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Langston Hughes : Haïti, pays « indépendant »

Article de Langston Hughes paru dans Monde, septième année, n° 303, 8 juin 1934, p. 10 ; publié initialement en octobre 1931 dans New Masses sous le titre « People Without Shoes »

En vertu d’un accord conclu récemment entre le Président Roosevelt et le Président Sténio Vincent de Haïti, la classe favorisée des Haïtiens, celle qui porte des chaussures, se voit attribuer un vague contrôle de la politique et des finances de son pays. La marine américaine doit évacuer en octobre prochain, mais cela ne signifie aucune amélioration du sort des masses haïtiennes ; cela montre simplement que les dirigeants indigènes ont prouvé leur fidélité de chien de garde du capital et que l’on peut compter sur eux pour remplir les fonctions d’agents de Wall Street. Ils vont se vanter d’avoir mis les Américains à la porte, mais ils ne font en réalité et fixer d’autant plus solidement que moins ouvertement le joug de Wall Street sur les épaules des ouvriers aux pieds nus et aussi des prolétaires en faux-cols. Aussi, dans le « Daily Worker », l’éminent écrivain noir américain, Langston Hughes, nous parle de Haïti en termes qui nous montrent au grand jour ce pays qui, selon lui, est devenu l’arbre fruitier du capitalisme américain, où le prolétariat noir est odieusement opprimé, et où la pauvreté des classes laborieuses n’a pas de limite. L’article de Langston Hughes jette une lueur nouvelle sur ce qui est devenu le terrain de chasse de l’impérialisme américain.

Note des Traducteurs.


Haïti est un pays où les gens vont pieds nus, les nègres n’ayant rien à se mettre aux pieds parcourent les routes poussiéreuses pour se rendre aux marchés tôt le matin, ou bien se meuvent sans bruit sur les parquets des hôtels pour servir les étrangers. Ces nègres aux pieds nus travaillent dans les champs, les rizières, les champs de canne à sucre, sous un soleil tropical, ils escaladent de hautes montagnes pour cueillir le café, ils grimpent le long des voiles des bateaux de pêche sur l’eau azurée : tous les travaux qui font vivre Haïti, qui enrichissent les marchands étrangers, sont exécutés par les nègres aux pieds nus.

Pourtant, les chaussures sont des articles d’une grande importance à Haïti. Quiconque se réclame d’une certaine position sociale ou commerciale doit être chaussé ; être vu pieds nus dans les rues signifie que l’on appartient à cette basse classe qui n’a aucune place dans la communauté. Les vêtements aussi ont une grande importance. Dans un pays où le climat permettrait à tout le monde d’aller nu confortablement, les officiels, commerçants, employés et instituteurs suent misérablement dans leurs vêtements étriqués pendant les grandes chaleurs.

Etrange, grotesque, et en quelque sorte pathétique, est cette importance accordée aux vêlements et aux chaussures dans un pays non développé et où le salaire moyen est de trente cents par jour, où le soleil brûle comme du feu.

Peut-être cela fut-il importé par les blancs, dont les vêtements et les chaussures étaient le symbole de leur puissance, et probablement considérés par les indigènes comme des choses infiniment désirables, comme l’oisiveté, le repos et la liberté. Mais, pour la masse nègre, porter des vêlements revient cher. Ce sont des importations, les prix sont élevés, le travail rare, les salaires ridiculement bas, de sorte que le pas douteux vers la dignité d’avoir du cuir entre ses pieds et le sol n’est pas facilement réalisé dans cette île des Antilles.

Pratiquement, tout le commerce de l’ile est entre les mains des blancs, de même l’importation et l’exportation sont aux mains des étrangers : Allemands, Américains ou Italiens. Haïti n’a pas de crédits à l’étranger, pas de marine marchande, et ses représentants commerciaux à l’étranger sont peu nombreux, et le gouvernement est contrôlé par des Américains qui apposent des taxes sur tout. Il n’y a pas d’usine importante, et les quelques qui existent ne sont pas aux mains des indigènes.

Chaque bateau apporte des cargaisons d’articles venant des pays blancs ; jusqu’au service des postes d’Haïti qui est aussi une entreprise étrangère. Les lois sont dictées de Washington ; banquiers et caissiers américains comptent l’argent, et l’occupation militaire soutire de grosses sommes pour ses officiels et ses experts civils.

Dans ces conditions, comment les respectables indigènes qui ont des chaussures occupent-ils leur temps ? Ces mulâtres, haïtiens pour la majeure partie, qui pendant des décades ont dominé la politique du pays et qui ont tracé une ligne de démarcation entre eux et leurs frères noirs aux pieds nus, de la même façon que les Américains ont importé leur démarcation de couleur qui sépare « l’occupation » et le reste du pays ? Qu’ont fait ces super-citoyens ? Ils ont vécu des années et des années sur le dos des travailleurs et paysans mal payés ou dans des bureaux gouvernementaux à ne rien faire. Voilà une réponse. Ils ont écrit des poésies maniérées dans le style de l’Académie française. C’en est une autre. Ils ont été cause de sanglantes guerres civiles et de révolutions machinées par différentes organisations politiques, ils ont fait d’éloquents discours pendant les vacances. Ils ont quémandé des prêts de gouvernements étrangers afin de pouvoir gaspiller l’argent entre eux, sans rien faire pour les gens aux pieds nus, sans construire d’écoles ou d’usines, sans améliorer le sort de la masse, sans développer l’agriculture.

De sorte que l’on voit clairement qu’ils ont été très occupés à maintenir et à nourrir leur propre orgueil et la position dont ils sont si fiers. Le résultat : un pays appauvri, ignorant, dans lequel les masses ont toujours faim, dans lequel les gens au pouvoir, corrompus et insatiables, laissent le champ libre à de plus insatiables qu’eux : aux Américains du Nord, qui apportent une bien plus terrible corruption que n’importe quel mulâtre et toute sa culture parisienne n’aurait été capable d’imposer.

Aujourd’hui, Haïti est devenu l’arbre fruitier du capitalisme, une poire pour l’occupation américaine. Haïti fournit le café pour les tasses étrangères, et la pauvreté, la faim, la misère pour ses propres nègres ouvriers et paysans. La Chambre des Députés (Haïtian Congress) approuve un projet d’augmentation de traitements de ses propres membres, jusqu’à 250 dollars par mois. Les ouvriers qui travaillent sur les routes reçoivent 30 cents par jour, mais les membres des forces policières reçoivent 2,50 dollars par semaine. Grosse différence de salaires mais on doit se rappeler que les députés doivent porter des chaussures ; ils ont à sauvegarder leur dignité ; ils sont la classe régnante.

L’occupation américaine, qui dure depuis dix-neuf ans, a une chose à son actif qui mérite quelque considération : c’est la construction de quelques hôpitaux et d’un service sanitaire. A part cela, les routes sont impraticables, et les écoles brillent par leur absence. Les gens qui vont pieds nus ne savent ni lire, ni écrire. La majorité d’entre eux n’a jamais vu un film de cinéma, pas plus qu’un train ; ils vivent dans des huttes faites de boue et dans des maisons délabrées ; ils se lèvent avec le soleil, se couchent quand la nuit tombe ; ils lavent leurs quelques vêlements dans la rivière, sans savon, étant trop pauvres pour en acheter ; ils marchent lentement et semblent paresseux, à cause de leur sous-alimentation héréditaire, et l’absence totale de stimulant. Le samedi, ils dansent au son des tambours congolais et le dimanche ils vont à la messe, parce qu’ils croient en même temps aux saints el aux dieux africains ; ils adorent le tout mélangé. Ils vieillissent, ils meurent, et sont enterrés après une nuit de veille pendant laquelle les amis boivent, chantent et jouent aux cartes comme si c’était une noce. Les propriétaires du pays se soucient peu de ceux qui meurent ; il y a déjà trop de nègres, des enfants qui grandiront et feront le travail. Les bateaux étrangers continuent d’aborder à Haïti, à décharger leurs marchandises, et repartent avec le produit du travail des nègres : chocolat, café, fruits, riz.

La classe supérieure, composée largement de mulâtres, continue d’envoyer ses fils en Europe pour les faire éduquer. L’occupation américaine vit dans les meilleures maisons, les officiels de la National City Bank de New-York accrochent leurs portraits dans les bureaux de la Banque d’Haïti. Et parce que des mains noires ont labouré la terre, cueilli les fruits, chargé les bateaux, quelques individus plus haut placés dans l’échelle des couleurs en seront plus riches et mieux éduqués ; ils apprendront à leurs fils à écrire, à lire, à voyager, à avoir de l’ambition, à être supérieurs, à créer des armées, à établir des banques ; ce sont ceux qui auront des vêtements et des chaussures.

Le samedi soir, sur le Champ de Mars, en face de la Puerto Principe, les orchestres des palaces jouent les valses classiques, pendant que les « gens bien » font leur petit tour sur la promenade. De délicates jeunes filles se protègent de la fraîcheur du soir dans des capes et des manteaux coûteux ; des hommes aux visages bruns, en complets blancs, marchent, marchent, et marchent.

La première nuit que je me trouvais là, je demandai à un ami : « Où sont les gens qui vont pieds nus ? » – « Ils n’osent pas venir ici », me répondit-il, « la police les flanquerait dehors. »

Traduction André et Suzanne Chennevière.