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Abdelaziz Menouer : La question de la main-d’œuvre coloniale

Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans La Vie ouvrière, Septième année, n° 309, 24 avril 1925, p. 5

La presse bourgeoise mène une campagne violente contre la main-d’œuvre étrangère et englobe dans la même réprobation les ouvriers coloniaux.

La bourgeoisie française, pour son intérêt, est dans son rôle quand elle suscite ce nationalisme ouvrier que tout travailleur doit combattre avec force ; mais il est utile, pour nous, révolutionnaires, d’étudier le caractère spécial de chaque main-d’œuvre pour mieux comprendre la tactique à appliquer et mieux combattre le capitalisme. Si l’immigration de la main-d’œuvre étrangère est un phénomène occidental et temporaire produit par la loi de l’offre et de la demande, celle de la main-d’œuvre coloniale résulte des lois permanentes de la production capitaliste.

De plus, les ouvriers « étrangers » sont des citoyens d’un Etat indépendant et faisant partie d’une prolétariat techniquement éduqué, rompu à la lutte de classes et opprimé par une classe : la classe capitaliste.

Les travailleurs coloniaux sont, au contraire, dominés par l’impérialisme français : régis par ses lois iniques, ils subissent la double oppression de son capitalisme et de son colonialisme conjugués. Leur sort est intimement lié à celui du prolétariat français : c’est une question nationale.

Nous ne nous attarderons pas à répondre à tontes les ignominies étalées dans le Petit Parisien, l’Action Française ou autres feuilles capitalistes : nous essaierons d’expliquer aux masses ouvrières françaises, par l’analyse marxiste, le problème de l’immigration de la main-d’œuvre coloniale et des phénomènes économiques qui l’engendrent.

Comme nous ne sommes pas des « évangélistes », nous n’étudierons que les causes véritables qui poussent la main-d’œuvre coloniale à émigrer et n’envisagerons que les moyens efficaces pour réduire sa concurrence sur le marché du travail.

La main-d’œuvre coloniale, ce sous-prolétariat dont parlait Marx, est une conséquence inévitable de la production capitaliste et constitue pour celle-ci une armée de réserve gigantesque. Et cette armée, lors même qu’elle ne serait pas directement en contact avec la masse des ouvriers européens, elle doit fatalement les concurrencer sur le marché du travail.

La production capitaliste, révolutionnée par la machine, réduit chaque jour la main d’œuvre qualifiée et, d’autre part, les colonies ne sont plus seulement des sources de matières premières et des champs d’écoulement pour les produits manufacturés de la métropole, mais deviennent des concurrents de la production métropolitaine.

Dans les coins les plus arriérés du globe, des industries modernes se créent maintenant et font naître un prolétariat.

Par exemple, dans l’Inde, l’usine métallurgique du capitaliste hindou Tata emploie plus de 50.000 ouvriers indigènes. Le prolétariat, aujourd’hui, ne se cantonne plus dans la vieille Europe, mais surgit dans les cinq parties du globe. Et, comme la force du travail n’est qu’une marchandise, elle subit les lois naturelles de l’offre et de la demande, de la concurrence, tout comme la balle de coton manufacturée à Bombay concurrence celle qui est fabriquée à Manchester. La distance n’existe plus, le marché est partout et nulle part.

Ainsi, le chômage des deux millions d’ouvriers anglais provient simplement de ce fait que les usines textiles ou métallurgiques d’Angleterre sont évincées par leurs rivales des Indes, bien qu’il n’y ait pas d’ouvriers hindous en Angleterre même. La concurrence directe ou indirecte est manifeste : le capitaliste, le plus nationaliste soit-il, n’est pas assez stupide pour employer ses compatriotes à des salaires de 20 francs quand il peut donner des journées de 3 francs à ses esclaves coloniaux, d’autant plus qu’il peut aisément disposer de la main-d’œuvre coloniale, maintenue par lui dans l’infériorité et l’ignorance, pour concurrencer sa main-d’œuvre nationale plus récalcitrante.

Comment enrayer cette concurrence ?

Les réformistes préconisent bien, avec leur démagogie coutumière, des barrières protectionnistes, des lois limitant l’immigration des ouvriers coloniaux, aussi bien qu’étrangers ; ils prétendent supprimer la concurrence en supprimant le contact. Purs subterfuges ! puisque cette concurrence doit se manifester au-dessus de toutes les barrières et entre les pays les plus lointains.

Pour nous, ouvriers révolutionnaires, une seule solution s’impose. C’est l’organisation. Seule, l’organisation des masses ouvrières coloniales peut parer au danger qui menace l’existence de la classe ouvrière entière. L’émigration de la main-d’œuvre coloniale est un événement que nous devons utiliser parce qu’elle présente sur un certain point une contradiction aux intérêts du capitalisme.

Son contact avec une classe ouvrière éduquée et ayant passé par toutes les phases au mouvement ouvrier apportera à son esprit encore vierge tout l’enseignement acquis, au cours de la lutte, par plusieurs générations de militants ouvriers. Cela pourra se faire, malgré l’opinion qui veut que les travailleurs coloniaux, par leur ignorance, leurs mœurs et même leur religion, sont incapables de s’organiser (le premier Congrès des ouvriers nord-africains de la région parisienne, tenu à Paris le 7 décembre dernier, est une réplique éloquente à cette opinion absurde).

Les indigènes n’ignorent point la transformation sociale qui s’accomplit dans le monde ! De plus, ils ne sont pas empoisonnés par l’idéologie démocratique bourgeoise ; plus exploités que les autres la conscience de classe est chez eux plus virile.

Le capitalisme le constate amèrement. Dans tous les meetings des organisations révolutionnaires, les indigènes commencent à venir en grand nombre.

Ici, en France, les Nord-Africains, en particulier, qui sont les plus nombreux (environ 150.000) affluent vers la C.G.T.U. Ils ont eu une attitude magnifique dans les grèves des mineurs de Saint-Etienne et du Nord ainsi que dans celles de la région parisienne, du gaz, de Citroën, des taxis-transports, etc.

Le gouvernement, épouvanté, utilise tous les expédients pour canaliser ce mouvement. Sous prétexte de « protéger » les travailleurs algériens, il vote un crédit de 600.000 francs (payés par des ouvriers français) pour créer une police spéciale : il transporte dans la [capitale] […] bien connu, Mirante, directeur des affaires indigènes en Algérie, et l’entoure d’une smala d’administrateurs de communes mixtes et de chaouchs. La surveillance s’exercera, naturellement, autour des bourses du travail et la répression frappera les militants ouvriers indigènes.

Aidés de la bourgeoisie indigène, ils vont créer, en Algérie, des offices d’embauchage, contrôlés par le ministre du Travail.

Seuls, ceux qui signeront des contrats favorables à Schneider, Michelin, Renault et consorts pourront s’embarquer pour la métropole : pour ceux-ci, point de visite médicale, ni d’obstacles administratifs. Voilà comment le capitalisme se procure de la main-d’œuvre à bon marché sous le prétexte de « protéger » à la fois les indigènes et les ouvriers français.

Mais. lorsqu’il s’agit du logement, de la santé, des conditions de vie et de travail des indigènes, il ne fait rien. Les indigènes ne sont pas des électeurs, pourquoi se gêner ?

Les inspections du travail, les commissions d’hygiène ne fonctionnent pas pour eux ; les lois ouvrières ne leur sont pas applicables et « l’indigénat » est là pour les brimer odieusement, toutes les fois qu’ils osent revendiquer leurs droits.

Pourtant, c’est sur leurs deniers qu’on a construit, à Paris, une mosquée, et cela a coûté plusieurs millions, avec lesquels on aurait pu construire une dizaine de maisons ouvrières, seulement, le capitalisme veut capter la puissance idéologique de la religion comme un facteur d’asservissement.

Mais les musulmans ne sont pas dupes.

En Tunisie, la fusillade de Bizerte a donné naissance à la C.G.T. tunisienne. Malgré le maquignon Jouhaux, les Tunisiens ont refusé la tutelle impérialiste et formé une organisation révolutionnaire. En deux mois, et sous l’impulsion des militants tels que Mohammed Ali et Mokhtar el Ayari, 26 syndicats furent formés. Malgré la répression, l’emprisonnement des membres de son comité exécutif, la C.G.T.T. vivra Les adhérents indigènes ont montre, lors de la dernière grève de Hammam Lif plus de combativité que les ouvriers européens. Le colonialisme lui prête un caractère nationaliste, mais rien que le fait qu’elle ait donné des secours plus élevés aux grévistes européens qu’à ses adhérents indigènes dénote, au contraire, qu’elle est une organisation de classe.

L’union des ouvriers européens et coloniaux s’opère. Dans la grève des cheminots de Dakar (Sénégal) les employés français et leurs camarades noirs ont pu faire aboutir leurs revendications précisément en faisant le front unique contre les requins coloniaux.

Cette solidarité de classe doit être renorcée et étudiée partout où existe l’exploitation de l’homme par l’homme. L’organisation des forces ouvrières groupant au sein des syndicats de classe le prolétariat sans distinction de race ni de couleur, déjouera les manœuvres de division auxquelles se livre le patronat, diminuera la concurrence entre les travailleurs et dressera contre l’exploitation et l’offensive capitaliste le bloc compact des travailleurs d’Europe et des colonies.