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Dominique Desanti : Algériens en France

Article de Dominique Persky alias Dominique Desanti paru dans Démocratie nouvelle, 7e année, n° 9, septembre 1953, p. 537-540

Une femme arabe vient de mettre son enfant au monde dans son misérable gourbi. (Dessin de Boris Taslitzky)

UN 14 juillet qui aura droit à quelques lignes dans les manuels d’histoire. Six morts algériens, un mort français. Plus de cent blessés, algériens et français, couchés dans les mêmes salles d’hôpital avec devant les yeux la même image : un défilé de la Bastille à la Nation, un 14 juillet où les habitants de Paris sont venus clamer leur amour de la liberté, leur refus de voir renaître les bastilles. Où les Parisiens de tous âges, de toutes opinions sont venus montrer que les grandes dates de l’Histoire de France, les dates inscrites au front de la Liberté, n’étaient ni oubliées ni mortes. Et puis, soudain, sous la pluie, les policiers se jetant sur les milliers et milliers d’Algériens qui venaient de passer devant la tribune, les policiers tirant sur des hommes qui n’avaient, pour se défendre, que leurs poings, les bois de leurs pancartes arrachées, les bois des palissades hâtivement mises en morceaux. Sept morts : six ouvriers venus d’Algérie, et le métallo Lurot, notre camarade … Le même gouvernement faisant tirer la même police contre les travailleurs nés d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée.

Venus d’Algérie

CE garçon aux boucles de charbon, aux yeux d’onyx, a reçu une balle dans le bas-ventre, une balle dont on ne sait si on pourra l’extraire. Il était arrivé d’Algérie le 12 juillet ; il laisse derrière lui, au pays, une famille de 15 personnes qui a péniblement assemblé l’argent de son voyage. Il allait vers la France. Dans sa tête se mêlaient des notions confuses : la France, colonisatrice, a pris la terre des aïeux, traite les petits-fils en citoyens de deuxième ou de troisième zone ; mais le peuple français a su faire les révolutions et sait mener les luttes …

C’est à cause de tout cela qu’il est venu, deux jours avant le 14 juillet.

En Algérie, 140.000 élèves européens d’origine fréquentent les écoles … le pays compte 1 million d’Européens ; les écoles ne peuvent contenir que 212.000 élèves musulmans … la population musulmane se monte à près de 10 millions. Mais en France, dit-on, chacun peut apprendre un métier.

Deux jours. Juste le temps de comprendre que Paris était dur, que les hôteliers qui s’estimaient « comme il faut » ne logeaient pas d’Algériens, qu’un matelas par terre représentait déjà un privilège, que l’ouvrage était long à trouver, même dans l’enfer des fonderies, même dans l’infecte odeur des produits chimiques qui vous rongent l’estomac, même sur la voie ferrée, pour nettoyer les wagons. Deux jours pour apprendre de la bouche des amis, des compatriotes, que si l’Algérie représentait « trois départements français » et n’avait donc pas le droit de revendiquer son indépendance nationale, les Algériens étaient munis de cartes de travail marquées « N.A. ». Et ces deux lettres, quand on les voyait dans les bureaux d’embauche, suscitaient souvent la réponse : « Notre contingent de Nord-Africains est complet » … Deux jours … Quand on lui a demandé pourquoi il était allé manifester le 14 juillet il a baissé ses longues paupières :

« Mais parce qu’on ne peut pourtant pas continuer à vivre comme ca sans lutter ».

Il n’est membre d’aucun parti.

Dans un autre hôpital, au même moment, le jeune ouvrier tailleur français Zlotnik, militant de l’U.J.R.F., pense exactement la même chose. Une balle tirée par le 7,65 du même policier ou du policier voisin s’est logée au même endroit chez lui ; pour lui aussi on ne sait si on pourra l’extraire.

Depuis sa sortie de l’hôpital, le jeune Algérien a su ce qu’étaient les travailleurs français : dans le cinquième arrondissement il a trouvé des camarades inconnus pour lui chercher un logis, du travail …

Sa vie, avant le jour de sa venue en France, se confond avec des centaines de milliers d’autres vies ; son récit, avec les douzaines de récits que j’ai entendus dans les petits cafés algériens de Belleville ou de la place d’Italie, de Nanterre, de Montreuil, de Saint-Denis ou du Havre. Ces vies peuvent se résumer en une accusation :

« Nous avons quitté notre terre pour ne pas mourir, et pour ne plus voir mourir les nôtres … Nous ne sommes venus en France ni pour chercher l’aventure, ni par « instinct nomade », ni dans l’espoir d’extraordinaires « combines » qui enrichissent. Nous sommes venus parce qu’en 1900 chaque Algérien avait 4 quintaux de blé à consommer et qu’en 1946 il n’en avait plus que deux. Nous sommes venus parce que dans notre pays nous ne pouvons apprendre aucun métier, faute d’industries de transformation ; nous ne pouvons que rester bergers ou journaliers agricoles, labourant des champs avec un chameau et une charrue de bois, comme nos ancêtres. Et nous sommes payés 350 francs par journée de travail … et il n’y a pas de travail toute l’année … ».

Ils pourraient ajouter que le sénateur Astier avouait en 1944 :

« L’Algérien rural a un standard de vie très déficient … sa ration habituelle en calories atteindrait seulement le tiers de la ration normale du consommateur européen ».

Mensonges …

ETRANGE phénomène. Avant le 14 juillet 1953, la quasi-totalité des journaux gouvernementaux parlait des 3 à 400.000 Algériens venus en France, pour expliquer, ou qu’ils venaient arracher le pain des ouvriers français, ou qu’ils représentaient un danger permanent, étant des spécialistes de l’« agression nocturne ». J’ai lu dans L’Aurore et autres Ce Matin-Le Pays des titres comme « 80 % des agressions sont dues à des Nord-Africains ». Ou :

« La victime (de l’agression) n’a pu voir son agresseur dans la nuit … La police conduit d’actives recherches dans les quartiers nord-africains ».

Et France-soir avouait que la veille d’une manifestation interdite, la police razziait les hôtels et les cafés où vivent les Algériens et les arrêtait « au rythme de 10 hommes à la minute ». Ce qui s’appelle un record à l’américaine.

Et puis, au lendemain du 14 juillet, devant la flambée d’indignation d’une opinion publique quasi-unanime, la presse s’est précipitée. Quotidiens, hebdomadaires se sont mis à publier des études sur les Algériens en France, leur pauvreté, leurs conditions de logement. Ils s’apitoyaient, se « penchaient », comme on dit, sur toute cette misère et arrivaient à la charitable conclusion qu’en somme mieux vaudrait rapatrier en masse tous ceux qui ne travaillent pas (et Le Monde en évaluait le nombre à 160.000 environ), parce qu’en définitive ils seraient mieux dans leur pays.

Nous, qui n’avons pas attendu les assassinats en série pour dénoncer le sort fait aux Algériens, tant dans leur patrie qu’en France, pensons devoir mettre les choses au point.

Un savant du Musée de l’Homme, P.- B. Lafont (dont j’ignore les opinions) constate dans une étude très documentée :

« Sur un total de 130.000 Nord-Africains dans la région parisienne, on a eu, en 1950, 2.579 envois au dépôt ; or, pendant la même année, les statistiques du ministère de l’Intérieur chiffrent à 300.000 la délinquance juvénile française ».

L’auteur ajoute que sur ces 2.579 arrestations, 22 seulement avaient trait à un assassinat et qu’en quatre ans, on en avait compté 69 ».

Et réalités …

MAIS il est parfaitement vrai que les noctambules rencontrent, dans les rues de Paris et de banlieue, des groupes d’Algériens aux traits tirés qui déambulent « au lieu d’aller se coucher comme d’honnêtes travailleurs ». C’est vrai, ils ne vont pas se coucher parce qu’ils n’ont pas où coucher ; parce qu’ils attendent le départ au travail d’Algériens qui travaillent le jour pour prendre place dans leur lit.

Les Cahiers nord-africains édités, selon toute vraisemblance, par les Dominicains, constatent :

« Ils vivent en groupes de dix, quinze, vingt par chambre. D’autres dorment entassés dans les caves, les couloirs, les arrière-boutiques des cafés maures ».

Peut-être, resserrés ainsi, ces mots ne vous prennent-ils pas aux entrailles. Mais imaginez un café à Nanterre, avec un désert à caravane peint sur les murs crasseux et, le dimanche, des hommes presque silencieux qui jouent aux cartes et aux dominos. Où aller ? Que faire ? Pour que les enfants ne meurent pas, là-bas, de sous-alimentation chronique, il faut rester à pousser les brouettées de ciment, à porter les caisses, à chauffer les fours. Alors, quand on sort du travail, on entre dans la tristesse sans mots de la solitude. La solitude au milieu des autres, de ceux qui sont nés ici, qui y ont leur famille, leurs habitudes et qui ne se sentent pas « autres », différents, et qui ne ressentent pas chaque regard comme une marque de mépris.

En face de ce café, une cave. Trois lits, une table, un banc. Les vêtements pendent à des cintres accrochés à une corde tendue sous le plafond. Les bleus de travail exhalent leur odeur. On les lave au robinet de la cour, unique pour la toilette de tous. Dans cette cave-ci, ils sont six, dont deux malades. Chacun paye 2.000 francs par mois pour partager le lit avec un autre. Ils connaissent des hommes de leur village qui, pour dormir dans des chambrées à peine plus salubres, payent (à la nuit) jusqu’à 5.000 ou 8.000 francs chacun.

J’en connais aussi, dans l’Est qui, au sortir de la mine, vont dormir dans l’humidité des grottes … les grottes aussi ont un propriétaire, les grottes aussi se payent. J’en connais qui vivent dans un autobus ou un wagon désaffecté aux vitres remplacées par des planches. J’en connais qui dorment sur des terrains vagues, étendus sur un sommier métallique, couverts par une bâche.

C’est ainsi. Il y a les « foyers », les centres d’hébergement, si peu nombreux. Il y a la « Maison berbère de Montreuil » administrée par un membre du service d’ordre du R.P.F … administrée au doigt et à l’œil. Si un locataire proteste, la police arrive. Bien sûr, on est libre d’en sortir … pour aller où ? Il y a le centre de Nanterre, qui appartient au ministère de l’Intérieur : 1.700 francs par mois pour un lit, deux couvertures, une petite armoire de fer, des draps changés une fois par mois, des lavabos bouchés, des latrines infectes. Il y a des centres à Saint-Denis, ailleurs encore. De quoi loger quelques milliers d’hommes sur quelques centaines de milliers. Alors, oui, on fait entrer des amis en fraude. On leur passe une couverture, on les fait coucher par terre, entre les lits … pour qu’ils ne fassent pas peur aux passants en attrapant des pneumonies dans les rues, la nuit.

En province, certains centres dépendent des entreprises ; leur « discipline », leur installation, leur ambiance ne rappelle quelque chose qu’aux déportés … Il est vrai que le lendemain même du 14 juillet le gouvernement a rétabli la brigade nord-africaine, et que celle-ci, avant guerre, avait parfaitement préfiguré la Gestapo. Nous pouvons compter à présent sur une édition révisée, selon le dernier cri des méthodes de Himmler et du troisième degré américain réunis.

L’un des 14 conseillers sociaux charges de s’occuper des Algériens dans le département de la Seine m’a dit aimablement :

« – Pour notre sensibilité, bien sûr, je ne dis pas … Mais il faut les avoir vus dans leurs villages et leurs bidonvilles : c’est pire. Songez qu’en Kabylie, je connais des villages entiers où on n’a jamais vu un lit, où personne n’a jamais porté de chaussures. Songez qu’à Alger même, dans les bidonvilles des faubourgs, les gens ne peuvent se tenir debout, l’eau est à un kilomètre, tous dorment par terre, pêle-mêle … Songez que la majorité de la population là-bas est complètement illettrée.

– Après 123 ans de « mission civilisatrice » de la France, monsieur le conseiller ?

– Oh, madame ! il faudrait des siècles, voyons …

– Oh, monsieur ! si vous connaissiez les musulmans de Roumanie, de Bulgarie, huit ans après … sans parler des républiques asiatiques de l’U.R.S.S … »

Il glisse sans insister :

« – Je vous assure que ces gens-là, il ne faut pas les mesurer à la même aune que nous … »

Racisme

IL a mis le doigt sur la plaie, en toute innocence. Il y a le logement, dont tous parlent ; il y a les « postes intenables », les pires travaux dans les entreprises, ceux dont personne ne veut ; et puis il y a le mépris.

Partout, dans les caves et dans les centres aux lits superposés, dans les cafés où certains passent leurs nuits sur la banquette, à la sortie des usines (usines à ferraille comme chez Wattelez, usines à transformation d’ordures, chantiers du bâtiment, travail exténuant payé parfois 7.330 francs, parfois 9.000 francs par quinzaine), partout j’ai entendu ce mot « Fascisme ». Ils ne me le lançaient même pas comme un reproche, plutôt comme une constatation. Ils en parlaient comme un cancéreux parle de son mal. Et leurs yeux me brûlaient de honte.

Que répondre à un homme quand il vous raconte :

« Je savais lire, je savais le français, j’avais déjà un peu appris le métier de tailleur. Je parviens, avec d’immenses difficultés, à me faire admettre dans un centre d’apprentissage (c’est presqu’impossible à un Algérien). Le chef du centre me conseille la confection et non la coupe « sur mesure », parce que cette dernière réclame, précise-t-il, « une intelligence et des aptitudes spéciales » … , sous-entendu : « inexistantes chez les Algériens ». J’ai tenu bon ; un mois après on me citait comme élève-modèle … ».

Que répondre si on vous dit :

« Une fois dans le métro, une fois dans l’autobus, une femme à côté de laquelle je m’étais assis sans même la voir s’est levée comme si on l’avait piquée avec une épingle. »

Que répondre à ce laveur de wagons de chemin de fer, quand il raconte comment un contremaître réveille à coups de pied des ouvriers algériens endormis dans un wagon à un moment de creux ? Surtout quand il ajoute :

« Vous ne l’imaginez pas, ce même contremaître, se conduisant ainsi avec des Français ? »

Que répondre surtout quand un ouvrier aussi intelligent, aussi lucide, aussi courageux que n’importe quel ouvrier français remarque :

« Le racisme, on vous le fait sucer avec le lait, et la légende de la « mission civilisatrice de la France », et la certitude d’appartenir à une race supérieure. Vous dites, ensuite (et même les plus évolués d’entre vous) : « bicot » ou « mon-z-ami » ou « les Nord-Af, ils ne sont pas comme nous » … Ce n’est même pas de votre faute … »

Ce racisme latent, même les religieux des Cahiers Nord-Africains le constatent, à leur manière, en parlant des difficultés de l’admission des Algériens malades dans les hôpitaux (il ne faut pas oublier qu’il y a quinze à vingt fois plus de cas de tuberculose parmi les Algériens que dans le reste de la population de la France) ; ils disent :

« une autre source de difficultés est due à la décision de certains hôpitaux de séparer les malades métropolitains des malades nord-africains … ».

Les auteurs de l’étude sont obligés d’avouer que « de ces dispositions résultent souvent des conflits de sensibilité ». Et, comme ils ne voudraient pas paraître sectaires, mais que tout de même leur supériorité raciale leur tient à cœur, ils ajoutent :

« Mais pourquoi les malades nord-africains seraient-ils tous des perturbateurs et des mauvais sujets ? »

Solidarité ouvrière

MAIS dans les hôpitaux où les blessés du 14 juillet, Français et Algériens étaient réunis, et réunis d’autres malades, j’ai vu se dérouler des scènes de solidarité véritable, sans mise en scène ni préméditation. Les membres des comités de paix locaux, les jeunes de l’U.J.R.F., les militants des cellules sont venus apporter leurs sourires et des douceurs, leurs mains tendues, des fruits et des fleurs. Algériens et Français se sont étreints. Et le petit blessé qui n’avait que deux jours de France m’a raconté en rougissant sous sa peau brune :

« Je suis tombé. Je saignais. « Ils » tiraient encore. Voilà qu’une jeune fille se précipite à travers la pluie et les balles, me traîne derrière une porte cochère, met de l’eau sur ma blessure, trouve un taxi, un camarade, m’emmène à l’hôpital … et dire que je ne la reverrai peut-être pas … Mais elle m’a montré qu’il y avait les colons qui vous crient « Va-t-en » (qu’il s’agisse de nos terres ou de la terrasse d’un café) qui vous brutalisent, et de l’autre côté le peuple de France, le peuple de nos camarades de combat … »

Dans le Pas-de-Calais, tout un puits de mine a débrayé, il y a quelque temps, parce qu’un porion avait frappé un travailleur algérien. A l’intérieur de la C.G.T., dans les usines où l’organisation syndicale est forte, des délégués algériens représentent leurs camarades et la lutte est vraiment menée fraternellement, que ce soit dans la région parisienne, dans le Nord, dans les régions minières du Midi …

Trouver du travail

IL reste que pour être syndiqué, pour avoir des camarades de travail, il faut trouver du travail. Un Algérien m’a dit un jour :

« Un Français se préoccupe de trouver du travail ; un Algérien est occupé à chercher du travail … En Algérie, c’est là une occupation à plein-temps. En France, elle est parfois également très prenante … »

Boutade triste. Dans un centre d’hébergement j’ai vu un garçon de 20 ans qui n’a encore trouvé de travail nulle part depuis un an … et qui pourtant a envie et besoin de travailler. Pour l’ensemble de la France, 60 centres de formation professionnelle sont destinés à des Algériens ; ils ont formé en tout 7.000 ouvriers qualifiés. Presque tous les autres sont des manœuvres, toujours les premiers licenciés.

Ces travailleurs, exploités par le logeur qui exige le prix d’un appartement confortable pour l’usage d’un lit, (je connais un Algérien qui a dû donner un pas de porte allant jusqu’à 50.000 francs pour un logis sans eau ni gaz ni électricité de l’impasse Touzé, dans le XXe arrondissement), exploités par de prétendus spécialistes qui lui promettent d’obtenir de prétendus avantages, ne sont pas seulement astreints aux travaux les plus répugnants et les plus mal payés. Souvent, pour obtenir le droit de se crever à la besogne, des intermédiaires « bien introduits » exigent des « bakchichs » de 5 à 15.000 frs. Nous connaissons le scandale du chef adjoint d’une usine de Besan, dans le Nord ; le scandale du contremaitre et des rabatteurs « négriers » de Givors, dans la Loire, qui embauchaient contre 5.000 frs de pourboire, puis licenciaient pour embaucher d’autres victimes …

Ces hommes, capables de payer pour avoir droit au travail, ces hommes qui gardent à peine de quoi vivre pour envoyer le plus d’argent possible à la famille demeurée en Algérie, quand ils perdent leur travail, touchent rarement l’allocation-chômage : il leur faut prouver tant de mois de résidence, tant de mois de travail. Logement et embauche sont trop aléatoires, trop variables pour qu’ils puissent produire des pièces officielles dans lesquelles, d’ailleurs, ils s’embrouillent (70 % de ceux qui sont en France ne savent pas lire le français).

Quand ils ont du travail, leurs familles bénéficient des allocations familiales, mais au « tarif algérien ». Ce qui, pour une famille de 4 enfants, représente une différence de 10.750 francs d’avec les allocations touchées par un travailleur français. Pour six enfants, le Français touchera 25.057 francs de plus que l’Algérien. Le salaire unique n’existe pas pour l’Algérien … Par contre, en Algérie, 200.000 travailleurs français bénéficient du « tarif métropolitain ».

Or l’ouvrier algérien donne au patron le même bénéfice (fournissant le même travail) que l’ouvrier français.

Cette escroquerie, d’après Mohammed Ferid Ghazi, donne à l’Etat près de 15 milliards de francs … d’autres disent 7 milliards … Mais même les Cahiers Nord-Africains, si « bien orientés » soient-ils, s’étonnent de cette singulière conception de l’égalité. Ils ajoutent, pour nous consoler (et c’est là l’opinion des officiels) qu’on ne peut accorder le « tarif métropolitain » parce qu’alors, dans les villages, les familles des travailleurs venus en France seraient trop favorisées … La possibilité d’égaliser les tarifs semble visiblement un peu trop révolutionnaire …

A travers toute la France, de Valenciennes (dont nous avons relaté le procès « colonial ») au Havre et à Paris, j’ai entendu la même conclusion :

– On nous a fait faire les guerres. Voici peu d’années, peu de mois, des recruteurs venaient en Kabylie, « achetaient » (à tant le kilo de viande) des jeunes gens désespérés par la misère … Ils ne leur disaient pas pourquoi ils les recrutaient ; ils leur parlaient seulement de prime et de belle vie. Et puis ils les envoyaient en Indochine. Ce temps est fini. Nous ne voulons plus faire les guerres des colonialistes et des impérialistes. Et quand le gouvernement tire sur nous, nous matraque, nous brime comme le 1er mai à Valenciennes, comme le 14 juillet à Paris, mais aussi comme chez nous, en Algérie, à la libération … il ne change rien. Il ne fait que souder l’anneau de la fraternité qui nous unit aux travailleurs de France.

Par Dominique DESANTI.