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Pierre Morain : Terreur en Afrique du Nord

Article de Pierre Morain paru dans Le Combat syndicaliste, 26e année, Nouvelle série, n° 108, 12 juin 1953, p. 4

La répression s’étend partout. Chaque jour nous en voyons des exemples en France : menaces sur les militants ouvriers, renvois de délégués, coups de téléphone entre boîtes lors d’embauche, matraquage de manifestants, flics, C.R.S., la liste est longue.

Elle s’abat implacable chez nos frères d’Espagne, d’Argentine, d’Amérique, de Bulgarie, de Russie, des démocraties dites « populaires ». Le rideau de fer n’est pas la frontière de la répression. Dans les deux camps impérialistes, elle « discipline », emprisonne, humilie et tue. Elle est partout.

Elle s’adjoint une couleur raciste chez les peuples d’outre-mer – et chez d’autres – elle ne recule pas devant la cruauté de ses actes, même pas devant l’horreur du massacre collectif : Indochine, Afrique Noire, les 80.000 tués de Madagascar, le racisme effrayant du pasteur Malam en Afrique du Sud.

Et plus près de nous, chez nos frères les plus exploités : l’Afrique du Nord.

Il est un devoir impérieux pour la classe ouvrière de se dresser face à la répression et de ne pas la méconnaître, et particulièrement de ne pas méconnaître celle qui nous touche le plus : celle de l’Afrique du Nord.

Le devoir de solidarité envers n’importe quel travailleur de n’importe quel pays l’exige. Si cela ne suffit pas aux égoïstes : il y a un autre motif aussi urgent : celui de notre propre peau. Les policiers se font la main, se perfectionnent d’abord où ils en ont le plus de facilité, chez les peuples coloniaux opprimés. Certes, leur haine raciale les y invitent. Mais ils n’y étouffent pas leur haine sociale, leur haine de classe. Les salopards à la Glaoui, pacha de Marrakech, l’homme le plus haï des Marocains, dont la police règne sur tout le Sud marocain ; à la Abdel Haï Kittani, le plus méprisé, fier que Brunnel, le chef de région d’Oujda, un des administrateurs les plus brutaux du Maroc, soit président d’honneur de son infâme « confédération » d’ignobles salauds des « confréries » ; ceux-là sont respectés. Pour nos bourreaux modernes, il s’agit de haine du peuple. Et dans leurs rêves haineux mêlés à celui de la bourgeoisie coloniale raciste, il y a celui de démontrer leurs preuves de profession policière en France même à la suite d’un quelconque Juin ou Guillaume, édifié de l’exemple donné par Franco qui fit tellement bien son apprentissage « outre-mer » avant d’aborder l’Espagne.

Devoir impérieux de propagande, d’étude des moyens d’opposition, d’action. Il est vexant pour la classe ouvrière que des intellectuels, qu’un François Mauriac (qui se sent brutalement des réactions humaines), fassent plus de bruits que nous autres, syndicalistes révolutionnaires.

Lors de l’occupation nazie, il fallut un certain temps aux Français pour prendre conscience des crimes du régime hitlérien. Le nazisme abattu, le peuple allemand était accusé de « responsabilité collective ». Et pourtant de pauvres bougres ignoraient, voulaient ignorer – et certains persistent encore à vouloir l’ignorer dans toute son ampleur – l’immense crime hitlérien. Il y avait les camps de concentration, la Gestapo. Il y avait les ignobles crimes inhérents à toutes guerres, dans et par n’importe quelle nation.

Il n’y a pas de guerre ouverte entre France et Afrique du Nord. Les crimes de guerre sont réservés à l’Indochine. Au Maroc, en Algérie, en Tunisie, il y a une terrible répression policière, des immenses massacres, dont à vouloir les ignorer le peuple français se rend « collectivement responsable », dans l’inconscience même de son égoïsme.

Il y a tous les crimes du passé à dévoiler, la somme des sangs coulés doit être faite malgré nos faibles moyens d’information : le silence est d’or chez ceux qui se targuent d’être les représentants des « droits de l’homme ». Cette somme sera donc toujours incomplète. Et tous les jours nous apprenons malgré tout de nouveaux crimes.

Nous connaissons les massacres du Cap, ceux de Casablanca. Plus lointain, un des plus ignobles du régime colonial français, celui du Constantinois. Tandis que l’hypocrisie du monde sonnait les cloches de la victoire « alliée » sur l’Allemagne, quarante mille Arabes tombaient sous les balles colonialistes à Sétif, à Kharrata, à Guelma …

Le 8 mai 1945, la police, le crime dirigé, n’étaient pas morts. Ils avaient abattu la Gestapo, ils n’avaient abattu qu’une concurrente. Pauvres gestapistes, vous pourriez maintenant prendre des leçons dans la police française. Vous apprendriez du nouveau. Comme promenade sentimentale vous auriez pu vous rendre en Algérie, à une certaine « villa des Oiseaux ». En cherchant, vous trouverez peut-être une réplique d’Auschwitz, dans un endroit tenu au plus haut secret et totalement ignoré.

Les camps de concentration nazis sont apparus aux yeux du monde après avoir été tenus, eux aussi, au secret. Ceux d’Afrique du Nord apparaîtront et le monde le saura. Il faut que le monde sache. Il faut que le prolétariat le sache.

Il faut qu’il sache, que tous les jours, des Arabes sont arrêtés, internés, interrogés, torturés, expulsés, surveillés, mouchardés.

Il faut qu’il sache qu’un grand nombre de camarades Nord-Africains connaissent les supplices de la baignoire, de la bouteille, de l’électricité, de l’eau. Supplices ne laissant aucune trace de témoignage. Il y a d’autres supplices : les martyrs aux épaules ou mâchoires fracassées ne peuvent venir en France.

Frottez-vous les mains, tortionnaires, les Arabes avouent et signent les dossiers préparés par vous. Mais, braves gens de France, qui n’admettez l’existence des crimes policiers que de l’autre côté du rideau de fer : une phrase est sortie un jour de la bouche d’un jeune Marocain lors de son « jugement ».

« Que j’aie en mains cet inspecteur et, lui appliquant les tortures qu’il m’a fait subir, je suis sûr de lui faire signer n’importe quel dossier ».

Merci à cet autre camarade Nord-Africain qui eut le courage supplémentaire de porter lui-même, l’autre soir à Paris, devant un public arabe et français, le témoignage des supplices et du calvaire dont il fut la victime. Merci à toi, un parmi la foule de tes frères torturés ; merci camarades intellectuels dont nous ne partageons pas les idées politiques, mais qui risquez votre liberté pour défendre celle des autres, de nous avoir, ce soir-là, ouvert un peu plus les yeux, tandis qu’à l’extérieur de la salle des policiers en grand nombre stationnaient ; merci à toi, chrétien sincère, te crevant d’amitié pour l’Islam, qui nous dénonça les saloperies d’un grand nombre de chrétiens et nous apprit que certains prêtres et missionnaires se servaient de la confession pour renseigner la police.

Tous ces intellectuels, différents de notre optique révolutionnaire, mais sincères avec leur conception de l’Homme, nous ont apporté un témoignage irréfutable des choses qu’ils avaient vues en Afrique. Celui qui a connu les bagnes nazis sait ce qu’est un récit de supplicié. On ne peut l’inventer, on ne peut mentir sans que l’expression et la voix trahissent. Tous ces Arabes qui se confièrent à ceux qui voulaient savoir la vérité, disaient vrai.

Le prolétariat doit connaître la vérité et combattre toute répression d’où qu’elle vienne. Le S.U.B. a pris position, le travail doit être fait. Solidarité avec nos camarades. Gars du Bâtiment, les travailleurs Nord-Africains affluent beaucoup dans les travaux publics, les carrières et usines de matériaux, la terrasse. Soyons camarades avec eux. Beaucoup d’entre eux viennent, non pour gagner plus, mais « pour avoir la paix ».

Dressons-nous contre la répression.

P. MORAIN.

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