Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans Le Cri du marin, Quatrième année, n° 24, août 1930, p. 1 et 3

La marine marchande française est militarisée. Les soldes sont fixées par circulaires d’Etat. Toute la réglementation des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre est déterminée par le code maritime. Le marin de commerce qui enfreindrait un article de cette jurisprudence draconienne est considéré comme un soldat : il est jugé par des tribunaux spéciaux et condamné à des peines rigoureuses.
Car les lois sont établies par la bourgeoisie et appliquées en faveur de ses intérêts. Elle les viole quand il lui plaît, surtout quand il s’agit de marins de couleur.
Sur les bateaux de commerce, nous rencontrons depuis la guerre un fort pourcentage de Sénégalais, de Malgaches, d’Annamites, d’Arabes. Comme on a jeté ces indigènes dans les exploitations capitalistes, coloniales ou métropolitaines, on les embarque sur les bagnes flottants. Et malgré l’accord du 18 mai 1929 qui fixe les salaires des marins, les indigènes subissent, comme dans les usines, le même vol, les mêmes abus de la part des employeurs. Opprimés par l’indigénat, maintenus dans l’obscurantisme, ils sont, pour les armateurs, une main-d’œuvre destinée à concurrencer celle des marins français. Ils sont, de plus, astreints aux besognes les plus lourdes et les plus sales, et ne connaissent aucune sécurité. Chaque navire en prend le quart dans son équipage. Il y en a bien un millier naviguant seulement sur les Messageries Maritimes qui se sont spécialisées dans l’exploitation des marins coloniaux. Sur les bateaux de cette heureuse compagnie, les boys annamites devraient gagner 230 francs par mois. Que leur donne-t-on ? 18 piastres, soit 180 francs par mois, et pour des journées de 13 à 14 heures par jour.
Les Malgaches touchent, eux, leurs 230 francs mensuels, quand la circulaire fixe les salaires les plus bas des navigateurs à 585 francs, d’où un vol flagrant de 355 francs par mois. Les heures supplémentaires sont comptées 3 francs aux Français et on ne donne que 1 fr. 60 au colonial.
Voyons pour la nourriture. L’ordinaire est parfois insuffisant sinon nauséabond quand il s’agit de marins blancs. Pour les navigateurs de couleur, c’est pire. Sous prétexte que les Africains et Asiatiques se nourrissent de riz chez eux, et malgré que le travail exténuant des navires demande une nourriture plus riche, on les prive souvent de viande, de poisson, de beurre, d’œufs, etc.
Pour les Arabes de Djibouti, les capitalistes spéculent sur les croyances mahométanes de ces esclaves pour gagner d’autres bénéfices. Un cuisinier arabe, le Bendari, est spécialement affecté à la préparation de la nourriture de l’équipage. Le Bendari est naturellement une créature de la compagnie. Complice du serin, qui, lui, a droit à la bonne chère : poisson, huile, poulets, etc., ils s’accordent toujours pour gruger les matelots des victuailles qui leur sont dues. On fait sauter l’anse du panier sur le ventre creux de l’équipage. Si le travailleur réclame, le chef chauffeur se charge de le faire taire par la violence ou la menace de débarquement. Dans la majorité des navires, il n’y pas de réfectoire ; le navigateur prend sa gamelle et mange où il peut.
Pour le couchage, c’est effroyable. Les marins indigènes sont entassés dans des postes infects. Certains, faute de place, sont couchés dans les coins encore libres, dans des réduits sales et obscurs, sur des bas-flancs. Sur le Général-Duchesne de la Compagnie des Messageries Maritimes, ils s’étendent dans la coursive, à bâbord, près de l’atmosphère étouffante des chaudières. Pendant que le garde-chiourme nommé serin se vautre dans des draps, les chauffeurs n’ont pour toute literie que deux couvertures dont l’une doit servir de matelas. Pour les Chinois, la compagnie multimillionnaire offre une simple natte.
Cette exploitation se conjugue avec un trafic humain des plus éhontés. A Marseille, avant la grève de 1922, le marin, pour s’embarquer, se présentait à bord et était embauché selon ses capacités. Aujourd’hui, les bureaux de recrutement sont officiels et l’embarquement n’est permis qu’au plus offrant. Les marchands d’hommes foisonnent. C’est 100, 200, 300 francs … ou plus qu’ils exigent, suivant les conditions de vie à bord du navire en partance et la durée du voyage. Et ce trafic des négriers et des jauniers est si lucratif que les serins payent eux-mêmes de 5 à 6.000 francs, offrent mille présents (tapis, sacs de café, etc.) au chef mécanicien et à tous ceux qui trempent dans le négoce, pour s’embarquer et s’assurer le monopole de l’embarquement sur le navire. Certains marins arabes, qu’on débarque intentionnellement à Djibouti, sont obligés de donner jusqu’à 1.000 francs à ces trafiquants de chair à travail pour réembarquer et retourner à Marseille.
Certes, tous ces abus ne se pratiqueraient pas sur une si grande échelle si les marins de couleur étaient syndiqués dans une organisation révolutionnaire. Les marins de couleur ne sont pourtant pas réfractaires à l’organisation. Nombreux sont les Sénégalais, Malgaches qui étaient ou sont encore syndiqués chez les réformistes.
Ils pensaient que, étant unis à leurs frères blancs, ils ne subiraient plus de brimades, d’iniquités ; l’organisation syndicale les défendrait. Mais ces navigateurs coloniaux, groupés dans la C.G.T., étaient toujours payés, débarqués, logés, nourris au bon gré des compagnies de navigation.
Les fonctionnaires réformistes empochaient les cotisations souvent par la violence et ne s’occupaient nullement des revendications de leurs adhérents.
Les Malgaches qui avaient pris leur carte à la C.G.T. étaient menacés de débarquement … par les bonzes réformistes, acoquinés à l’armement, s’ils s’obstinaient à réclamer une amélioration de leur condition de travail ou de vie.
Les Tunisiens de Marseille furent jetés à la rue par les négriers du syndicat cégétiste parce qu’ils demandaient à l’organisation de s’élever contre le décret gouvernemental leur interdisant la navigation. Les marins nègres de Bordeaux sont chaque jour volés par Durand, le réformiste pratiquant la traite des noirs et ami de la police.
Alors, éveillés à la lutte des classes, écœurés par les trahisons des canailles réformistes, les marins de couleur quittent les organisations syndicales colonialistes. Chaque jour ils montrent plus de sympathie envers la C. G. T. U. et viennent renforcer ses rangs. Car notre organisation révolutionnaire ne fait pas de différence de race, mais œuvre pratiquement à l’union des exploités de toutes nationalités ou couleurs contre leurs exploiteurs.
Aux navigateurs coloniaux de se grouper dans ses rangs ; ils y trouveront les mêmes droits que leurs frères européens. Aux navigateurs blancs de comprendre leur devoir de classe et la nécessité d’organiser leurs frères de couleur, de les défendre à bord des navires et devant l’armement. C’est ainsi qu’ils s’attireront leur confiance, déjoueront les manœuvres de division exercées par les armateurs et combattront avec succès toutes les mesures de rationalisation dont les travailleurs seuls font les frais.
EL DJAZAIRI.
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