Article d’Abdelkader Hadj Ali alias Ali Baba, paru dans Le Paria, Tribune du prolétariat colonial, Troisième année, n° 22, 1er janvier 1924

J’ai souvent entendu commenter les beautés de la Ville Lumière par des bourgeois algériens ou par des indigènes qui, comme la grenouille de la fable, singeaient les bourgeois. Avec quels transports d’admiration ils vous décrivaient à leur retour de Paris toutes les merveilles de la Capitale ! Avec extase, ils vous parlaient des Champs-Elysées, des grands boulevards, de Montmartre, des cabarets à la mode, des prostituées de luxe. Certains ont visité des monuments, des musées ; d’autres ont assisté aux courses, aux exhibitions de cuisses des Folies-Bergère, ou aux orgies des gens bien élevés où on se saoule avec du champagne et où on prise la « coco ». Pas un n’a rendu visite à ses nationaux, ceux qu’on appelle en France comme par dérision, les sidis (les messieurs). Et pourtant, il y en a, des Algériens, à Paris. Ils sont des dizaines et des dizaines de milliers qui se tuent dans les usines, qui dépérissent dans les quartiers de Grenelle, dans les bouges du boulevard de la Gare, de la Villette.
Ils les auraient complètement oubliés si une presse servile ne s’était ameutée contre ces damnés du régime capitaliste, pour le crime qu’un des leurs, un fou, a commis.
Là, seulement, ils protestèrent contre les ordures dont on gratifiait leurs frères et dont ils recevaient les éclaboussures. Ils virent que les sidis, les « héros de Charleroi », ceux qu’on avait encensés de louanges, ceux qu’on avait couverts de fleurs pour leur bravoure ou plutôt pour la docilité avec laquelle ils se laissaient massacrer sur les champs de carnage de la Marne et de l’Yser, ne furent plus que des vulgaires bicots, la vermine qu’on exploite, les pestiférés qui contaminaient la grande ville, la ville du plaisir et de la débauche, la ville des touristes et … de la grande armée prolétarienne.
J’aurais voulu que toute cette « Elite » algérienne qui se pâme d’extase devant la Ville Lumière se hasarde, si elle ne croit pas à la honte, et rende visite à ses nationaux, ses frères miséreux. Elle verra, place d’Italie, rue Nationale ou de la Croix-Nivert […]
Ils n’ont plus que des mines terreuses, pâles ; le geste las, le corps abattu de l’ouvrier fourbu qui s’use graduellement dans la fabrique. En effet, ils sont devenus les syphilitiques, les chiens malades qu’il faut chasser à coups de trique ; ils n’ont pourtant pas cette chance […] car le capitalisme a besoin d’eux. Il faut les faire crever sous la besogne. Pour les récompenser, on leur élève (à leurs frais) une mosquée (qui vaudra le prix de dix maison ouvrières), où ils pourront remercier ce Dieu musulman que l’impérialisme européen exécrait tant et qu’aujourd’hui il cajole. Et avec lui ils loueront la France et Ben Ghabrit. Le soir, comme des chiens errants, ils iront mendier un logis dans un hôtel borgne où, pour trois francs par tête et par nuit, ils coucheront six dans une chambre nauséabonde et reprendront le lendemain leur place au timon du char capitaliste.
J’en ai vu qui, leur travail fini, viennent s’attabler dans les nombreuses gargotes tout autour des usines. Ils sont là, assis devant un verre de thé, une ratatouille, reposant leurs muscles meurtris, essayant de refaire cette force de travail qui remplit les coffres capitalises. Il y en a plus de quarante, dans une pièce grande comme la main, passant les moments de répit que leur laisse la fabrique pendant leur exil. Ils vivent seuls, sans femme, imbus de leurs mœurs patriarcales. Ils ne peuvent amener celles qu’ils ont laissées là-bas. Ils préfèrent vivre dans l’abstinence, rogner sur le nécessaire pour envoyer à leurs enfants, aux vieux parents qu’ils ont laissés sous la botte du colonialisme. Ils préfèrent cette misère, cette privation d’un foyer, cette vie précaire et jouir d’une liberté factice. Si l’un d’eux sent ses désirs de la chair devenir impérieux, il fera cette folie, il fera le sacrifice le plusieurs heures de travail, il rôdera dans ces ruelles obscures de la rue Nationale ou de la Cité Doré. Là, la société bourgeoise qui trafique même de l’amour le pourvoira de prostituées. Une fille en savates, fortement fardée, une déclassée, victime du régime pourri, satisfera son besoin naturel. Comme tous les malheureux, il se contentera, comme lorsqu’il va chez le boucher, des viandes de dernier choix, des morceaux douteux et à la portée de sa bourse. Rien d’étonnant qu’il ne devienne le syphilitique ; il aurait peut-être moins de risques avec les « poules » de luxe, mais celles-là sont exclusivement pour les vicieux bourgeois.
Inévitablement, un jour viendra où les plus jeunes, par besoin, piétineront les traditions, feront venir leurs épouses. Alors, ce sera la fin, les Algériens seront, au grand effroi des colons, complètement émancipés (quelle ironie !) ; la femme musulmane, que la religion avait laissée jusque-là réfractaire, sera fatalement jetée dans l’enfer des usines de la société capitaliste moderne.
Ali BABA.
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