Article paru dans Egalité, organe du « Manifeste » et de défense des intérêts algériens, 2 mars 1945, p. 1-2

« … Et je ne sais comment, j’ai tout à coup compris que d’être noir et d’en porter la peine demande plus de vertu que n’en possèdent les anges mêmes. » (Countee Cullen, « The Shroud of Color ».)
Countee Cullen, grand poète noir américain, a écrit un jour un poème intitulé « The shroud of color » (Le linceul de la couleur). Ce titre rend compte avec une exactitude poignante de la situation diminuée des Noirs en Amérique. Leur enveloppe noire les retranche, en quelque sorte, sinon du monde des vivants, du moins de celui des heureux. Ils sont là-bas dix millions environ, quotidiennement en lutte à de féroces préjugés de race et de couleur. Nous pensons intéresser nos lecteurs en leur apportant quelques renseignements sur la vie de ceux-ci ; car c’est bien à un véritable phénomène de colonisation des noirs par les blancs, colonisation dans les faits, sinon dans le vocabulaire, que l’on assiste aux Etats-Unis, depuis la fin de la guerre de Sécession.
Une anecdote, rapportée par un professeur de littérature française dans un collège pour jeunes filles, va nous mettre dans l’ambiance. Ce professeur, Français lui-même, étudiait Baudelaire avec ses élèves. Etude passionnante ! Les adolescentes, avec toute l’ardeur de leur âge, admiraient le génial poète. Il en fut ainsi jusqu’au jour où le professeur eut la malencontreuse idée de confier à son auditoire que la maîtresse la plus chérie du poète, Jeanne Duval, était de sang mêlé. Aussitôt, l’expression, des visages changent, devint glaciale. A partir de ce moment, les jeunes filles délaissèrent complètement les « Fleurs du Mal », allant jusqu’à refuser d’ouvrir seulement le livre. Elles avaient voué à l’auteur un total et définitif mépris.
En Amérique, les Noirs ont leurs restaurants, leurs écoles, leurs salles de spectacle, leurs établissements culturels, leurs compartiments spéciaux dans les véhicules publics, leurs cimetières, leur quartier dans les grandes villes, véritable équivalent du ghetto juif en Europe Centrale et Orientale. Le quartier nègre de New-York, Harlem, est célèbre : c’est un endroit plein de vie, de rire, de passion, de chant et de musique. Les Blancs de la capitale y viennent en foule pour s’y amuser. Mais le plaisir n’a rien de commun avec les affaires sérieuses. Et, à cette exception près, la séparation des races à New York et dans toute l’Amérique est strictement observée. Si un Noir, poussé par je ne sais quel démon, se présente à l’entrée d’un restaurant blanc, une main souvent brutale le repousse sur le trottoir ; le voudrait-il, le patron ne pourrait agir autrement sous peine de voir son établissement déserté par toute sa clientèle habituelle. De même, si un Noir réussit par surprise, à louer un appartement, dans un quartier blanc de New-York, les autres locataires de l’immeuble préfèrent déménager que de subir un tel voisinage.
Un nègre n’a aucune chance d’accéder à certaines professions. Roy de Coverley, écrivain, noir originaire de la Jamaïque, raconte que, venu de son pays natal en Amérique, riche d’un solide talent de dessinateur, avec l’espoir de faire carrière dans cette branche, se vit fermer toutes les portes, avec des sourires méprisants ; il en fut réduit à se faire garçon d’ascenseur.
Le cloisonnement des races n’est que le signe le plus visible d’un antagonisme qui s’exacerbe souvent jusqu’à la haine. Le lynchage s’y pratique parfois. De 1914 à nos jours, on compte environ un millier de nègres lynchés, c’est-à-dire brûlés vifs, lapidés, pendus, criblés de coups de feu, par une meute de blancs déchaînés. Dans une prison, deux nègres sont massacrés par leurs co-détenus pour s’être rendus coupables, envers l’un d’eux d’un vol de quelques « cents ». Mais le prétexte le plus généralement invoqué pour justifier le lynchage est le viol. Une légende solidement enracinée aux U.S.A. veut que le nègre soit attiré vers la femme blanche par un irrésistible réflexe sexuel. Je dis bien « légende ». En effet, un nègre américain, Jacques Roumain, eut l’idée un beau jour de se livrer à une petite étude statistique sur la question. Elle lui révéla que, dans l’ensemble du territoire de l’Union, le pourcentage des noirs condamnés pour viol était inférieur à celui des Blancs ! Mais le slogan a toujours cours. Et, au nom de cette bestialité des noirs, on prend des mesures de « protection de la femme blanche », qui se traduisent par des lois draconiennes contre les hommes de couleur.
Par contre, il n’est nullement question de protection de la femme noire. Un mari nègre émet la prétention de protéger sa femme contre les entreprises galantes de quatre blancs pris de boisson. Il est immédiatement abattu à coups de revolver par l’un des agresseurs : le meurtrier est acquitté.
D’autre part, chose curieuse, le dégoût des Blancs pour les Noirs, dégoût qui leur fait refuser tout rapprochement avec eux, se borne au sexe fort. Les femmes noires ont l’honneur d’échapper à cette exclusive, puisque l’Amérique compte par centaines de milliers, chaque année, les naissances d’enfants « sang mêlé ». A moins que, de leur côté, les Américaines blanches, comme la paysanne de Molière, n’aient nullement envie d’être « protégées » ! Ainsi se vérifie, une fois de plus, la loi sociologique inéluctable qui veut que, partout où deux ou plusieurs races se trouvent en présence, elles se combattent quelquefois, mais s’accouplent toujours. De tels faits mettent en lumière toute la tartuferie qu’implique cet isolement artificiel des deux races. Par exemple, dans les Etats du Sud, on voit couramment des Blancs qui, élevés par une nourrice noire tendrement chérie, amants d’une ou de plusieurs femmes noires dont ils ont des enfants qu’ils élèvent et qu’ils aiment, n’en tiennent pas moins avec acharnement pour la séparation des races. Cette séparation paradoxale, cette contradiction entre les idées d’une part, leurs actes et leurs sentiments de l’autre, ne semble nullement les gêner.
Mais il y a mieux. Cette séparation est réglementée par la loi. Trente Etats interdisent le mariage ou les relations sexuelles inter-raciales. Le Dakota du Nord prévoit pour la transgression de ce tabou dix ans de prison aux délinquants plus 500 dollars d’amende à l’ecclésiastique qui aurait béni cette union qu’aucune loi religieuse n’interdit, remarquons-le. Le concubinage dans les mêmes conditions y est frappé d’une année de prison et de 500 dollars d’amende. Dans le Nevada, le mariage mixte est considéré comme une « grande félonie ». On ne peut s’empêcher de rapprocher ces lois, à la fois grotesques et barbares, de celles qui, en Allemagne nazie, punissent les idylles entre Juifs et Aryens.
Ce tenace préjugé de couleur crée des situations douloureuses. Après quatre, cinq générations, celui qui n’a qu’un ancêtre noir sur huit, sur seize, peut assez aisément passer pour un blanc. Mais si sa tare honteuse est cependant décelée à certains signes (aspect des ongles en particulier), ils voient se fermer inexorablement devant eux les portes des salons, des clubs, des cercles. Il arrive qu’un enfant garde rancune au père ou à la mère qui lui vaut, en même temps qu’une peau fâcheusement brune, une vie de lutte épuisante, qui l’empêche de prétendre au mariage, à la carrière, que sa beauté ou ses dons lui auraient permis de briguer.
Rien entendu, et comme toujours, ce racisme avoué ne fait que dissimuler le côté économique du problème, le seul important. Ainsi, les lyncheurs sont le plus souvent de pauvres bougres (poor whites) dont les conditions de vie sont à peine moins précaires que celles faites aux Noirs. Mais cette marge très mince suffit à donner aux « poor whites » l’illusion d’une supériorité sur le noir et d’une similitude d’intérêts avec la bourgeoisie blanche. Par cet artifice se réalise une collusion entre exploiteurs et exploités blancs qui constitue pour ces derniers un véritable marché de dupes. Le préjugé de couleur, comme ailleurs le préjugé anti-sémite est un moyen de division des masses laborieuses noires et blanches, dont les revendications, si elles devenaient similaires, menaceraient l’ordre établi. Le lynchage apporte aux colères populaires un dérivatif, un exutoire fort opportun qui fait oublier la véritable nature et la véritable signification des antagonismes sociaux.
De même, voici quelques traitements comparés, en dollars, des instituteurs blancs et de leurs collègues noirs : 768 et 260 en Géorgie, 1.154 et 424 en Floride. Inutile de multiplier les exemples. Ces quelques chiffres suffisent pour nous reporter quelques années en arrière au temps où, en Algérie, des syndicalistes européens trouvaient normal de s’élever, en plein congrès, contre la parité de traitement entre instituteurs français et instituteurs musulmans : Ici ou là, le préjugé de race fait le jeu du régime capitaliste. Ici ou là, l’hostilité des races systématiquement et miroitement entretenues sert à maintenir les salaires insuffisants et les conditions de vie pénibles pour les travailleurs de l’une et l’autre origine, avec une simple différence de degré.
En Amérique, cette situation humiliée de tout un peuple ne peut trouver l’ombre d’une justification raisonnable. De même que l’Algérie compte des docteurs, des artistes, des professeurs musulmans éminents, les Amériques ont des noirs d’élite : Countee Cullen, grand poète ; Ernest Just, biologiste de réputation mondiale ; William Dawson, musicien ; Henry Tanner, peintre ; Roland Hayes, Ira Aldrige, Rose McClendon, acteurs de génie Marian Anderson et Paul Robeson, dont la radio et les disques ont popularisé la voix bouleversante. Sans oublier que les chœurs religieux nègres « negro spirituals » sont la seule musique nationale américaine.
La révolte des Noirs contre leur sort peu enviable s’est parfois traduite de façon maladroite et exaltée. Témoins, le mouvement pan-noir dirigé par Marcus Garvey, qui organisa l’ « Association universelle pour l’amélioration de la race noire » (U.N.I.A. Universal Negro Improvement Association).
Cette société eut des sections dans toutes les villes américaines de quelque importance et posséda, dans ses beaux jours, des fonds illimités, les noirs donnaient sans compter leurs économies pour la défense de leur cause. Mais la grande faute de Marcus Garvey fut de se laisser griser par ses rapides succès et entraîner par sa brillante imagination loin du domaine du possible. Ses ambitions démesurées n’étaient pas d’un réaliste ; il évoquait, devant les foules venues l’entendre, une grande et puissante nation noire qui serait située en Afrique, aurait des villes splendides, des armées indomptables, et dont les citoyens seraient les nègres du monde entier, émigrés en masse vers cette terre promise. A cette fin, l’U.N.I.A. commença même à acheter les navires qui devaient constituer une flotte capable d’entrer en concurrence avec les autres marines du monde. Mais Marcus Garvey ne dit jamais rien des moyens matériels qu’il entendait mettre en œuvre pour imposer cette nouvelle nation noire aux puissants Etats blancs qui détiennent la majeure partie de l’Afrique. Quoi de plus dangereux que ces chimères qui ne tiennent pas compte des situations de faits et, par là, se vouent à un échec certain, voire sanglant.
Depuis, les nègres d’Amérique ont compris et adopté la bonne méthode. Les collèges et les universités américaines abondent en jeunes nègres qui s’y instruisent contre vents et marées. La plupart travaillent durement entre les cours pour gagner leur vie. Mais rien n’abat leur courage. Ils savent que la ténacité, la compétence, l’ardeur de la sincérité ont raison, tôt ou tard, de tous les obstacles. Ils veulent que la qualité de leurs réalisations s’impose à la mauvaise foi la plus tenace. Déjà, les théâtres sont pleins de blancs quand Rose MacClendon joue et il est impossible de trouver un billet moins de trois semaines avant un concert de Roland Hayes.
Non que les succès individuels aient un effet quelconque pour les masses. Ce n’est certes pas parce que Countee Cullen, Roland Hayes, Rose McClendon sont invités à des soirées ou à des thés blancs que le problème est résolu pour autant. Aux U.S.A. comme en Afrique du Nord, une des manœuvres les plus courantes des forces de réaction consiste précisément à essayer de désolidariser l’élite de la masse : la manœuvre est la même. « Quel dommage que tous les nègres ne soient pas comme vous », dit l’élégante New-Yorkaise à Roy de Coverley. S’est-on jamais avisés cependant d’exiger de tous les Français, de tous les Anglais qu’ils soient des sujets brillants ?
Non, certes, les réussites individuelles n’apportent nullement la solution du problème, ni en Afrique du Nord, ni aux Etats-Unis. Mais elles ont cet avantage de fournir aux partisans de l’émancipation leur meilleur argument. Elles plaident, en effet, éloquemment pour la scolarisation généralisée, c’est-à-dire pour l’égalité des chances au début de la vie pour tous les enfants, quelle que soit leur origine.
D’ailleurs, aux U.S.A. comme en Afrique du Nord, il existe une élite parfaitement consciente de ses devoirs envers ses frères déshérités. Roy de Coverley avoue qu’en quittant l’Amérique, après y avoir bu jusqu’à la lie la coupe d’amertume, pour aller vivre au Danemark, il lui semble « qu’il a tourné casaque et fui devant quelque chose de trop fort pour lui, en laissant ses frères dans la souffrance ».
Mais il en est d’autres qui ne fuient pas et qui ont fait le serment de tout mettre en œuvre pour que justice soit rendue à leur peuple encore dans le bourbier.
Aujourd’hui, l’armée américaine compte par milliers, dans ses rangs, les hommes de couleur qui se battent contre le fléau nazi. De même, dans l’armée française, de nombreux Nord-Africains versent leur sang pour la même cause. Les deux grandes Démocraties, la française et l’américaine, doivent à leur dignité comme à la logique de leur doctrine de trouver, aussitôt la guerre finie, une satisfaisante et définitive réponse à la question des races. Dans l’état actuel des choses, le préjugé de couleur en ce qui regarde les U.S.A. sont des chancres à leur flanc, qui les rongent et les paralysent.
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