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Pour que Nouméa ne soit pas Alger

Article signé Patrick suivi d’une interview de Jean-Claude Brûlé parus dans Le Monde libertaire, n° 724, 3 novembre 1988, p. 8

IL existe des ironies du sort qui révèlent souvent bien des choses. Ainsi avons-nous pu voir sur les écrans de télévision un Algérien venir expliquer comment il s’était fait torturer par l’armée algérienne pratiquement à l’endroit où son père avait, lui, été supplicié par les parachutistes français, 25 ans auparavant.

Eternel recommencement de la brutalité galonnée ? Sûrement, mais pas seulement. Car Chadli a beau, aujourd’hui, accepter les commissions d’enquête de la Ligue algérienne des droits de l’homme, il n’en demeure pas moins que la torture est un élément, parmi d’autres, qui révèle le caractère totalitaire d’un système donné.

Et aujourd’hui, ceux qui luttent ou soutiennent les combats anticolonialistes ne sauraient demeurer indifférents face à la situation algérienne. S’indigner, vitupérer, « exprimer son effroi » ne servent à rien, ou du moins pas à grand-chose, si on ne resitue pas le problème dans les luttes actuelles d’indépendance.

L’indépendance algérienne a accouché d’une société totalitaire. Et comme on comprend ceux qui se taisent aujourd’hui, ou expriment à mots couverts leur gêne, après avoir glorifié ces révolutions du tiers monde qui devaient, enfin, amener le peuple au paradis socialiste.

Le pluralisme politique et syndical ? Ridicule voyons ! Le respect des droits de l’homme ? Concepts petits-bourgeois ! Les révolutions cubaines, algériennes, vietnamiennes et cambodgiennes allaient enfin montrer au prolétariat mondial la voie à suivre. FLN vaincra ! Tra la la …

Et ceux qui osaient émettre quelques doutes n’étaient, bien sûr, que des suppôts du colonialisme, des incompétents patentés n’ayant rien compris au sens de l’histoire …

Quelques années plus tard, lorsque les langues se sont un peu déliées, lorsque les portes se sont quelques peu entrouvertes, on a pu assister alors à l’étendue du carnage : des millions de morts, les camps, le parti unique, le culte du guide suprême, l’absence totale d’opposition. Des sociétés fascistes, les petits ou les grands frères de Pinochet et Videla. Beaux résultats … Et nos brillants intellectuels de ramper la queue entre les pattes avant d’aller émarger, pour les moins perdus d’entre eux, au siège local du Parti socialiste.

Bien évidemment, il fallait se battre contre le colonialisme, bien sûr, mais pour instaurer quoi ? Pour construire quoi ? Toute destruction d’un ordre ancien dit se projeter dans la construction d’un nouvel ordre.

Et la forme, autant d’ailleurs que les finalités, que prend cette lutte prédispose à l’avènement de telle ou telle structure sociale. Les formules d’avant-garde, de parti hiérarchisé, de centralisme démocratique, préparent dans la lutte le futur pouvoir du lendemain, c’est-à-dire de la dictature d’une nouvelle caste prétendant représenter l’intérêt général.

S’en remettre au « battons-nous aujourd’hui contre le colonialisme, nous verrons le reste ensuite » n’est qu’un marché de dupes, l’histoire l’a amplement prouvé. La formule prépare les futures bureaucraties, les prochains cachots où iront d’ailleurs croupir ceux qui auront, un temps, adhéré, par générosité ou par imbécilité, à de telles déclarations.

Tout système à construire devra passer sa tête sous les droits de l’homme. Certains ne clament-ils pas, d’ailleurs, que cette nouvelle (?) idéologie des droits de l’homme justifie en fait la démocratie bourgeoise. Les braves gens ! Comme on aimerait entendre de telles analyses venant de Santiago, de Prétoria ou de Bucarest. Curieusement, ceux qui les professent préfèrent se balader à Paris, à Londres ou à Rome. L’intérêt politique justement de cette fin du XXe siècle réside dans le fait que, aujourd’hui, aucun système, aucune proposition de société différente ne peut échapper à la question des droits de l’homme. Toute société présentable se devra de passer sous ses droits imprescriptibles que sont la liberté de contestation, de réunion, de manifestation, de presse, de grève, de syndicats libres, etc., et de pluralisme politique. Il s’agit là d’un acquis fondamental de cette fin de siècle : aucun système en « isme », quel qu’il soit, ne pourra assumer le bien-être s’il ne satisfait pas ces exigences essentielles.

Ce qui nous fait dire que toute lutte de libération nationale, pour recevoir notre soutien, doit poser, aujourd’hui, ses projets pour demain.

Se battre contre le colonialisme est nécessaire, mais à condition de faire en sorte que la forme de la lutte et l’objectif de la lutte garantissent l’édification d’une société respectueuse des droits de l’homme et du pluralisme politique et syndical. Le reste conduit aux charniers du Cambodge ou aux rafales de mitrailleuses de Bab-el-Oued. Nous refusons de monter dans ces trains-là.

PATRICK
(Gr. d’Angers)


Interview de Jean-Claude Brûlé

Jean-Claude Brûlé, maître de conférence au Laboratoire d’urbanisation du monde arabe, a accepté de répondre à quelques questions concernant les récentes émeutes en Algérie.

La rédaction

« Monde libertaire » : Quel est, à ton avis, le principal moteur des révoltes du début du mois ?

– Jean-Claude Brûlé : A mon avis, elles s’expliquent avant tout par la frustration de toutes les couches de la population. Ceux qui n’ont rien se plaignent, bien sûr. Mais celui qui a peu de biens se plaint de ne pas trouver de parpaings pour terminer sa maison, ceux qui ont de l’argent se plaignent de ne pas pouvoir trouver de meubles de style, etc. Cela explique, entre autres, la sympathie quasi unanime de la population pour les jeunes qui se sont révoltés.

– ML : On parle du développement d’une forme de capitalisme en Algérie. Est-ce vrai, et quel rôle cela a-t-il pu jouer ?

– J-C B : C’est beaucoup moins « primaire » que cela. Il est indéniable que depuis sept, huit ans, on voit en Algérie quelques dizaines de milliers de gens riches, très riches, qui n’ont rien à envier aux milliardaires américains ou français. Le pouvoir est responsable de ne pas avoir empêché le développement de ce type bien particulier de bourgeoisie.

Cela tient à la nature du pouvoir en Algérie. Il y a certes les ministres, les députés. Ils ont surtout un rôle technique. Le véritable pouvoir est détenu par le FLN : ce sont souvent d’anciens maquisards, que l’on pourrait comparer à nos Compagnons de la Libération, et qui jouissent d’une telle influence que ce sont eux qui prennent les véritables décisions politiques du pays. Certains barons du FLN ont réussi, en une génération, ce que les colons français avaient fait en trois : à savoir s’enrichir, ou laisser les membres de leurs familles s’enrichir, ce qui revient au même.

L’armée, quant à elle, constitue une fraction du FLN. Elle a d’ailleurs beaucoup perdu durant les émeutes : elle jouissait d’une estime certaine parmi la population. Il est plus que probable qu’elle l’ait perdue, en tirant sur les enfants.

ML : Comment les « bourgeois » algériens se sont-ils enrichis ?

J-C B : Il y a beaucoup de trajectoires personnelles ; auxquelles se greffe un système familial qui aide beaucoup à faire fortune. Prenons l’exemple d’un homme « bien vu », ancien maquisard ou non, qui parvient à placer un de ses fils dans l’administration, un autre dans l’enseignement, un troisième dans l’armée … Cela créera un réseau d’informations, de gens bien placés pour s’enrichir. Mais on ne peut parler ni d’une véritable bourgeoisie, ni d’une caste : ces gens n’ont aucun rapport les uns avec les autres et peuvent aussi bien être des politiciens véreux que des membres de vieilles familles honorables …

ML : Et le reste de la population ?

– J-C B : Ils vivent dans la pénurie, le manque de produits de consommation, la spéculation, le marché noir … Mais il faut relativiser : l’Algérie n’est pas la Tunisie, par exemple .. Mais il est indéniable que Chadli a imposé au pays une austérité qui n’était pas inévitable. A preuve, pour calmer les émeutes, après la phase de répression intense, il a fait venir des camions de ravitaillement du Maroc. C’est à la fois malin et idiot … Puisque cela prouvait qu’il pouvait le faire avant ! Résoudre temporairement la question du niveau de vie serait possible, à condition que l’Algérie accepte de s’endetter. Le pays est bien vu par le FMI, et fait figure de client tout à fait solvable. Mais c’est le seul pays du tiers monde qui n’ait quasiment pas de dette extérieure, et l’Algérie tient beaucoup à son indépendance.

– ML : La jeunesse algérienne n’a sans doute pas le niveau de vie comme seule préoccupation ?

– J-C B : Non, pour cette population très jeune, l’inquiétude face à l’avenir, l’absence de débouchés sont d’autant plus criantes. Des sections entières d’étudiants ou d’apprentis se retrouvent au chômage après leur formation. Aussi bien des médecins que des plombiers, mais bien sûr, plus on baisse dans l’échelle sociale, plus les débouchés sont rares.

ML : On a attribué les révoltes aux enfants et aux jeunes adolescents. A ton avis, étaient-ils seuls ?

J-C B : C’est difficile à dire. En tous cas, il y a une absence tout à fait remarquable : celle des étudiants. Ce sont bien les enfants qui ont commencé à saccager les magasins, durant les deux premiers jours des événements. D’ailleurs, l’armée n’a pas tiré, durant cette première période. Ensuite, il semble qu’il y ait des gens, des adultes cette fois, qui ont deviné les enjeux de cette révolte et qui ont contribué à sa propagation dans le pays. Il me paraît tout à fait impossible que des gamins aient pu organiser tout seuls des manifestations commençant à la même heure, du nord au sud du pays … Ou alors, les gosses algériens ont réussi une première mondiale.

ML : Chadli a tenté d’attribuer cette organisation aux intégristes …

J-C B : Rigolons ! Les intégristes, en Algérie, représentent 2 % de la population, et sûrement pas plus de 20 000 militants, soit trois fois le nombre de fidèles de Mgr Lefebvre. Il est évident que leur rôle dans les révoltes a été délibérément gonflé par Chadli, mais aussi par la presse française : l’intégrisme islamique alimente toujours autant de phantasmes …

ML : Alors, qui sont ces adultes ?

J-C B : Toutes les hypothèses sont permises. Ils peut s’agir de purs et durs du FLN, de réactionnaires divers, ou peut-être de véritables progressistes : cela existe encore !

Propos recueillis par
Pascale CHOISY

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