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Amar Ouzegane : Notes sur la situation politique en Algérie

Article d’Amar Ouzegane paru dans les Cahiers du communisme, 23e année, Nouvelle série, n° 1, janvier 1946, p. 75-82

Le Comité Central du Parti Communiste Algérien a tenu une importante session les 5 et 6 janvier 1946.

Ses travaux ont été concentrés sur les deux problèmes essentiels du moment : l’amnistie et les revendications immédiates.

On sait qu’à la suite du complot fasciste du 8 mai 1945, une répression féroce, à caractère raciste, et fasciste, s’est poursuivie à travers l’Algérie entière, 99 condamnations à mort dont 22 furent mises à exécution, des centaines de condamnations de travaux forcés à perpétuité et à temps pleuvaient sur des innocents dont les tribunaux militaires refusaient de vérifier les alibis et d’entendre les témoins à décharge.

Mais les véritables responsables du complot, les organisateurs des représailles à l’hitlérisme, initiateurs des milices civiles, n’ont jamais été arrêtés, tels Berque, ancien directeur des « Affaires Musulmanes » du Gouvernement général, Lestrade-Carbonnel, ancien préfet de Constantine, le général Duval, ancien commandant de la division de Constantine, aujourd’hui à Tunis. Le fusilleur Achiary est toujours sous-préfet de Guelma, alors que le Ministre de l’Intérieur lui-même l’a reconnu coupable de onze exécutions illégales.

AMNISTIE AUX EMPRISONNES POLITIQUES MUSULMANS !

Cette répression à sens unique a soulevé l’indignation générale. Le Parti Communiste Algérien, au lendemain des élections à la Constituante a pris l’initiative de constituer des Comités populaires pour l’amnistie aux emprisonnés politiques musulmans.

Cela a donné naissance à un véritable mouvement de masse – plus de 100.000 cartes placées en deux mois – entraînant non seulement les larges couches arabes, berbères, mais aussi les démocrates européens.

Les seigneurs de la colonisation, la réaction et les soutiens du fascisme qui avaient tenté d’approfondir le fossé entre les populations algériennes et de les dresser en deux blocs hostiles, s’orientent maintenant vers une manœuvre tendant à faire bénéficier S.O.L., P.P.F., et autres hitléro-pétainistes, ravitailleurs de Rommel ou saboteurs de la production, de la mesure d’amnistie.

La « Dépêche algérienne » et toute la presse vichyssoise qui appelait à la répression plus féroce, à la « politique du gendarme » au lieu de la « politique du bulletin de vote » fait chorus avec « L’Epoque » sous le slogan « L’amnistie ?… D’accord, mais pour tout le monde ! »

La vigilance est plus que jamais nécessaire pour faire aboutir le projet de loi déposé à la Constituante par le groupe communiste.

La vigilance est plus que jamais nécessaire pour déjouer les provocations à la famine, savamment organisées par le sabotage de la production, la mauvaise répartition des semences, des engrais et de la nourriture du cheptel, la gabegie administrative laissant pourrir le blé sur les ports, dans les gares ou voyageant sous la pluie dans des wagons non bâchés.

POUR LE RAVITAILLEMENT DES CAMPAGNES ALGERIENNES

La répartition scandaleuse du ravitaillement dans les campagnes se traduisant par des douars entiers privés de blé ou d’orge – nourriture essentielle des musulmans pauvres – pendant deux et trois mois, plonge le pays dans une situation dramatique, pendant que la démagogie de certains élus « préfectoraux » risque de provoquer des illusions cruelles.

C’est pourquoi le Parti Communiste Algérien a proclamé courageusement : au lieu de promettre 10 kilos de blé par mois et par personne, au moment même où la France traverse une crise sérieuse, il vaut mieux assurer à tous d’une façon régulière et effective les 7 kg. 500.

Ce sera le moyen le plus efficace d’éviter le spectacle tragique des démobilisés privés de tout ravitaillement depuis six mois, des familles entières se nourrissent de cadavres d’animaux ou de tubercules sauvages, de très nombreux décès dans les grandes villes que la presse annonce pudiquement sous la rubrique « Morts naturelles ».

Le problème du chômage dans les villes et dans les campagnes – car les employeurs préfèrent la main-d’œuvre au rabais des prisonniers allemands – le problème des salaires et notamment celui des ouvriers agricoles, le problème de la sécurité sociale dont le projet signe par le camarade Croizat demeure « en panne » au Ministère de l’Intérieur, telles ont été les préoccupations attentives des militants algériens.

LE PARTI COMMUNISTE ALGERIEN

Le Parti Communiste Algérien a triplé ses effectifs d’avant 1939, mais son recrutement dans les entreprises, les ports, les chemins de fer, les domaines agricoles et les grandes fermes, surtout dans les couches prolétariennes et parmi les Musulmans, n’est pas en rapport avec le niveau de son influence considérable et sans cesse grandissante, traduite par le rayonnement de son journal « Liberté », le premier de l’Afrique du Nord, avec 25.000 abonnés et un tirage actuel de 115.000 que nous espérons porter à 150.000 exemplaires pour le prochain congrès du P.C.A., fixé aux 21, 22, 23 et 24 mars prochain.

On peut mesurer cette influence par les grands succès du Parti Communiste remportés aux élections successives. A la Constituante, cinq députés – dont une femme et deux Musulmans – alors qu’il n’y en avait aucun en 1936.

Aux élections des Conseils généraux, nous avions déjà marqué un pas en avant sur les élections municipales : douze conseillers généraux, dont une femme et quatre Musulmans, au lieu de l’unique conseiller général d’Oran en 1937. Nous venons d’avoir, le 13 janvier dernier, un nouveau conseiller général musulman, élu au premier tour dans la circonscription de Blida avec 5.400 voix, soit 2.300 voix de plus que le 21 octobre. Et 500 conseillers municipaux ou membres de Djemaâs au lieu de 20 avant 1939.

Le chiffre des voix obtenues à la Constituante est de 220.000 contre 100.000 aux élections cantonales.

Si nous examinons les résultats du département d’Alger, notre succès apparaît plus effectif. Dans le collège des « citoyens », la liste d’Union Démocratique patronnée par le Parti a deux élus. Le nombre des voix passe de 25.000 à 46.000 aux élections à la Constituante.

Dans la ville d’Alger, nous consolidons nos positions : 25.000 pour la liste d’Union démocratique ; 21.000 pour le M.R.P . ; 6.000 pour la liste socialiste.

Le Parti Socialiste totalise pour le département 19.000 – gain de 4.000 – alors que nous avons gagné 21.000 – et n’a pas un seul élu, ce qui est sans doute la sanction d’une politique anti unitaire qui ne peut que favoriser, en Algérie comme en France, les forces de réaction. Il perd donc le siège de Régis, ancien député socialiste d’Alger qui a voté pour Pétain et qui a sombré dans la collaboration.

Dans le collège des « non-citoyens », le collège musulman, nous avons deux élus, l’un à Alger avec plus de 82.000 voix, l’autre à Constantine avec 41.000 voix. A Oran, nous avons rassemblé 12.000 voix environ.

Au total 135.000 voix, soit 20 p. 100 des votants.

LES PRESSIONS ADMINISTRATIVES ANTIDEMOCRATIQUES

Mais les chiffres ne donnent pas exactement le tableau de notre influence réelle, car les élections ne se sont pas faites librement : maires réactionnaires, administrateurs et caïds font une pression inouïe sur les électeurs.

A Port-Gueydon, on amena les électeurs encadrés par des gendarmes armés de mitraillettes, le bulletin des candidats administratifs à la main.

A Hussein-Dey, cité ouvrière près d’Alger, les tirailleurs arrivaient au bureau de vote encadrés par d’autres soldats mousquetons à l’épaule. Bien entendu, les électeurs avaient tous un bulletin de vote de la liste officielle remis à la caserne par leur commandant. Mais en traversant la place de la ville, ils étaient pourvus d’autres bulletins.

Un fait courant : certains caïds ont retiré les titres d’alimentation avant le scrutin, avec menace de les confisquer définitivement si les paysans ne votaient pas en bloc pour les candidats du gouvernement.

Souvent, pour faire voter plus vite, l’électeur devait prendre le bulletin indique par le caïd sans passer par l’isoloir.

Certains administrateurs ont même simplifié cette opération : à la porte du bureau de vote, un employé de la commune mixte criait le nom de l’électeur, prenait soin de lui couper le coin de la carte et le renvoyait. A l’intérieur du bureau, le caïd plaçait le bulletin dans l’enveloppe et votait à la place de l’électeur.

Il est clair que toute tentative de contrôle par des représentants de listes non officielles n’était pas tolérée. Nos militants furent expulsés des bureaux de vote et parfois jetés en prison pour la journée.

L’examen des résultats est d’ailleurs très significatif : partout où la liberté de vote fut respectée ou assurée, non seulement dans les villes, mais dans les campagnes, la majorité des électeurs s’est prononcée en faveur du Parti Communiste.

Mais partout où régnait la terreur et notamment dans les territoires militaires du sud, ce sont les candidats administratifs (que nous appelons chez nous les « Béni oui-oui ») qui ont triomphé.

ORIGINALITE DU SENTIMENT NATIONAL EN ALGERIE

Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que dans la région d’Alger nous avons réussi à entraîner autour de nous des éléments nationalistes qui nous considéraient, il y a seulement quelques mois, avec une certaine hostilité.

Il faut remarquer notamment des jeunes nationalistes de la région de Médéa, qui, malgré les directives reçues d’Alger pour provoquer l’abstention, ont fait le contraire. Ils nous ont aidé dans la campagne électorale et ont même participé au contrôle des bureaux de vote.

Nous avons donc réussi à réaliser une pénétration profonde dans les masses musulmanes en faisant effectivement la différence entre les chefs du mouvement nationaliste, porte-paroles de la bourgeoisie arabe dont la politique s’est toujours avérée instable, souvent aventurière, et les musulmans honnêtes, ouvriers, petits commerçants, paysans et surtout la jeunesse musulmane jusqu’alors éloignée de nous.

Quelles sont les raisons qui ont fait de notre parti communiste le premier parti de l’Algérie ?

La raison capitale, c’est que nous avons pris nettement et courageusement position sur le problème national.

En effet, le Comité Central du Parti Communiste Algérien a lancé, le 13 aout 1945, un manifeste dans lequel est souligné le développement d’un sentiment de l’originalité nationale lié aux idées de liberté :

Les Algériens Européens, Musulmans et Juifs, se rendent compte de plus en plus de la nécessité historique de vivre ensemble dans leur Algérie, patrimoine commun à tous : moyens et petits colons, fellahs et khammès, fonctionnaires et employés, ouvriers des villes et des campagnes, commerçants et artisans, techniciens et intellectuels. Rien ne pourra les détourner de la route historique qui mène à la formation d’une communauté nationale algérienne, capable de vivre de sa vie propre.

Jusque-là, nous avions eu une attitude un peu timorée sur le problème national dans la crainte d’apporter de l’eau au moulin de la bourgeoisie nationaliste.

Aujourd’hui par une politique plus hardie, nous apparaissons aux masses musulmanes – et aux autres Algériens non seulement comme les défenseurs conséquents des intérêts immédiats, mais aussi des intérêts d’avenir.

A côté des progrès réalisés dans l’Algérois à la fois sur le plan européen et sur le plan musulman, les résultats obtenus dans le Constantinois et dans l’Oranie sont nettement insuffisants.

Dans le Constantinois :

8.200 voix pour le collège européen, 41.000 voix pour le collège musulman avec 1 élu, mais c’est insuffisant pour la région de Constantine qui a été le théâtre du complot fasciste du 8 mai et au cours duquel notre parti s’est révélé le seul défenseur des masses musulmanes.

Ce décalage entre nos trois régions est dû essentiellement au fait qu’on n’a pas compris l’évolution de la situation et pas appliqué correctement la ligne du Parti Communiste Algérien.

Nos camarades d’Oranie ont réussi dernièrement à se corriger d’une certaine indifférence à l’égard des masses musulmanes qui constituent pourtant l’immense majorité du pays : 8 millions contre 1 million d’Européens.

Nous devons aussi nous efforcer d’être plus attentifs aux préoccupations des masses populaires et aviver notre vigilance politique afin de ne pas être surpris comme trop de camarades l’ont été par les tueries du Constantinois, alors que la Conférence des trois Partis Communistes Nord-Africains du 26 février 1945 dénonçait en ces termes, avec clairvoyance, les préparatifs d’émeutes de la faim et l’organisation du complot fasciste avec la complicité de la haute Administration :

La Conférence dénonce l’état de famine organisé dans les campagnes Nord-Africaines, comme une tentative délibérée des éléments fascistes, en vue de susciter des émeutes de la faim et des troubles qui pourraient, dans leur esprit, favoriser l’Allemagne hitlérienne, nuire à l’union des populations de l’Afrique du Nord, avec le peuple de France et justifier une répression sauvage et la suppression des premiers et récents progrès accomplis dans la voie de la démocratie.

Nous devons renforcer l’union des démocrates et des anti-fascistes au sein de la « France Combattante » dont on peut mesurer avec satisfaction le bilan d’activité.

Les masses musulmanes se tournent résolument vers nous, avec confiance, avec enthousiasme. Cela pose pour nous des responsabilités plus grandes, plus lourdes.

« PLUS GRANDIT LA DEMOCRATIE PLUS S’ATTENUE L’OPPRESSION NATIONALE »

Il faut, en particulier, préciser davantage notre politique nationale en tenant compte des aspirations des populations d’Algérie, vers un avenir de liberté et d’émancipation nationale.

Nous devons affirmer avec force que nous n’avons jamais cessé d’être fidèles à nos principes, en particulier celui du libre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Dans la résolution sur la question nationale qui fut adoptée par la conférence d’avril 1917, par le parti bolchevik, on peut lire :

Il n’est pas permis de confondre la question du droit des nations à la libre séparation avec la question de l’utilité pour telle ou telle nation de se séparer à tel ou tel moment.

(Histoire du Parti Bolchevik, chap. VII, p. 179).

Il est clair que l’intérêt de l’Algérie n’est pas de demander le divorce avec une France démocratique qui se forge dans la lutte contre les trusts sans patrie, c’est-à-dire contre nos propres ennemis.

Car, ainsi que nous l’enseigne le plus grand théoricien de la question nationale, le camarade Staline, plus grandit la démocratie dans un pays, plus s’atténue l’oppression nationale et inversement.

Or, cette appréciation juste du camarade Staline s’est vérifiée pour les populations algériennes par de nombreuses expériences.

A l’époque du Front Populaire, grâce aux conquêtes du peuple de France, grâce à l’aide de la classe ouvrière de France, l’Algérie a bénéficié pour la première fois de certaines libertés de réunion, d’organisation, de presse, des lois sociales, des 40 heures, des augmentations de salaires. Le code de l’indigénat n’était pas supprimé, mais était peu appliqué.

La « drôle de guerre », puis le vichysme ont été au contraire pour les populations de notre pays, une aggravation de l’oppression nationale.

C’est pourquoi aujourd’hui les Algériens – malgré les provocations, malgré la propagande des vichyssois – ont un immense espoir dans la victoire de la démocratie en France et notamment dans les succès du premier parti de France, le Parti Communiste Français.

Les populations algériennes connaissent le P.C.F. dont elles ont vu à l’œuvre les militants, notamment les 27 députés internés à Maison-Carrée, auxquels se sont joints d’autres camarades, dont André Marty, et les 300 communistes internés à Bossuet qui ont puissamment contribué à développer notre Parti Communiste Algérien et un mouvement syndical puissant.

Qu’il nous soit permis de remercier le Comité Central du Parti Communiste Français d’avoir su faire connaître à nos populations le vrai visage du peuple de France. Qu’il nous soit permis, au nom de notre Parti Communiste Algérien, de remercier le Parti Communiste Français de l’aide précieuse qu’il nous a apportée et qu’il nous apporte pour amener les populations d’Algérie vers une démocratie plus large, vers leur émancipation.

Les communistes algériens poursuivent leur action en vue :

1°) D’affirmer la personnalité algérienne par le respect de la langue maternelle et par la reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle à côté de la langue française.

2°) De démocratiser l’Algérie par la suppression du régime semi-féodal : caïdat, communes mixtes, territoires militaires, l’octroi de pouvoirs municipaux réels aux djemaas de douar et de village en Kabylie.

D’obtenir l’égalité totale des droits dans tous les domaines entre tous les Algériens sans distinction de langue, de race ni de religion.

3°) De réaliser l’industrialisation rapide de l’Algérie.

4°) De relever l’agriculture algérienne par la saisie des domaines des traitres et des saboteurs de la production et l’utilisation rationnelle en jouissance illimitée de leurs terres par les fellahs pauvres, petits colons, khammès et ouvriers agricoles.

Pour mobiliser les masses populaires et les guider dans la lutte pour plus de bien-être et plus de liberté, d’immenses taches se posent devant le Parti Communiste Algérien qui, fort de l’expérience acquise, saura les résoudre en union libre, fraternelle et confiante avec le peuple de France.