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Abdelaziz Menouer : Plus d’attention à la Question Coloniale

Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans le Bulletin communiste, cinquième année, n° 24, 13 juin 1924, p. 597-598

Depuis la guerre, la France capitaliste a agrandi son domaine colonial par le rapt des colonies allemandes, elle a occupé les bassins miniers de la Lorraine et les bassins houillers de la Ruhr et devint ainsi la deuxième nation impérialiste du globe.

Son empire colonial, devant son ancien état arriéré de développement technique, resta longtemps inexploité. Les colonies n’étaient que des sources de matières premières faciles à extraire ou emportables, des sources d’importation agricole ou des postes de sinécures pour tout un monde de militaires et de fonctionnaires. Sa colonisation est basée sur le vol systématique des produits indigènes : la gabegie, la corruption y règnent en maîtres.

Aujourd’hui, le capital s’étant accumulé, de grands consortiums s’étant créés, on ne parle que de mettre en valeur cet immense domaine colonial et d’exploiter les richesses naturelles qu’il contient.

Toute la presse bourgeoise mène une propagande effrénée dans ce but ; chaque gazette métropolitaine a sa page coloniale ; de grands projets de mise en valeur des colonies sont déposés au Parlement, d’innombrables banques coloniales surgissent, de vastes travaux d’assainissement, d’irrigation, de construction de ports et de voies ferrées sont envisagés, et pour réaliser ce programme colossal, le problème de la main-d’œuvre devient la pierre d’achoppement.

Pour solutionner ce grave problème, des esclavagistes de tous poils font des suggestions stupéfiantes dénotant toute l’insatiabilité de la production capitaliste.

Dans certaines colonies on préconise tout bonnement l’emploi de la main-d’œuvre militaire réglementée et contrôlée par une loi spéciale. Pour la culture cotonnière, dans la vallée du Niger, le général Mangin (celui qui a dit que la France avait 100 millions d’habitants) propose le recrutement d’un contingent de trois cent mille noirs, tandis que Georges Barthélemy, ex-député du Pas-de-Calais et rapporteur des travaux de mise en valeur de l’A.O.F., abaisse le chiffre à 80.000 hommes.

Quel sera le salaire de ces ouvriers en uniforme ? Le salaire d’un soldat, naturellement ! Salaire qui aura une répercussion autrement funeste que celle connue jusqu’à présent par la classe ouvrière française. Devant un avenir aussi sombre pour les conditions de vie du prolétariat européen et colonial, le parti français devra déployer la plus grande activité pour déjouer les manœuvres de son impérialisme et soutenir les mouvements de révolte des esclaves coloniaux qui veulent s’affranchir d’une telle oppression.

Le 4° Congrès mondial avait critiqué la passivité du parti français en matière coloniale.

Depuis cette période, une année et demie se sont écoulées : le Parti a accompli un grand progrès dans la voie communiste, il s’est épuré des éléments opportunistes ayant des attaches avec la bourgeoisie ; il s’est approche des masses en France. Mais qu’a-t-il fait pour les masses dans les colonies ? Presque rien. Lors des dernières discussions, le Parti s’est prononcé sur des questions internationales de la plus haute portée politique et a montré que son niveau intellectuel s’est élevé ; le Parti a fait preuve d’une vitalité étonnante pour sa jeunesse. Mais s’il a pu résoudre des questions extérieures d’une telle importance : telle que la question anglaise, la question russe ou allemande, comment faut-il comprendre cette indifférence vis-à-vis d’une question qui est la base de l’économie capitaliste moderne ?

Est-ce que, par exemple, l’avènement des travaillistes au pouvoir n’a pas été hâté par la crise du chômage qui a donné lieu aux illusions au sein de la classe ouvrière britannique qui a encore confiance en les remèdes qu’apporteraient les dirigeants du Labour Party ? Est-ce que cette crise n’était pas occasionnée par la concurrence de l’industrie coloniale qui supplantait celle de la métropole ? Les filatures, les usines métallurgiques jetaient sur le pavé des milliers de leurs ouvriers, tandis que la production était assurée par les manufactures des Indes qui payaient des salaires de famine, ne dépassant pas 75 centimes par jour. Et le boycottage des produits anglais par les Hindous ne limitait-il pas l’écoulement des produits manufacturés de la métropole ?

Du jour où les Indes s’affranchiront de la domination du capitalisme britannique, l’Angleterre – privée des matières premières, de richesses inestimables et de la main-d’œuvre vile – se trouvera dans une situation catastrophique et toute son économie s’effondrera. Ce jour-là, un grand changement idéologique s’opérera dans l’esprit de l’ouvrier anglais. Toute cette mentalité de tradition et de conservatisme, toute cette confiance qu’il porte à ce gouvernement né du bureaucratisme de ses organisations ouvrières et qui est un résultat du processus lent de son évolution et reflétant celui du développement de la production et du capital en Angleterre ; toute cette idéologie si longue à déraciner fera un saut brusque dans la voie révolutionnaire devant l’impuissance du réformisme, devant la puissance des forces économiques.

Il serait erroné de croire qu’il faut attendre la révolution européenne pour libérer les colonies du joug impérialiste, et que les peuples coloniaux doivent passer par toutes les phases de l’évolution idéologique du prolétariat métropolitain pour arriver a ce degré révolutionnaire nécessaire à l’instauration d’une société communiste. L’envahissement du capital étranger qui n’est pas né de l’économie coloniale, mais qui afflue pour s’y investir, transporte l’organisation de la production des colonies arriérées de plusieurs siècles brusquement dans une économie capitaliste moderne. Et comme partout où il y a capital il y a prolétariat, la conscience de classe éclot plus promptement dans l’esprit vierge des indigènes qu’elle ne le fait dans les cerveaux endurcis par des années de démocratisme bourgeois. Les dernières grèves de Bombay où les ouvriers mirent le feu aux usines, l’occupation d’usines en Egypte par les ouvriers lock-outés nous prouvent que les indigènes des colonies sont capables d’action plus énergique que celle de leurs frères européens. Et la Perse, ce pays où n’existe même pas une ligne de chemin de fer, n’a-t-elle pas fait sa révolution bolchevique ? Si elle avait pu s’accomplir avec le concours de la Russie d’aujourd’hui, cette révolution qui s’était si merveilleusement déclenchée, n’aurait pas connu un échec et aurait écrasé en un seul mouvement son féodalisme et le capitalisme étranger qui l’asservit.

Dans la structure de l’organisation capitaliste moderne, la situation du prolétariat européen est étroitement liée à celle des pays coloniaux et semi-coloniaux : le sort de l’un influe sur celui de l’autre. Un parti qui se dit marxiste et surtout léniniste doit attacher une attention aussi grande pour l’une que pour l’autre question. Nul communiste ne doit exclusivement s’occuper du mouvement ouvrier européen et ignorer l’existence d’un prolétariat colonial. Si le Parti communiste d’un pays dont l’impérialisme opprime des coloniaux, par son action concrète ne fait rien pour libérer les masses coloniales opprimées par l’impérialisme de la métropole, il se donne une face de IIe Internationale, car l’étude des questions européennes n’empêche celle des colonies. Se limiter à élaborer des thèses philosophiques ou des chefs-d’œuvre de littérature qu’on présente et qu’on vote mécaniquement dans les Congrès, c’est retomber dans le bureaucratisme de la IIe Internationale. En France, il y a un énorme travail d’organisation syndicale et politique à entreprendre. Il faut que l’activité s’étende sur toutes les colonies ; il faut étudier la situation dans les colonies pour avoir une connaissance approfondie de leur économie respective et du mouvement politique approprié. Il faut prêter tout l’aide nécessaire et favoriser tout mouvement révolutionnaire qui affaiblira l’impérialisme et précipitera sa chute.

L’impérialisme français exploite et opprime 60 millions de prolétaires, le Parti français ne peut l’ignorer et doit accorder à la question coloniale plus d’attention qu’il ne l’a fait jusqu’à présent.

Nous sommes sûrs que le 5e Congrès mondial donnera une plus large place dans sa discussion sur le mouvement révolutionnaire des colonies, qu’il contribuera à jeter une pleine clarté sur le problème et précisera les méthodes d’action.

Le Parti devra porter la plus grande ardeur dans l’accomplissement de cette tâche et élaborer des directives de travail.

C’est alors seulement qu’il deviendra un véritable Parti communiste, une véritable section de l’Internationale.

EL DJAZAIRI.