Article de Michel Donnet alias Michel Malla paru dans Le Libertaire, n° 392, 24 juin 1954, p. 1 et 4
Une journée chez les Nord-Africains
Un de nos camarades est allé rendre visite aux Nord-Africains de Mâcon. Il était invité par le groupe communiste libertaire de cette ville. Il raconte ici, ce qu’il a vu au cours d’une journée passée avec les Algériens.
Mâcon, 6 heures du matin : La ville s’éveille péniblement, les volets sont presque tous fermés. Le curé sort du presbytère en coup de vent et, rajustant sa ceinture, il va rejoindre ses premières ouailles. De vieilles ouailles qui se pressent sur le parvis de l’église.
L’église est cossue, les rues commerçantes sont cossues.
Nous sommes venus ici pour rencontrer des responsables du M.T.L.D., car le groupe communiste libertaire de cette ville a décidé de faire l’unité d’action avec les Algériens qui travaillent sur les routes et les voies ferrées environnantes.
Mâcon, 10 heures du matin : C’est la première communion. Les parents en uniforme du dimanche conduisent leurs rejetons à l’église. Il y a beaucoup de monde sur le parvis. On ne voit pas de Nord-Africains ? Où sont-ils ? N’oseraient-ils pas sortir ? Ils sont pourtant nombreux dans la région et ils ne travaillent pas aujourd’hui : C’est dimanche ! Et Pentecôte encore …
Mâcon, 13 heures : Nous avons pu joindre les responsables M.T.L.D .. Nous échangeons longuement et amicalement nos points de vue. Il y a de grands problèmes, celui de la libération des peuples coloniaux, par exemple. Il y a aussi des actions urgentes à engager pour que nos camarades puissent vivre d’une façon simplement normale. Posément nous discutons, nous comptons nos chances de réussite. Nous savons que l’ennemi est là, implacable, et qu’il faudra le prendre à la gorge pour qu’il donne un sou de plus, pour qu’il consente à améliorer le logement.
Mâcon, 15 heures : Nous partons vers les « baraques ».
C’est là que logent nos camarades algériens.
Un spectacle épouvantable nous attend.
Il s’agit bien de baraques, en effet. Elles ont été placées en contre-bas d’un immense dépôt d’ordures. Tout à fait à l’extérieur de la ville. Elles rappellent celles qui abritaient les déportés. Deux bâtiments longs et étroits sont séparés par une cour encombrée par des vieux fûts qui croulent rongés par la rouille.
Le concierge n’aime pas que des Européens s’introduisent ici. Il est interdit de prendre des photographies.
C’est dimanche et ils sont tous là songeant à leur pays qu’ils ont dû quitter pour laisser la place à l’occupant. Certains se sont mis en costume national. Ils sont assis sur leurs lits : ils rêvent.
Dès notre entrée, nous sommes assaillis. On veut tout nous montrer. Une immense protestation s’élève.
_ Les carreaux cassés ne sont pas remplacés, malgré de nombreuses demandes.
_ Les draps viennent d’être changés, mais les anciens avaient parfois six mois d’âge.
_ Les couloirs ne sont pas éclairés : A quoi bon ! Ils sont très encombrés …
_ Les cabinets sont bouchés.
Il y a deux petits lavabos (bouchés eux aussi) pour 160 hommes.
_ On nous montre les feuilles de paye. Elles dépassent rarement 10.000 fr. par mois. Vous entendez bien, 10.000 francs, car les heures où le temps rend le travail impossible sont décomptées et celles qui restent sont réglées au tarif le plus bas possible.
Sur ces 10.000 francs, il faut verser 2.200 francs pour la chambre.
Les 80 chambres sont petites et les Algériens sont entassés quatre et cinq par chambre. Il y a juste la place des lits.
La location d’un lit pour un mois coûte 2.200 francs.
Quelle misère !
« Nous sommes prêts à tout me dit un camarade ; il faut que cette misère cesse ! »
Les baraques appartiennent au Syndicat patronal, si bien qu’une action isolée risque de se solder pour celui qui l’entreprend par la mise à la porte. De toute façon, celui-là ne trouve plus de travail et doit mourir de faim.
Mâcon, 22 heures : Nous avons appris, en fin d’après-midi, qu’un Algérien avait été assassiné place aux Herbes. La colère monte. Un orateur explique les faits. Les phrases sont brèves. Une action s’engage. Les baraques se vident. Un flot humain descend vers le commissariat de police, au centre de la ville, pour demander justice … Les communistes libertaires sont là eux aussi. On obtient des renseignements précis. Le mort est à l’hôpital, le médecin légiste fait son travail. L’enquête suivra son cours. Le patrons de Mâcon ont eu bien peur. Ils veulent ignorer les Nord-Africains « qui vivent comme des bêtes ».
De la faute à qui ?
Pour une fois, ils les ont vu. Ils ont fermé leurs volets.
Ils les reverront.
Un jeune du M.T.L.D. me sert la main et me dit : « avec notre amitié, nous voilà tous les deux riches jusqu’à la fin de nos jours. »
Oui, camarade, nous sommes riches, car nous portons en nous l’espoir d’un monde tout nouveau. Un monde où les baraques disparaîtront et où nous pourrons être pleinement riches de notre amitié.
Mâcon, 0 heure : Le train repart sur Paris …
Michel MALLA.