Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans Le Paria, Troisième année, n° 24, mars-avril 1924, p. 2

La construction d’une mosquée à Paris serait par elle-même un évènement sans importance, si elle ne marquait le début d’une tactique, d’une nouvelle politique coloniale, de l’impérialisme français à l’égard des peuples musulmans qu’il domine.
Pour le prolétaire musulman, le chrétien est l’ennemi héréditaire, le conquérant qui, depuis des siècles, le tient sous sa botte et l’a réduit à la plus basse humilité. Pour son esprit simple, le problème se ramène à une haine séculaire de deux religions ennemies : le Christianisme vainqueur, subjuguant l’Islam qui attend sa revanche d’une régénération du monde islamique et qui abattra par la force le christianisme tyrannique. Et, avec une logique superficielle, il trouve la pleine confirmation de son opinion dans l’extérieur de la réalité. Pour lui, le christianisme est représenté par une Angleterre formidable, opprimant 80 millions d’Indiens musulmans, 14 millions d’Egyptiens et étalant, en outre, son empire en Syrie, en Mésopotamie ; par une Hollande minuscule exploitant 40 millions de Musulmans malais ; par une France dominant 30 millions d’Arabes berbères nord-africains, de Sénégalais, de Syriens ; par l’Amérique capitaliste étendant son pouvoir au delà du Pacifique sur les Musulmans des îles Philippines.
Chez lui, instinctivement et naturellement naît un sentiment de fraternité qui unit le Musulman de Meknès à celui de Manille. Il suit de près l’évolution de ses frères, prêts à s’émanciper du joug du conquérant européen ; il se réjouit dès qu’un peuple islamique remporte un succès dans un mouvement d’indépendance ; il tombe dans la consternation dès qu’une nation musulmane essuie une défaite ou un échec. Tenu dans le cercle restreint de l’obscurantisme que lui impose le colonialisme, il ne comprend pas l’essence de cette domination ; il ne voit que cette croix épouvantable semant la misère et le despotisme dans toutes les contrées où elle s’implante ; il ne voit que cette religion chrétienne renouvelant sans cesse ses croisades : les unes au nom du Christ, les autres, plus modernes, sous prétexte de civilisation. Il ne distingue pas, sous le masque du christianisme, la face camouflée, hideuse du capitalisme ; car cet Islam pourchassé, opprimé, n’est en réalité qu’une immense classe prolétarienne peuplant les colonies dominées par l’impérialisme européen. Cette domination du christianisme sur l’Islam ne fut que la victoire de l’Europe puissamment organisée, d’un mercantilisme développé, puis du capitalisme s’installant sur les ruines d’une civilisation islamique qui avait connu son apogée et se trouvait sur son déclin.
Si cette civilisation n’avait pu renaître sous l’écrasement de l’impérialisme européen, la flamme de haine qui unissait les masses islamiques n’a pu s’éteindre et le capitalisme contemporain, qui reconnaît la puissance idéologique de la religion, ne s’est jamais lassé de s’en servir comme moyen de division et de règne. Jusqu’aujourd’hui, l’Angleterre et l’Amérique impérialistes empoisonnent les cerveaux de leurs classes ouvrières par une propagande anti-musulmane. Par la presse, la littérature, le cinématographe, on fait revivre toutes les orgies des harems turcs, comme si la bourgeoisie européenne était d’une chasteté exemplaire, et comme si le prolétaire musulman turc, qui difficilement pouvait nourrir une femme, devait être coupable de la débauche de sa bourgeoisie.
Lord Gladstone donna le branle pour la campagne anti-turque sur le massacre des Arméniens par les Musulmans, et cette Arménie, dont l’Angleterre visait la colonisation et sur laquelle elle versait tant de pleurs, fut complètement oubliée comme si elle avait disparu du globe, dès qu’elle adopta un gouvernement soviétique. Les ordures que déversait la presse américaine sur l’Islam, elles cessèrent dès que les Etats-Unis envoyèrent l’amiral Chester soutirer des concessions aux Kamalistes. Le prolétaire européen, trompé par son capitalisme national, croyait aux ignominies qu’on répandait sur son frère, le prolétaire musulman : il restait indiffèrent ou approuvait la politique d’oppression de son gouvernement, tandis que le Musulman rejetait sa haine sur les masses européennes qui faisaient le jeu de leurs capitalistes. L’histoire vient par des faits édifiants lui démontrer toute son erreur. Pendant cette guerre du droit, qui fut une lutte d’Etats impérialistes pour le partage du monde colonial, il vit l’Angleterre, la France, l’Italie chrétiennes s’entretuer avec l’Allemagne, chrétienne aussi, alliée de la Turquie musulmane : il vit le Chérif de la Mecque, rejeton d’une famille sainte et chef de l’Islam, se vendre traîtreusement à la France et à l’Angleterre impérialistes contre la Turquie mahométane. Longtemps, il vit celle dernière implacablement poursuivie par la Russie tzariste qui enviait la conquête des détroits, tandis qu’elle fut secourue par cette même Russie devenue bolchevique. Et les Musulmans des colonies que l’impérialisme avait jetés dans la dernière tuerie, n’avaient-ils pas une grande sympathie pour cette Allemagne qu’ils étaient contraints de combattre ? Ne souhaitaient-ils pas ardemment qu’elle fût victorieuse, comme si elle châtiait les Alliés coupables de leurs maux ? Ne vénéraient-ils pas la personne du sinistre Guillaume II, qui parlait à son peuple germanique au nom de son Dieu chrétien et se présentait en ami de l’Islam ? Ce même hypocrite « Hadj Guillaume », qui se payait des randonnées en terre sainte, affublé d’un accoutrement de sarrazin, pour s’attirer l’estime de l’Islam et préparer le terrain aux consortiums allemands qui convoitaient la construction de la ligne Berlin-Bagdad, cette ligne par laquelle il dragueraient les richesses naturelles de l’Orient en retour de toute cette camelote « Made in Germany » que crachait leur formidable industrie ! Cette sympathie des peuples musulmans pour l’Allemagne militariste était dictée par leurs souffrances : ils voyaient en elle un justicier. C’était l’expression d’une masse d’exploités qui espéraient une issue, une lueur de délivrance dans la défaite des nations alliées.
La France comprit toute la puissance du mouvement, qui pourrait naître de cette atmosphère panislamique et, après sa victoire sur le capital allemand qu’elle a éliminé du marché colonial, elle manœuvre aujourd’hui pour s’attirer la sympathie et l’appui de cet Islam qu’elle n’avait pu désagréger. Les peuples islamiques de ses colonies qu’elle avait leurrés par des promesses se réveillaient de leur torpeur. Les formules du démagogue Wilson avaient quand même jeté un souffle d’agitation dans les esprits. L’Inde, l’Egypte, la Turquie menèrent un mouvement d’indépendance : la contagion atteignit l’empire nord-africain ! Ce fut non point un réveil de la religion musulmane, mais un réveil de la plèbe contre ses oppresseurs. Le mouvement de révolte grandit et la France épouvantée cherche un soutien idéologique pour apaiser son monde d’esclaves. Mais le facteur spirituel d’asservissement qu’elle cherche dans la religion islamique ne peut lui soumettre les masses qu’elle opprime, leur situation économique et politique est trop horrible pour qu’ils se laissent prendre à de tels subterfuges. D’ailleurs, l’ouvrier mahométan accablé par l’exploitation n’a gardé de la religion que le souvenir : le réconfort qu’il cherche dans le côté abstrait de l’Islam n’est que l’expression de sa souffrance, le cri de ralliement d’un exploité à tous ses frères de misère, ses coreligionnaires.
Les tentatives de l’impérialisme pour capter cette puissance idéologique nous montrent tous les expédients d’un régime qui veut éviter la ruine à tous prix. La Russie tzariste, qui convoitait la conquête des détroits, entretenait la haine du Turc dans son peuple, en superposant la croix orthodoxe au croissant renversé islamique, sur les dômes de ses églises. Aujourd’hui, la France impérialiste, pour contenir les Musulmans qu’elle domine, cherche à entrelacer ces deux emblèmes religieux. Sa perfidie, son charlatanisme seront voués à l’échec. La masse des exploités coloniaux se réveille. L’édifice capitaliste qui repose sur une base coloniale ne peut s’élever démesurément : son poids devient trop lourd [pour les] fondations qui le supportent. Déjà de [larges brèches] annoncent l’écroulement. L’indépendance des peuples coloniaux hâtera la fin du régime, et sur ses ruines s’élèvera une société qui ne conservera des religions que ce qu’elles ont de social et d’humain.
EL DJEZAIR.
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