans l’Humanité, 30-4-48.

(5) Nous pansons aux manifestations organisées par les communistes à propos du verdict Xavier Vallat.

Une mise au point est nécessaire ici. Il ne s’agit pas de défendre Xavier Vallat qui ne mérite aucune sympathie. Que des Juifs français en tant que français réclament la condamnation exemplaire d’un traître à leur pays, rien de plus normal. Que des non juifs protestent contre la condamnation indulgente de l’ancien commissaire aux affaires juives c’est encore naturel. Quand des juifs prenant la parole en tant que tels à un meeting communiste réclament la vengeance des actes commis contre eux sous Vichy c’est peut-être juste : c’est certainement maladroit. Sans aucune influence sur le sort de Vallat (ce meeting eut lieu après le verdict) ce geste ne pouvait avoir que deux effets : montrer aux juifs que les communistes sont leurs meilleurs amis ce qui est faux : montrer aux non juifs que les juifs sont assoiffés de vengeance ce qui est faux également. Dans une société où sa qualité de juif n’était pas soupçonnée l’auteur de ces lignes a pu se rendre compte de l’effet désastreux de cette manifestation.

Maladresse ? Soit. Mais lorsqu’on songe à tout l’immense avantage que la propagande communiste pourrait tirer d’une évolution antisémite en France (et quand on a lu Jan Valtin) on reste malgré tout rêveur …

De même l’appel public qu’adressa il y a peu l’Irgoun à l’U.R.S.S. est un [ill.] critiquable. Tout d’abord en s’adressant à une puissance étrangère, l’Irgoun a empiété dans le domaine réservé à M. Moshe Shertock. Ensuite pourquoi cet [ill.] spectaculaire ? Une aide discrète eut été aussi efficace ; le gouvernement israélien l’eut certainement acceptée. Ne s’agit-il pas plutôt d’une volonté de [ill.] « urbi et orbi » la place de l’Israël dans le camp pro-russe ?

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