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Mohammed Dib : Prolétaires algériens. Eléments d’enquête

Article de Mohammed Dib paru dans La Nouvelle Critique, 7e année, n° 68, septembre-octobre 1955, p. 173-191

MON intention n’est pas ici de brosser un tableau général de la situation de la masse laborieuse des Algériens — loin de moi l’idée d’un projet si ambitieux —, mais plutôt de livrer quelques observations directes, prises sur le vif, qui se rapportent aux travailleurs musulmans et, parmi ceux-ci, aux travailleurs femmes des villes essentiellement.

M. D.


LE CONTEXTE ECONOMIQUE

LA répartition globale des terres cultivées en Algérie est, actuellement, la suivante :

Surface appartenant aux colons européens : 2.818.530 ha.
Surface appartenant aux musulmans : 10.107.100 ha.

Or, la population rurale est approximativement la suivante :

Européens : 200.000
Musulmans : 7.000.000

Répartition des économies

L’essentiel du problème algérien est là. En effet, les exploitants agricoles musulmans, 35 fois plus nombreux que les exploitants européens, ne disposent que de 3,5 fois plus de terres. Les surfaces appartenant aux colons européens couvrent toutes les plaines et même des marges bordières des chaînons telliens. Les surfaces appartenant aux musulmans se situent soit vers le Sud (Hauts plateaux steppiques), soit dans les massifs telliens médians.

Et maintenant, observons l’orientation de l’exploitation des terres : l’économie des plaines, où sont installées les grandes exploitations européennes, dotée de capitaux et de grandes installations de barrage et d’un système d’irrigation, est essentiellement tournée vers l’exportation :

— 90 % des 410.000 ha. que couvrent les vignes appartiennent à des colons européens, et les 10 % restant appartiennent à de grands propriétaires musulmans. Sur les 14.467.300 hl. récoltés en 1949, 9.030.000 ont été exportés (63 % ) ;

— 94 % des 2.690.700 qx d’agrumes produits en 1951 viennent des domaines européens. 70 % de cette production est exportée.

Même chose pour les cultures maraîchères. Par exemple, pour les pommes de terre, dites de « primeur » parce que récoltées très tôt (de décembre à avril) : 80 % des 1.245.860 qx récoltés en 1951 proviennent des domaines européens, et 80 % de cette production sont exportés.

Là devant, avec une population surcomprimée (densité double de celle des plaines), l’économie indigène, refoulée, s’est installée dans les montagnes, ne disposant que de moyens archaïques pour ses cultures de céréales (blé dur, orge) et ses troupeaux, ou bien, en Algérie orientale (Kabylie), ses plantations d’arbres fruitiers (figuiers, oliviers).

Devant les progrès des cultures spéculatives d’exportation, les céréales, en 1951, occupent à peine 3 millions d’ha., dont 2 millions 200.000 ha. aux musulmans. Dès 1935, le gouvernement général doit lutter contre la famine en prélevant 100.000 qx de blé sur « le stock de sécurité pour le ravitaillement des populations indigènes nécessiteuses ». En 1945, une très mauvaise récolte de céréales provoque une véritable famine dans la population musulmane.

Exemple de cette situation : la commune mixte de Fort-National, en Kabylie, compte une population de 82.833 autochtones sur une superficie de 34.000 ha., dont 20.000 seulement peuvent être cultivés, soit une densité de 245 au kilomètre-carré. En 1948, la récolte de céréales de la commune n’est que de 2.000 qx, dont 80 % d’orge, ce qui ne représente que quelques jours de vivres !

En 1871, chaque musulman disposait de 5 qx de céréales par an ; en 1904, il n’avait déjà plus que 4 qx ; en 1940, encore moins, 2 qx et demi ; et actuellement en année de bonne récolte, il n’a même pas 2 qx pour assurer sa subsistance.

Autre conséquence tragique de cette répartition des économies : le déboisement progressif de l’Algérie, dont la gravité pour le pays ne saurait être évaluée. On a calculé que la forêt algérienne devait couvrir normalement près de 8.000.000 d’ha. (taux de boisement 30 % ) avant la colonisation romaine. Les colonisateurs européens ont trouvé cette forêt presque intacte : elle couvrait encore au moins 6.000.000 d’ha., et notamment toutes les chaînes telliennes, presque entièrement boisées; d’immenses espaces qui avaient été mis en culture par les Romains, il y a 2.000 ans, étaient à nouveau couverts de forêts. En 1941, la superficie boisée était ramenée à moins de 2.900.000 ha. (dont 50 % pour le département de Constantine), et le taux de boisement n’était plus que de 11 %. La colonisation a donc entraîné la destruction de 3.000.000 d’ha. de forêt, et sur les 2.900.000 ha. qui composent le domaine forestier actuel, les 4/5 au moins ne comportent en réalité que de maigres broussailles. Une des premières conséquences de la sur exploitation de la terre a été donc la destruction de l’économie forestière des chaînes telliennes, où les populations autochtones, de plus en plus comprimées dans les massifs telliens impropres à la colonisation européenne, ont dû transporter leurs cultures et leurs troupeaux sur des espaces restreints conquis sur la forêt. Le développement violent et extrêmement rapide d’une intense érosion des sols qui en résulte dans ces régions où a été cantonnée l’agriculture indigène est tel qu’aujourd’hui les investissements effectués dans le pays arrivent à peine à en compenser les perfides destructions.

Population

Evaluée à 2.328.000 en 1856, la population musulmane a plus que doublé en 1921 (4.890.800 habitants). Elle atteint 5.550.000 en 1931, 6.160.700 en 1936, et enfin 7.600.000 en 1948. De 1856 à 1956, c’est-à-dire en l’espace d’un siècle, elle aura quadruplé. La population musulmane algérienne s’accroît donc au rythme de 2,5 % par an environ, soit, à partir de 1952, de 200.000 individus par an, chiffre qui ira en augmentant naturellement. Voici, du reste, le tableau des excédents de naissances au cours des dernières années :

1950 …………………………. 193.000
1951 ………………………… 213.000
1952 ………………………… 234.000
1953 ………………………… 227.000

Le gouvernement général de l’Algérie vient de publier des statistiques démographiques arrêtées au 1er janvier 1954 : à cette date, la population totale de l’Algérie s’élevait à 9.480.000 habitants (1 million 290.000 non-musulmans et 8.451.000 musulmans), auxquels il convient d’ajouter 300.000 émigrants séjournant dans la métropole.

Malgré une population cinq fois plus importante, la France a vu s’accroître le nombre de ses habitants de 2.500.000 personnes entre 1946 et 19.54, soit à peine de 312.500 par an.

En Algérie, cet accroissement foudroyant, notons-le bien, s’est maintenu d’année en année, malgré une mortalité de 20 0/00, chiffre plus élevé que celui de certains pays aussi peu développés que Porto-Rico ou Ceylan où la mortalité est de 15 0/00 environ. La seule mortalité infantile représente ici 15 % des enfants de moins d’un an, soit environ un décès sur trois, alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, la mortalité infantile était représentée déjà en 1942 par un décès sur 2.000.

En revanche, malgré une mortalité qui apparente l’Algérie aux pays les plus arriérés, la poussée démographique s’y traduit par un taux de natalité de 45 0/00 en nombre rond, chiffre plus élevé que celui des Etats-Unis (40,4 0/00 aux Etats-Unis en 1942). L’excédent des naissances sur les décès est ainsi très élevé, en dépit d’une mortalité excessive. Il faut dire que le milieu social islamique encourage la natalité par l’ensemble des croyances et des institutions familiales.

Un autre fait remarquable est l’extrême jeunesse de la population algérienne : 35 % des européens et 54 % des musulmans ont moins de 19 ans (au lieu de 29 % dans la métropole).

Travail

Théoriquement, l’Algérie compte environ 2.900.000 personnes actives, soit une sur trois, se décomposant de la manière suivante :

Européens : 600.000
Musulmans : 2.300.000

Il faut signaler cependant que ce dernier chiffre est artificiel parce que considérablement gonflé par 2 millions d’ouvriers agricoles, c’est-à-dire de travailleurs en majorité saisonniers, qui ne sont occupés effectivement que durant 3 à 4 mois dans l’année. Donc, en réalité, tout se passe comme si l’agriculture offrait le plein emploi normal, non pas à 2 millions de travailleurs, mais au quart de ce nombre. Au lieu du total de 2.900.000 personnes actives dûment recensées, cela nous laisse en fait un total d’environ 1 million et demi d’individus auxquels le plein emploi est assuré, sur quelques 9 millions et demi d’habitants.

Pour mieux comprendre ce que signifient ces chiffres, essayons de voir ce qui se passe en France. En France, la proportion est de 20 millions de personnes actives sur 43 millions d’habitants environ. Nous observons ainsi qu’en territoire métropolitain, une personne sur deux est considérée comme travaillant, tandis qu’en Algérie il n’y a qu’une personne sur 6 qui puisse prétendre au travail. Cela s’appelle, en ce qui concerne l’Algérie, un état de sous-emploi permanent, un état de chômage endémique.

Notons encore que cette situation caractérise uniquement la population musulmane. En effet, si nous considérons la population européenne avec ses 600.000 personnes actives, nous retrouvons la même proportion qu’en France. Ce qui fait tomber la proportion d’individus actifs en milieu musulman à un pour huit.

Revenu moyen

Le revenu moyen par habitant est de l’ordre de 25.000 par an et par habitant. Je dis bien 25.000 francs par an et non par mois. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que chaque Algérien reçoit à la fin de l’année un revenu de ce montant, mais que le total de la masse du revenu algérien, divisé par le nombre d’habitants, européens et musulmans ensemble, donne ce chiffre de 25.000 francs. Cet ensemble recouvre donc des revenus infiniment disparates, et en particulier un certain nombre de revenus relativement élevés. Ceux-ci tendent, bien entendu, à relever le chiffre moyen, mais l’on peut dire que le revenu disponible de la majeure partie des Algériens se situe encore au-dessous de ce montant de 25.000 francs par an et par habitant.

Emigration

De ces données fondamentales de l’économie algérienne que nous venons de passer en revue, il découle nécessairement toute une série de problèmes sociaux et humains d’une gravité particulière. Résumons-les donc très brièvement.

— du fait d’une économie extensive, tournée vers l’exportation, 8,5 Algériens sur 9,5 disposent de 1/2 kilo de céréales par jour et par personne ;

— destruction massive et accélérée des sols par l’érosion due au déboisement ;

— un accroissement de la population dépassant 200.000 individus par an ;

— 1 Algérien sur 6, pratiquement, travaille ;

— un revenu de 25.000 francs par an et par habitant.

On a d’ailleurs calculé que, chaque année, par suite du simple accroissement de la population, 200.000 qx supplémentaires de céréales sont indispensables. Cet accroissement démographique, qui ne peut trouver de compensation ni dans un accroissement de la production, du fait de l’occupation des meilleures terres des plaines par l’exploitation spéculative, ni dans l’industrie, du fait du « Pacte colonial », se traduit par un accroissement de misère et par l’émigration.

Pour expliquer l’émigration massive des Algériens vers la France, on a voulu la mettre sur le compte de « la tendance naturelle au nomadisme des populations algériennes ». Or, les émigrants proviennent presque exclusivement des éléments sédentaires de la population musulmane (Kabyles, Chaouias, paysans d’Oranie). Ils proviennent surtout des régions les plus pauvres : les massifs montagneux surpeuplés et surexploités. L’émigration s’inscrit donc dans la logique économique et démographique.

Avant de pousser plus loin, donnons quelques indications quantitatives. Les renseignements les plus sûrs indiquent qu’il y a en France environ 280.000 musulmans d’Algérie, auxquels s’ajoutent 5.300 femmes et 15.600 enfants. Disons 300.000 personnes en nombre rond.

Quantitativement, le problème est beaucoup plus important pour l’Algérie que pour la France. Alors que 280.000 hommes ne font guère plus de 1,4 % de la population active française, ils représentent à peu près 12 % des hommes d’Algérie âgés de 20 à 50 ans. Ainsi un adulte algérien sur 8 se trouve en France. Cette proportion est beaucoup plus élevée encore pour certaines régions comme la Grande Kabylie.

Voilà, défini assez approximativement, le contexte économique dans lequel se situent les quelques exemples vivants que nous allons maintenant examiner : tout ce qui est permis à ces êtres-là est strictement inscrit dans le cadre de ces données.

Une infinité de petits métiers, de petites industries, de petits commerces, résidu d’une économie traditionnelle, archaïque certes et décadente, mais répondant encore aux besoins d’une population au niveau de vie peu élevé, donnent une physionomie d’une riche variété aux villes (nous ne parlerons pas ici des campagnes et de leur population de fellahs). Les quartiers où se concentre cette activité sont des plus vivants ; l’humanité qui les peuple y a vraiment cœur et visage humains ; l’existence n’est pas tendre pour les gens, mais s’ils sont amers quelquefois, ils ne connaissent pas le désespoir ; leur confiance en la vie est illimitée.

LE TRAVAIL DES FEMMES

Mais quittons ces échoppes animées d’une vie profonde, ces rues et ces ruelles fourmillantes qui retentissent de mille bruits divers, de mille cris, de mille appels. Nous allons pénétrer maintenant dans une maison et voir ce qu’on a rarement l’occasion d’observer : l’activité des femmes. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, beaucoup de musulmanes des villes travaillent chez elles, tout en vaquant aux soins du ménage. Qu’on n’aille pas penser qu’elles s’astreignent à l’ouvrage dans le but de tromper un ennui distingué ni pour introduire un passe-temps dans leur réclusion : la réclusion des femmes musulmanes, voilà encore un mythe ! Souvent la femme trime, parce que les dures nécessités de l’existence l’exigent, tout simplement. Son gain constitue un appoint appréciable dans le budget familial et, dans de nombreux cas, il fait vivre tout le monde, y compris le père de famille. Car, l’homme étant victime du chômage d’une façon chronique, quelle que soit la branche d’activité à laquelle il appartient, en dehors des emplois fonctionnarisés, il arrive fréquemment que c’est la femme qui assume la charge entière du foyer. De plus, la très forte mortalité frappe surtout les hommes : aussi voit-on quantité de veuves ; et celles-ci, sans autres ressources que le gagne-pain procuré par de petites besognes, sont presque toujours obligées d’élever plusieurs enfants.

Quels sont les travaux qu’elles pratiquent en général ? Dans beaucoup de cas, elles cardent et filent de la laine ; d’autres exécutent des tissages. Elles s’adonnent aussi à la couture et se spécialisent dans des genres différents ; robes de femmes, trousseaux de mariées, effets d’hommes. Certaines confectionnent du pain destiné à la vente ; d’autres écrasent et pilent des piments rouges, séchés au préalable, pour en faire du poivre rouge. J’en connais, des jeunes filles celles-là, qui donnent des cours particuliers de français, de calcul ainsi que d’autres matières ; ailleurs, elles font de la broderie, etc. Il est bien entendu que les exemples que je donne sont pris à Tlemcen, mais ils restent valables, je crois, en beaucoup d’autres endroits.

Rhadidja

Voici l’une d’elles, Rhadidja, qui est une brodeuse précisément. C’est une grande femme, à la charpente puissante, qui paraît avoir 45 ans. Son large visage ressemble à celui d’une sculpture védique, mais sans en posséder la sérénité : une expression crispée est figée sur tous ses traits. Cependant, la chose la plus frappante dans ce visage, ce sont les yeux, exorbités, énormes, qui lui sortent littéralement de la tête. Et l’on s’aperçoit alors à la voir se fier davantage à son oreille et à ses mains qu’à sa vue qu’elle est à demi-aveugle. Pourtant lorsqu’elle achève son ménage, elle se hisse sur un haut tabouret et, par on ne sait quel miracle, la voilà en train de parfaire patiemment, habilement, d’admirables broderies sur cuir au fil d’argent et d’or. Cette femme vit seule et, par bonheur, n’a de charge qu’elle-même. Elle est mariée, mais son mari l’a quitté il y a plusieurs années. Elle a une fille, cette fille unique est mariée. Néanmoins, de temps en temps, les petits-enfants viennent demander à leur grand-mère un morceau de pain, discrètement, pour ne pas éveiller la curiosité des voisins. Rhadidja occupe une pièce donnant sur une cour commune, dans une maison à plusieurs locataires. Elle ne possède que les vêtements qu’elle porte sur elle. Dans sa chambre on peut voir deux ou trois peaux de mouton, deux vieilles couvertures, un bahut de bois blanc, quelques plats en fer émaillé.

Elle ne travaille pas régulièrement, car la broderie dans laquelle elle a usé son existence, ayant commencé à l’âge de 16 ans environ, tend de plus en plus à disparaître. Dans ses périodes de repos forcé, elle carde ou file de la laine pour les tisserands. Quand elle a de l’ouvrage, elle gagne 100 francs en moyenne par jour de travail de 7 heures environ.

Le propriétaire ayant augmenté le loyer, passé de 400 francs à 800 francs par mois, Rhadidja a dû payer un arriéré de 4.800 francs correspondant à 6 mois de loyer non-payé jusqu’à ce jour. En travaillant tous les jours et en se nourrissant uniquement d’un morceau de pain et d’une tasse de café à midi et le soir, elle a mis 45 jours pour s’acquitter de sa dette. Récemment encore, les services de l’E.G.A. ayant exigé dans les maisons mauresques que tout locataire installe son propre compteur de courant, alors que jusque-là un seul compteur desservait toute la maison, Rhadidja s’est trouvé dans l’impossibilité de subvenir aux frais de cette installation. Depuis, elle vit sans lumière. La nuit venue, pour manger ou pour achever son travail, elle se met dans la cour et se rapproche de la zone de lumière qui se répand de la chambre voisine.

A présent, malgré son désir, elle arrive à peine à obtenir 15 jours d’ouvrage sur 30. Elle passe parfois des mois sans travail. En ce mois de Ramadan, elle jeûne presque 24 heures : c’est à peine si elle mange, à l’heure de la rupture du jeûne, un peu de couscous au beurre qui tiendrait dans le creux de la main. Depuis plusieurs années elle n’a pas goûté à la viande. Rhadidja a travaillé durant toute son existence. Le jour où elle deviendra complètement aveugle, comme cela ne manquera pas de se produire, mieux vaudrait pour elle qu’elle meure.

Menoune

Le travail de la laine, dans l’économie traditionnelle comme dans l’économie nouvelle, reste encore une des plus importantes branches de l’activité algérienne. « La laine protège et défend des mauvaises actions » : ce simple dicton et beaucoup d’autres suffisent pour attester en quelle estime on tient le travail de la laine en milieu musulman. La tonte, le désuintage, le peignage, le cardage, le blanchiment, le filage, la teinture, le tissage, la fabrication du feutre, la confection d’habits de laine, etc., ces diverses opérations sont exécutées par une foule d’individus; les unes le sont par des hommes, les autres par les femmes. Toujours dans le cadre de la main-d’œuvre féminine, nous choisirons le tissage, qui signifie pour une femme, avant tout, le travail du tapis. Sans remonter à un lointain passé, la fabrication du tapis a vite acquis une place prépondérante dans l’économie algérienne, Et l’essor que cette production a connu depuis la dernière guerre a fait connaître le tapis algérien dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique et même d’Orient. Il est vrai que le tapis algérien est beaucoup mieux connu par sa production industrielle que par les pièces de son style original, tels que les remarquables Djebel Amour, Kalaa et toutes sortes de pièces réalisées dans les territoires du Sud. La fabrication du tapis s’est, en effet, rapidement organisée en une industrie florissante et son centre demeure, aujourd’hui encore, Tlemcen. Cette industrie connut son extension maxima pendant la guerre et juste après la cessation des hostilités, plus exactement de 1939 à 1942 et de 1945 à 1948. A ce moment-là, et surtout durant la seconde période, non seulement on vit se monter des manufactures qui employaient jusqu’à 600 et 1.000 ouvrières, mais des hommes d’affaires, des fonctionnaires et des trafiquants aussi, s’intéressèrent soudain à cette nouvelle activité. Depuis, la fabrication du tapis s’est considérablement ralentie, et la production semble retourner à son rythme d’avant-guerre. Les ateliers qui fonctionnent encore ne sont plus aussi nombreux et utilisent une main-d’œuvre réduite ; tous les autres qui avaient proliféré comme par une sorte d’éruption maligne ont disparu. Il est difficile d’avancer des estimations chiffrées. Mais ce qu’on peut affirmer avec certitude, c’est qu’il y eut vers 1946 à peu près 2.000 ouvrières musulmanes du tapis qui étaient syndiquées, pour Tlemcen seulement, et nombre d’entre elles participèrent au défilé du 1er Mai cet année-là. Leur nombre global a dû osciller en cette époque entre 8 et 10.000.

Voici l’une de ces ouvrières : elle s’appelle Menoune. Grande, blonde, bien en chair, avec quelque chose d’une Flamande, elle a une vingtaine d’années. Toutes les ouvrières du tapis, sauf quelques-unes, sont des jeunes filles. Aussitôt que l’une d’elles se marie, elle quitte l’atelier ou la manufacture. Les quelques femmes mariées que l’on trouve parmi elles sont des maîtresses-ouvrières ou des surveillantes. On voit aussi quelquefois des femmes âgées dans les ateliers et manufactures : celles-ci mettent les filés de laine en pelotes dont se serviront les ouvrières.

Menoune est orpheline de père depuis l’âge de 10 ans. Elle avait déjà commencé à travailler dans une fabrique de tapis à ce moment-là. Son père, qui était conducteur d’un camion à chevaux, est mort en laissant sa femme et ses six enfants sans ressources. Menoune a trois sœurs plus âgées qu’elle, qui sont mariées. Elle vit avec sa mère et deux frères plus jeunes qu’elle. La mère s’occupe du ménage et fait différents petits travaux qui lui rapportent 1.000 à 1.500 francs environ dans le mois. Des deux garçons, le plus jeune va à l’école et le second, âgé de 14 ans, en est encore à chercher du travail et ne trouve pas à se faire embaucher. C’est en définitive à Menoune qu’échoit la charge de la famille, quatre personnes en tout.

A la manufacture, les horaires de travail sont les suivants : 7 heures-12 heures, 13 heures-18 heures, soit dix heures par jour. Le salaire hebdomadaire de Menoune s’élève à 1.700 francs. Menoune est une ouvrière accomplie, c’est-à-dire qu’elle a un métier à diriger, aidée dans ce travail par deux gamines de moins de 13 ans chacune, sous la surveillance d’une maîtresse-ouvrière qui contrôle plusieurs métiers. Menoune sait déchiffrer et, par conséquent, exécuter le carton dont elle doit observer le dessin point par point, strictement, à raison de 256 points au décimètre-carré. Les conditions de travail sont très pénibles : les ouvrières nouent et cisaillent la laine en restant constamment debout devant leur métier vertical Les fillettes qui ne travaillent pas correctement sont battues. Elles sont en général entassées dans des locaux toujours insalubres. Le taux d’ouvrières atteintes de tuberculose, qui n’a jamais été évalué d’une façon très précise, car aucun contrôle, et d’aucune sorte d’ailleurs, n’est pratiqué, est très élevé. Et absolument aucune mesure d’hygiène n’est observée, aucun soin n’est donné à celles qui sont malades, qui cessent d’elles-mêmes de venir travailler ou sont tout simplement congédiées.

Menoune remet intégralement ce qu’elle gagne à sa mère. La jeune fille, sa mère et ses deux frères occupent une pièce dont le loyer leur est compté à 1.000 francs par mois. 400 francs, en gros, sont payés pour l’électricité, par mois. Ici, on ne paye pas l’eau parce qu’il n’y a pas d’eau courante, mais seulement un puits : l’eau courante, on la prend à la fontaine publique du quartier. Pour vivre, il reste donc, en comptant le gain de la mère et de la jeune fille, 8.000 francs par mois, pour quatre personnes.

Menoune est fiancée. Lorsque, dans quelques mois, elle se mariera, sa mère et ses deux frères perdront leur soutien et ne disposeront plus, en tout et pour tout, que des 1.000 ou 1.500 francs que la mère réussit à gagner dans le mois.

Sofia

Comme exemple d’ouvrière de l’industrie, voici encore Safia. C’est une femme de taille moyenne, mais forte ; son visage aux traits rudes est tanné comme du cuir. Elle ne connaît pas exactement son âge, cependant elle doit avoir 60 ans passés. Elle travaille dans une huilerie où elle fait partie de l’équipe de femmes qui manipulent les olives destinées aux conserves. La tâche de ces ouvrières consiste à décharger les camions, qui arrivent pleins, dans des paniers de 20 kilos environ qu’elle transportent sur leurs épaules. Elles déversent ensuite ces paniers en tas ; puis elle trient les olives par calibres et degré de maturité. Ces opérations faites, elles rechargent de nouveau leurs paniers qu’elles vident dans des bains de potasse. Et ce sont elles qui retirent, avec leurs mains nues, les olives qui ont séjourné dans la potasse. Impossible de se figurer comment s’effectue ce labeur de forçat, ni les horribles conditions qui l’accompagnent. Mains affreusement déchiquetées par la potasse, habits souillés et attaqués par le jus noir et acide des olives, épaules meurtries et éraflées par les poids énormes qu’il faut transporter sans répit. A ce travail saisonnier, qui ne dure que 6 mois de l’année, de novembre à mai, Safia gagne 225 francs par journée de 8 heures. Ses compagnes ont toutes au delà de 45 ans et nombre d’elles atteignent et dépassent 60 ans. Depuis quelque temps, les patrons emploient des femmes de préférence aux hommes, parce qu’elles ont l’esprit moins revendicatif et qu’elles acceptent de plus bas salaires. Une autre raison de ce choix, et qui explique aussi l’âge avancé des ouvrières, c’est que le patron peut éviter de la sorte d’avoir à les inscrire comme bénéficiaires des allocations familiales.

Souvent, Safia ne touche pas sa paie le samedi ; le patron la renvoie au surlendemain, lundi, pour ne lui verser, même alors, comme aux autres femmes, qu’une partie du salaire. Safia est veuve ; elle a une fille qui travaille aussi dans une manufacture de tapis. Bien qu’ouvrière accomplie, cette jeune fille d’une vingtaine d’années est payée comme demi-ouvrière, à 1.200 francs par semaine. Les deux femmes logent dans une grotte des environs de la ville où les eaux d’infiltration pleuvent sans arrêt sur leur tête. Elles paient 1.000 francs de loyer par mois.

La domestique

Dans cette main-d’œuvre féminine, il est une catégorie tout à fait à part et bien curieuse, je veux parler des domestiques, dont on ne semble pas avoir saisi jusqu’à présent la singulière situation. Tout le monde ici sait ce qu’est une bonne mauresque, rien n’étant plus facile que d’en avoir une. C’est une chose qui paraît tellement commune, la « fatma », qu’on ne prend jamais la peine de s’interroger sur ce qu’elle représente ou ce qu’elle signifie. On ne se pose pas de questions au sujet d’une bonne : ce qu’on lui demande c’est d’être un instrument de confort le moins cher possible, sinon le plus perfectionné. Il n’est pas dans mon propos d’évoquer ici la condition de ces femmes, qui fait d’elles le rebut du monde, bien que l’on puisse légitimement reprendre les paroles d’une employée de maison catholique, formée par la J.O.C. :

« Beaucoup de jeunes de cette profession, déclare cette militante d’Action Catholique, sont traitées par leurs patrons comme des êtres inférieurs, qu’on ignore, qu’on dédaigne, qu’on méprise. »

Appliquées aux « fatmas », ces paroles sont d’une justesse encore plus tragique. Non, mon intention n’est pas de décrire l’affreuse condition de ces femmes, ni les humiliations qu’elles sont obligées d’essuyer sans murmure. C’est sur un autre aspect de leur situation que je voudrais attirer l’attention et c’est, bien entendu, uniquement les mauresques que vise mon propos. On voit ces femmes, de très bonne heure, courir à travers les rues de la ville pour se rendre à leur travail. D’où viennent-elles, d’où sortent-elles ? Si l’on entreprend des recherches là-dessus, on s’avise qu’elles proviennent, les unes de populeux quartiers indigènes, comme par exemple la Casbah d’Alger, les autres de villages nègres ou de bidonvilles, d’autres enfin sortent de grottes de troglodytes. Où se rendent-elles ensuite ? Elles pénètrent dans des maisons, des appartements qui sont à l’opposé des lieux qu’elles viennent de quitter. Une comparaison est absurde même, tant la différence est totale. Voilà donc un être qui émigre pour quelques heures d’un monde souterrain, grouillant, déchiré et déchirant, vers un monde clair et rayonnant, où règne l’ordre, la netteté, le confort. (A-t-on songé que c’est souvent le seul genre de relations qu’entretiennent européens et musulmans dans ce pays, qu’il n’y en a souvent pas d’autres, que ce sont souvent là, veux-je dire, les seuls contacts qui se traduisent par l’accès des foyers, par une connaissance qui s’opère de l’intérieur ?) Ainsi, à partir de l’instant où une bonne attache son tablier, elle est non seulement soumise aux exigences et aux sujétions propres à son état, mais elle doit encore changer de personnalité, de façon à s’intégrer dans la mesure du possible au milieu où son travail la fait pénétrer. Cette personne qui n’utilise jamais la langue française pour son besoin personnel, est obligée, ici, de comprendre et de parler cette langue ; elle est même tenue d’employer des formules consacrées par un usage et des manières dont elle ignore totalement l’origine. Elle entre de la sorte de plain-pied dans un monde entière ment étranger au sien, auquel il lui faut s’adapter de but en blanc, sans transition, pendant une partie seulement de la journée, pour retrouver ensuite le monde qui lui est familier. Ainsi donc, à partir de l’instant où elle noue son tablier, cette femme apparemment fruste, à l’horizon borné, va réaliser, pour se retrouver en terre inconnue, un effort de compréhension que jamais nul être cultivé, rompu aux meilleures disciplines, n’a su fournir à ce point pour comprendre le milieu d’où sort cette humble femme. Mais l’aspect le plus frappant et le plus sensible de ce dépaysement psychologique n’est certainement pas l’étrangeté de cette intimité ni même l’ambiguïté qui imprègne toute la personnalité de la « fatma » lorsqu’elle assume les responsabilités de son état : non, vraiment, je crois que le premier effet et le plus puissant de cette rencontre et de ce déracinement suivi d’une transplantation en milieu étranger, c’est, aux yeux de la bonne, celui d’une différence de condition exorbitante, non imaginable. D’une pièce où toute une famille est entassée, d’une bâtisse surpeuplée, on passe dans un appartement spacieux, aéré, clair, dont les occupants sont souvent moins nombreux que ceux de la pièce étouffante qu’on vient de quitter… le parallèle se poursuit en toutes choses. Pour la nourriture, par exemple : tout ce qui se mange, se gaspille, se jette d’un côté et… tout ce qui ne se mange pas de l’autre côté ; il en est de même pour l’habillement, pour le confort, pour la vie individuelle, pour la santé, pour les livres et les arts, pour les fleurs et jusqu’à l’humeur des êtres. Ainsi la seule connaissance possible entre européens et musulmans se fait-elle souvent sous forme de regard, fixé par le dénuement et la détresse, sur le bonheur et l’aisance.

Que cela ne nous fasse pas oublier, d’ailleurs, l’aspect purement main-d’œuvre de la question. Combien gagne une domestique mauresque par mois ? Son salaire varie entre 3.000 et 6.000 francs environ ; dans le meilleur des cas, il s’élève donc à 200 francs par jour, ou plutôt pour 5 heures de travail par jour.

La bonne qui m’a servi d’exemple a une excellente place. Ses patrons la traitent avec beaucoup d’humanité. Ils lui donnent fréquemment soit à manger, soit à emporter de la nourriture chez elle ; ils lui font des cadeaux de temps en temps : habits, tissu ou bien chaussures. Elle touche 6.000 francs par mois effectivement, ce qui est assez rare. La plupart des femmes qui travaillent, ont une ou plusieurs personnes à leur charge. Celle-ci a son mari à sa charge, qui, en tant que Marocain, n’est embauché nulle part en vertu des lois en vigueur, si ce n’est pour de menus travaux temporaires. Le revenu essentiel de la famille consiste dans les 6.000 francs que gagne la femme. Là-dessus, il faut prélever 1.000 francs par mois de loyer pour un gourbi de terre. Cette jeune femme est mère d’un bébé qu’elle nourrit elle-même. 5.000 francs par mois, c’est à quoi s’élèvent, finalement, les ressources certaines d’un foyer avec un enfant.

On pourrait me soupçonner d’avoir choisi sciemment, de parti-pris, les cas que je viens de présenter. Tout au contraire, je puis assurer que j’ai pris mes exemples au hasard, sans d’abord savoir où ils allaient me mener.

Je me suis attardé à dessein sur le travail des femmes pour montrer comment, dans les conditions de vie actuelles, le travail se transforme en dérision, comment le travail, chose sacrée, devient dans cette lutte pathétique contre la faim une malédiction. Mais je voulais aussi montrer le courage admirable de ces femmes qui ne désarment ni ne renoncent quoique, de toutes parts, l’existence semble les écraser d’un poids aveugle afin de leur faire lâcher prise. L’entêtement tranquille de ces êtres est le fait patent d’un monde qui veut vivre, quoi qu’il en coûte. Par ailleurs, nous avons ainsi la preuve qu’il existe, à côté d’un prolétariat masculin, un prolétariat féminin musulman qui attend seulement qu’un champ d’action lui soit ouvert, qui y aspire même de toutes ses forces, pour révéler de quoi il est capable. Il apparaît de toute évidence que ceux qui invoquent les traditions islamiques, les prescriptions religieuses, les institutions familiales, pour embastiller la femme musulmane dans son foyer, méconnaissent tout simplement la réalité et développent des théories qui n’ont rien à voir avec les faits. Certes, nous avons vu au début de cette enquête comme il est déjà difficile pour les hommes de trouver du travail. Mais cela signifie seulement que la question de la main-d’œuvre féminine se pose au même titre que celle de la main-d’œuvre masculine, les femmes musulmanes ayant également droit au travail.

LE TRAVAIL DES HOMMES

En ce qui concerne le travail des hommes, je serai plus bref pour des raisons que l’on comprendra tout de suite : si l’on prend le cas de la main-d’œuvre de l’industrie, du commerce, du bâtiment et autres branches similaires, on se trouvera grosso modo en face des mêmes caractéristiques que celles de tout prolétariat de n’importe quel pays, avec cette différence néanmoins que les travailleurs musulmans, en Algérie, sont uniformément classés dans les catégories inférieures de l’échelle professionnelle.

Le déclassement

A cet égard, une analyse attentive de la composition des 2.600.000 salariés recensés officiellement nous réserve des révélations pleines d’enseignement.

On compte environ 80.000 travailleurs des services publics. Ceux-ci ont des traitements équivalents ou même légèrement supérieurs aux traitements de la métropole, mais 90 % d’entre eux sont européens.

On estime à environ 500.000 le nombre de travailleurs de l’industrie et du commerce, parmi lesquels se trouvent 190.000 européens et un peu plus de 300.000 musulmans. Les salaires sont inférieurs, ici, à ceux de la métropole (le salaire minimum interprofessionnel garanti est, suivant les zones, de 70, 78 et 86 francs de l’heure, contre 115 francs en France). Les différences sont naturellement très sensibles entre les manœuvres et ouvriers spécialisés ou qualifiés. Or, sur 100 travailleurs européens, on ne compte que 8 manœuvres, alors que, sur 100 travailleurs musulmans, on en compte 48.

Dans le secteur agricole, il y a environ 17.000 salariés européens, dont plus de 5.000 contremaîtres et chefs de culture, et plus de 2 millions de travailleurs musulmans — permanents, saisonniers ou journaliers — dont seulement 3.700 contremaîtres et chefs de culture. C’est évidemment ici que les conditions de vie sont les plus mauvaises, les salaires officiels variant de 300 à 385 francs par jour, la journée de travail pouvant aller elle-même jusqu’à 12 et 14 heures. Et les salaires réels sont inférieurs à ces salaires officiels. Si bien qu’un chômeur de la métropole dispose d’un pouvoir d’achat encore supérieur à celui de nombreux travailleurs agricoles en Algérie !

Si, en théorie, il n’y a aucune discrimination raciale entre les travailleurs d’origine européenne et les travailleurs d’origine musulmane, en fait, les musulmans se trouvent, comme on vient de le voir, presque toujours dans les catégories les moins payées ; de plus, ils apparaissent comme une main-d’œuvre d’appoint et en quelque sorte accessoire, car, manœuvres dans la grande majorité ou ouvriers agricoles, ils remplissent le plus souvent les emplois pénibles pour lesquels le recrutement est impossible autrement.

La qualification professionnelle

Ici surgit le problème souvent évoqué de la qualification de la main-d’œuvre. L’insuffisance de formation des travailleurs musulmans est fréquemment déplorée, et c’est toujours la raison invoquée pour expliquer ces classements au plus bas de l’échelle professionnelle. De fait, jamais argument autant que celui-là n’a été dicté par la mauvaise foi. Faisons donc justice de cet argument. Où et comment voulez-vous que ces ouvriers acquièrent une formation valable quand les centres professionnels existant sont notoirement insuffisants? Aussi bien, si cette formation d’une main-d’œuvre qualifiée était entreprise, à quoi aboutirait-elle ? A rétrécir « dangereusement » le contingent de manœuvres à bon marché, cette réserve d’esclaves… Et à quoi servirait une main-d’œuvre qualifiée importante et plus nombreuse qu’elle n’est à présent quand on sait que le pays a une capacité d’absorption strictement limitée ? Quand un grand nombre de travailleurs musulmans est déjà déclassé d’office ? C’est pour toutes ces raisons que la formation professionnelle est refusée aux travailleurs musulmans, qui ne sont pas moins aptes que quiconque à remplir n’importe quel emploi.

L’artisanat

A côté de cela, il existe tout un vaste groupe de travailleurs dont l’activité relève d’une économie retardataire : les artisans. L’Algérie possède un artisanat assez important encore, résidu d’anciennes corporations médiévales, d’abord ébranlé, puis touché à mort par la colonisation, mais qui survit cependant grâce au retard apporté dans l’évolution économique du pays. La grande industrie d’Europe, cherchant des débouchés, s’est assurée des marchés par l’expansion coloniale. Bientôt, les colonies et les pays sous-développés ont été envahis de ses produits. Les contre-coups ne se sont pas fait attendre, et l’économie traditionnelle d’un pays comme l’Algérie a été disloquée. Les effets ont été presque immédiats pour l’artisanat. Concurrencés par les produits manufacturés, les artisans ont cherché à relever le défi en produisant vite et à meilleur marché : et c’est tout d’abord la qualité qui en a souffert. Puis quand, peu à peu, les objets usuels de fabrication locale ont été abandonnés par les consommateurs et remplacés par des articles manufacturés : vêtements, chaussures, ustensiles de ménage, literie, etc., les artisans ont compris la vanité de leurs tentatives ; ils étaient bel et bien condamnés à disparaître. La clientèle musulmane des villes se détourne complètement à présent de la production traditionnelle. Seule, jusqu’à ces derniers temps, la campagne restait encore fidèle aux artisans : mais, depuis la fin de la guerre, les paysans eux-mêmes boudent la production artisanale à laquelle ils préfèrent les surplus américains, et toutes sortes de friperie, importés sans devises, qui inondent aujourd’hui le pays. Cela donne le coup de grâce non seulement à l’artisanat, mais aussi au commerce de tissus et d’effets vestimentaires tenu par les musulmans. C’est là qu’il faut aussi rechercher une des causes du chômage qui sévit terriblement en ce moment, rendant plus aiguës les difficultés d’un pays déjà en état de sous-emploi permanent.

Mais revenons à l’artisanat ; répondant de moins en moins aux exigences actuelles, il se défait inexorablement et se meurt. Mais que l’artisanat meure de sa belle mort ou qu’il trouve en lui-même des ressources qui lui permettent de faire peau neuve, il faut de toutes manières qu’il disparaisse ou se transforme en autre chose. Il n’y a que les services officiels qui s’acharnent avec une belle constance à maintenir en vie ce moribond, moins il est vrai dans l’intérêt du malade que pour d’autres objectifs, l’un d’eux étant d’entretenir une administration parasite. Et l’un de leurs arguments est la sauvegarde des arts populaires locaux, mais il y a belle lurette que ces arts ont cessé d’être présents dans la production artisanale. Aussi les artisans eux-mêmes ont-ils compris qu’il leur fallait se renouveler, quitter l’ornière dans laquelle ils s’empêtraient chaque jour davantage. Alors plusieurs tentatives intéressantes ont été lancées par les patrons-artisans appuyés de leurs ouvriers, pendant la guerre. Ainsi l’on vit naître, par exemple, conçue uniquement par les artisans tisserands, la plus grande usine de textiles de l’Algérie, à Tlemcen. Mais ceux qui veillent sur le destin de la colonie ont vite flairé le danger que pouvait représenter l’installation d’une industrie nationale. Aussi, après avoir fonctionné pendant 4 ans environ, le temps de satisfaire aux exigences d’une économie privée de l’apport de la France, occupée à ce moment-là, cette usine fut-elle étouffée peu à peu jusqu’à ce qu’elle rende l’âme. Ce fut une longue et sombre histoire dont les véritables dessous ne seront sans doute jamais connus. Voilà qui illustre bien l’avenir qu’on entend réserver à toute tentative effectuée par les Algériens pour échapper à la mort lente qui les asphyxie.

Le dépeuplement des campagnes

Il faut enfin évoquer un des maux qui frappent le plus profondément l’Algérie ; le dépeuplement des campagnes. Nous avons vu les conditions de vie dans lesquelles se débattent les paysans, la précarité de leurs moyens d’existence, qui fait peser sur eux la menace constante de la famine. Cela explique facilement le mouvement d’exode qui les pousse en grand nombre vers la ville. Mais à la misère qui leur fait déserter les campagnes s’ajoute encore le sentiment d’insécurité personnelle créée par les exactions des représentants des pouvoirs publics à tous les échelons. Un exemple : durant la guerre et pendant que le rationnement de toutes les denrées était instauré avec rigueur, dans de nombreux endroits les paysans n’ont jamais touché leur ravitaillement. Les cartes d’alimentation se trouvaient entre les mains du caïd qui, lui, touchait les rations de ses administrés. Le résultat est que les fellahs ont fui en masse ces endroits.

Quand il quitte la montagne surpeuplée, le douar misérable, aux petites huttes de terre battue, le paysan tente d’abord de trouver du travail dans les plaines. Mais les exploitations européennes des plaines n’emploient qu’un sous-prolétariat strictement limité, et pendant une partie seulement de l’année. Le vignoble est le principal débouché : la culture de la vigne nécessite en effet un ouvrier par hectare pendant toute l’année. Le vignoble emploie donc environ 410.000 ouvriers agricoles qui touchent les salaires les plus élevés de l’agriculture algérienne : 250 francs par jour…

Mais ce sont les villes surtout qui attirent une quantité considérable de miséreux sans travail et sans aucune qualification. Elles sont ceinturées d’épouvantables bidonvilles ou villages nègres où des familles entières vivent parfois du seul travail des enfants qui se font petits cireurs ou marchands de journaux. Délinquance juvénile, prostitution, etc., consomment régulièrement alors la ruine d’une jeunesse perdue.

La sensation qu’ils éprouvent quand ils arrivent de la campagne est celle d’un immense soulagement, ils respirent enfin librement ; de plus, les possibilités qu’offre la ville leur semblent illimitées, comparées au dénuement complet de la campagne. Les plus chanceux arrivent à se faire embaucher comme manœuvres, dans le bâtiment notamment et les travaux de terrassement ou de réfection des routes. Le plus grand nombre s’adonne à toutes espèces de petits commerces ; ils deviennent marchands ambulants, vendant des légumes, de la vaisselle, de vieux habits, des bonbons, des plantes aromatiques, du petit-lait, etc. Beaucoup mendient. Les femmes font des ménages… Ayant oublié depuis longtemps leur première impression de bonheur, ils sont maintenant, comme des milliers d’autres, à l’affût d’expédients qui leur permettraient de subsister une journée de plus. Le nombre de chômeurs grossit sans cesse. Ainsi, pour la seule ville de Tlemcen, on compte aujourd’hui 2.500 chômeurs inscrits. A ceux-là, on peut ajouter avec certitude au moins la même quantité d’hommes sans travail qui refusent par un sentiment de honte de se faire inscrire sur les listes des chômeurs. La municipalité qui a ouvert des chantiers fait travailler 200 d’entre eux, renouvelables tous les mois…


Après ce bref aperçu, forcément fragmentaire et incomplet, qui ne rend surtout pas compte de la tension des esprits, quelles solutions, quelles mesures pourraient porter remède à un tel état de choses, en dehors des gestes de charité individuels ou collectifs, des secours distribués par les bureaux de bienfaisance ou par des organismes officiels ? Jules Ferry pouvait déjà écrire en 1892, en pensant aux colons :

« Avec les années, le souvenir des luttes sanglantes s’effacerait ; ce qui le perpétue, ce sont les mesures économiques injustes et mal conçues… Ils ne comprennent guère, vis-à-vis de ces 3 millions d’hommes (qui sont aujourd’hui 8 millions et demi. M.D.) d’autre politique que la compression… »

Mohammed DIB.