Article paru dans Droit et Liberté, n° 42 (146), 22-28 septembre 1950, p. 1 et 3
– Allez, monte là-dedans !…
– Mais regardez ! mes papiers sont en règle … Je n’ai rien fait, je me promène …
– On s’en fout … Monte là-dedans !
Et, sans douceur, plusieurs agents soulèvent et projettent dans le fourgon bleu un Algérien éberlué et indigné à la fois, qu’ils viennent de « cueillir » sur un trottoir du boulevard Bonne Nouvelle.
Le fourgon reprend sa marche lente, rasant le trottoir. Et soudain, le brigadier, debout, tend son index dans la direction d’un café :
– En voilà un allez-y !…
Et, de nouveau, les agents se précipitent, saisissent un consommateur paisible qu’ils « embarquent » à son tour, malgré ses dénégations. Ainsi se poursuit la rafle.
Des cars bleus, il y en a plusieurs entre le « Rex » et la porte Saint-Martin. D’autres patrouillent de Strasbourg-Saint-Denis à Réaumur-Sébastopol. Là, toutes les artères voisines au boulevard et à la rue Réaumur sont en état de siège. Des cordons de C.R.S. barrent certaines voies, et un habitant de la rue du Nil, bien que présentant ses papiers d’identité, ne pourra rentrer chez lui avant le soir.
Pourquoi ce déploiement spectaculaire de police ? Des Algériens sont venus manifester devant l’immeuble de la S.N.E.P. (Société Nationale des Entreprises de Presse), rue Réaumur, pour réclamer la levée des mesures qui empêchent la parution du journal L’Algérie Libre. Mais cela ne peut suffire pour justifier les scènes qui se déroulent sur les boulevards. On ne s’est pas contenté d’empêcher la manifestation : la police s’est livrée pendant toute l’après-midi, et pas seulement autour de l’immeuble de la S.N.E.P., à d’injustifiables opérations racistes.
Procédés connus
On connaissait les procédés de la S.E.C. (Section d’enquête et de contrôle) et de la P.Q.J. (Police aux questions juives), polices créées par Puchen et Xavier Vallat, largement utilisées par Darquier de Pellepoix : les « spécialistes » enrôlés dans ces organismes diaboliques avaient pour mission d’observer les passants pour déceler ceux qui pouvaient être juifs et les arrêter.
L’autre dimanche, les mêmes procédés furent, hélas ! repris. Et l’opération, répétons-le, n’avait finalement rien de commun avec la manifestation projetée rue de Réaumur puisque furent appréhendés et arrêtés tous les passants qui avaient, selon les policiers, le « type » algérien.
Pour avoir les cheveux crépus ou le teint basané, des hommes ont été emmenés comme des criminels : voilà ce qui est scandaleux, six ans après la Libération de Paris, en ce dimanche 17 septembre 1950.
Les promeneurs qui flânaient sur les boulevards se sont immédiatement remémoré des scènes de 1941, de 1942 : des hommes, des femmes, des enfants innocents repérés à leur apparence physique, chargés dans de semblables fourgons, parqués dans les commissariats, au Vel’ d’Hiv, puis emmenés dans des wagons plombés vers les crématoires. Des scènes aussi brutales, aussi inhumaines. Des cris, des coups. Les mêmes injures. « Sale bicot », seulement, remplaçait le « sale Juif » de naguère.
– C’est illégal, disait-on dans un groupe formé autour de l’un des cars.
– Mauvais souvenirs … Demain, ce pourrait bien être notre tour …
Le jeune homme qui parle ainsi ne peut pas finir. Le groupe est violemment dispersé.
On a pu assister à plusieurs manifestations de solidarité. Des agents se précipitent sur un Algérien qui se trouve dans un café. La patronne intervient :
– Il est chez moi, vous n’avez pas le droit de l’emmener … Alors, on n’est plus en République ?…
Devant sa fermeté et l’indignation de l’ensemble des consommateurs, les agents ont dû repartir bredouilles. Dans les commissariats, on a pu assister, plusieurs fois, à des scènes racistes. Partout, on chercha à humilier, à ridiculiser ces Algériens, dont beaucoup avaient du mal à répondre en Français aux questions qui leur étaient posées.
Le racisme de l’agent qui, lors d’un récent procès de diffuseurs de L’Algérie Libre, disait :
« Se faire casser la g … , par des Français, passe encore, mais par des sauvages comme ça, jamais »,
ce racisme n’est pas le fait d’un seul. Dans un commissariat, par exemple, on a pu voir un inspecteur qui interrogeait avec arrogance quelques-unes des 1.127 victimes de la rafle, s’écrier dédaigneusement :
– Quand est-ce qu’on va nous débarrasser de tout ça ?…
Et l’on pourrait multiplier les exemples de cette sorte.
La protestation du M.R.A.P.
Le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix se devait de protester énergiquement contre ces rafles à caractère raciste, contre l’arbitraire, les brutalités et les vexations dont furent victimes les Algériens au cours des opérations de dimanche. En dehors de toute considération politique, qu’il éprouve ou non de la sympathie pour les idées défendues par L’Algérie Libre, aucun républicain, aucun démocrate, ne saurait en effet admettre que les méthodes racistes des hitlériens soient remises en pratique contre qui que ce soit. Chaque Français se rend compte combien le racisme dirigé contre les Algériens, aussi bien que contre les Juifs ou contre les Noirs, les mesures xénophobes frappant, par exemple, les républicains espagnols, sont des symptômes très inquiétants. Le processus est connu : après les discriminations « raciales » et politiques, vient, si l’on n’y prend garde, la répression contre tous les démocrates, contre tous les partisans de la paix. Et finalement, c’est la France toute entière qui est atteinte et tout ce que représente son nom prestigieux.
C’est ce que souligne le M.R.A.P. dans une résolution qu’il a publiée aussitôt après les rafles de dimanche, résolution qui déclare notamment :
Le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix, sûr d’exprimer l’indignation de tous les antiracistes, de tous les républicains, élève une protestation énergique contre les rafles d’Algériens qui ont été opérées le dimanche 17 septembre à Paris, sur les Grands Boulevards et dans le quartier du Sentier.
Le M.R.A.P. souligne le danger que représente pour la démocratie la pratique de ces rafles racistes, venant après la déportation de républicains espagnols et d’antres immigrés antifascistes. De telles mesures qui, si nous n’y prenions garde, risquent d’atteindre successivement les juifs, les Partisans de la Paix, les patriotes, selon la progression trop connue, et qui entrent dans le cadre des préparatifs de guerre, montrent la nécessité pour tous les Français honnêtes, de s’unir toujours plus étroitement pour la défense des libertés démocratiques et de la paix.
Le M.R.A.P. a également édité une affiche, apposée aussitôt sur les murs de Paris, et dont nous donnons le texte ci-dessous :
COMME AUX JOURS SOMBRES DE L’OCCUPATION
Rafles racistes en plein Paris
Le dimanche 17 septembre, dans l’après-midi, des forces policières nombreuses ont procédé, des heures durant, sur les Boulevards, à des rafles d’Algériens.
Comme les brigades de « spécialistes » organisées sous l’occupation par les traîtres Pucheu et Xavier Vallat pour rechercher les Juifs, c’est au « faciès » que les policiers repéraient leurs victimes. Le seul critère pour arrêter de paisibles promeneurs était la couleur de leurs cheveux, le teint de leur peau ou la forme de leur visage. Les innocents ainsi capturés étaient ensuite brutalement projetés, avec force injures, dans les cars qui patrouillaient au pas le long des trottoirs. Ce n’est que dans la nuit qu’ils ont été relâchés.
SOUVENEZ-VOUS !
Ce déploiement spectaculaire de forces répressives, ces arrestations arbitraires, cet ignoble racisme s’inspirent directement des méthodes employées par l’occupant nazi et ses agents. Les cris de « sale bicot » qui ponctuaient les opérations policières évoquaient ceux de « sale Juif » proférés par les policiers vichystes lorsqu’ils livraient à la déportation, aux chambres à gaz, les innocents par milliers.
Ces rafles monstrueuses font suite à la campagne menée par une certaine presse pour calomnier les Algériens et à l’action poursuivie dans le domaine économique et social pour transformer en parias ces hommes arrachés à leur patrie. Elles font suite aux mesures tendant à interdire le journal « L’Algérie Libre » et à condamner ses diffuseurs.
FRANCAIS !
Si l’on frappe et pourchasse les Algériens, après les républicains espagnols et autres immigrés antifascistes, c’est pour mieux atteindre le peuple français.
Aucun républicain, aucun honnête homme ne peut rester indifférent devant ces méthodes odieuses. Le processus, depuis Hitler, est classique : après les immigrés, après les Algériens, c’est aux Juifs, puis à tous les démocrates, à tous les partisans de la paix que certains rêvent de s’en prendre, afin de mieux jeter dans la guerre une France divisée et soumise.
CONTRE LE RACISME,
CONTRE LE FASCISME MENAÇANT :
UNISSONS-NOUS !
Crions notre indignation, protestons contre des mesures de répression policières indignes de la France !
Imposons le respect de l’égalité des droits reconnue par la Constitution à tous les habitants de notre pays quelle que soit leur origine !
Faisons échec aux méthodes des nazis utilisées pour la préparation d’une nouvelle guerre !
LUTTER CONTRE LE RACISME,
C’EST LUTTER POUR LA PAIX !
LE M. R. A. P.
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