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MESSALI HADJ qui vient d’être libéré réclame un Dominion algérien

Interview de Messali Hadj réalisée le 22 décembre 1944 par Mohammed Aziz Kessous et parue dans Combat le 26 juillet 1946

A LA suite d’une nouvelle et pressante démarche des parlementaires de l’Union démocratique du Manifeste Algérien auprès du ministère de l’Intérieur au sujet de la libération effective et du retour de Messali Hadj, président du Parti du Peuple Algérien (P.P.A.), les services intéressés du ministère ont fait connaître hier aux députés du « Manifeste » que M. Messali, libéré, avait pris place le matin même à Brazzaville sur l’avion qui le déposera à Alger, via Dakar.

L’activité politique de Messali, président du P. P. A.

Nous devons la publication de l’interview de Messali, qu’on lira plus loin à l’obligeance de M. Ferhat Abbas, président du groupe de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien à la Constituante, et de M. Aziz Kessous, rédacteur en chef de l’hebdomadaire algérien Egalité, dont M. Abbas est le directeur politique.

Le 24 décembre 1944, MM. Abbas et Kessous, accompagnés de quelques militants algériens, se rendaient auprès de M. Messali en résidence surveillée dans le Sud-Algérois, pour lui demander des déclarations destinées à leur hebdomadaire. M. Messali se prêta de bonne grâce à l’interview, dont le texte fut soumis à la censure, alors en vigueur. Mais la publication. différée à plusieurs reprises, en fut, en définitive, interdite. Pour préciser le caractère de l’interview, ses auteurs l’avaient intitulée : « Pour dissiper les malentendus et préparer l’union des bonnes volontés ».

MM. Abbas et Kessous ont bien voulu accepter de nous confier ce document, qui présente davantage qu’un intérêt rétrospectif. Les larges extraits que nous en publions complèteront, en effet, l’information objective que nous nous sommes efforcés d’apporter sur le problème algérien.

M. Messali est le chef d’une fraction de l’opinion musulmane algérienne, représentée par le mouvement actuellement clandestin du P.P.A., qu’inspire nettement un esprit nationaliste. Agé d’environ cinquante ans, il est né à Tlemcen, où son [père], aujourd’hui disparu, bénéficiait d’une estime particulière due à ses hautes qualités morales.

L’Étoile Nord-Africaine

La vie politique du leader algérien se confond, en fait, avec l’activité de deux groupements, aujourd’hui dissous : L’Etoile Nord-Africaine (E.N.A.) et le Parti du Peuple Algérien (P.P.A.), dont il a été, tour à tour, le président.

L’Etoile Nord-Africaine avait été créée, à Paris, vers 1924, M. Messali déjà installé en France, y devint un militant en vue et en prit rapidement la direction. Ce groupement réunissait des ouvriers nord-africains, fixés pour la plupart en banlieue. Tout en s’affirmant comme une organisation nationale, il possédait un caractère prolétarien très accentué. L’E.N.A., qui s’inspirait des doctrines marxistes, conjuguait étroitement son action avec celle du parti communiste, qui réclamait, alors, l’indépendance des colonies. Par la suite, un conflit assez aigu devait éclater entre les deux organisations. Les communistes, on le sait, abandonnèrent, à partir de 1935, leur position anticolonialiste, tandis que l’E.N.A. demeurait farouchement attachée à l’idéal qui avait inspiré sa fondation. Elle ne cessa pas, pour cela, de demeurer solidaire des groupements antifascistes et de participer de près à l’action républicaine de cette époque.

Cependant, dès l’année 1934, l’E.N.A. et son chef connurent des vicissitudes nombreuses. L’organisation fut dissoute, reconstituée sous un nouveau titre, son président arrêté. Rappelant cette période, M. Messali déclarait :

« Nous avons ainsi choisi, sans équivoque, notre route, et avons continué à parcourir le même chemin. Les partis de gauche, en effet, le Parti communiste, le Parti socialiste, la Ligue des Droits de l’Homme, devaient faire constamment appel à nous ; et, à chaque manifestation, nous trouvaient à leurs côtés. J’évoque les figures familières de Daniel Guérin, de Longuet et de son fils Jean-Robert, de Depreux, tous quatre du Parti socialiste ; de Gabriel Péri, de Barthel, aujourd’hui préfet de la Haute-Vienne, qui avait été, en Algérie, l’animateur du Parti communiste algérien, et de tant d’autres. Lorsque j’ai été arrêté, le 1er novembre 1934, pour reconstitution de ligne dissoute, tous ces amis ont fait bloc avec moi. Les avocats socialistes et communistes, avec le Secours Rouge International, se sont offerts pour nous défendre, en particulier Me Hajje, fusillé depuis par les Allemands. Des réunions publiques se tinrent à Paris pour demander ma libération. La presse de gauche, L’Humanité et Le Populaire, étaient les premiers à réclamer justice pour moi. »

La fondation du P.P.A.

En janvier 1936, à la suite d’une condamnation, M. Messali alla se réfugier à Genève. Après la formation du gouvernement du Front Populaire, il rentra en France le 18 juin de la même année, bénéficiant aussitôt de la loi d’amnistie.

Membre du comité central du Front Populaire, l’E.N.A. prit alors une part importante à l’activité politique. Mais quelques mois plus tard, elle était dissoute par un jugement du tribunal de la Seine. Le jugement fut annulé par la Cour de cassation, mais la dissolution définitive fut prononcée le 26 janvier 1937, par décret du ministre de l’Intérieur, en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les milices.

Le 11 mars 1937, un groupe d’Algériens musulmans fondait, à Nanterre, le Parti du Peuple Algérien, dont Messali fut choisi comme président.

La différence essentielle entre l’E.N.A. et le P.P.A. est que la première réclamait l’indépendance des trois pays de l’Afrique du Nord, tandis que le second ne s’intéressait qu’à l’Algérie, qu’il voulait transformer en une sorte de Dominion avec un Parlement élu au suffrage universel. Pour donner tout son sens à cette nouvelle action, M. Messali transféra le siège du nouveau parti en Algérie, où il retourna se fixer lui-même.

Le 27 août 1937, 11 était arrêté à Alger avec ses principaux collaborateurs. Pendant sa détention, eurent lieu des élections au Conseil général. Le nombre des voix qui se portèrent sur son nom aurait dû lui valoir le siège. Mais, par une décision arbitraire, ses bulletins ne furent même pas comptés.

Traduit devant le tribunal correctionnel d’Alger, M. Messali fut condamné, le 5 novembre 1937, à deux ans de prison pour reconstitution de ligue dissoute et menées contre la souveraineté française. Sa peine purgée, il fut libéré en août 1939.

Mais la guerre provoqua, sans aucun motif, sa nouvelle arrestation. Après une longue prévention, le Tribunal militaire d’Alger lui infligeait, le 28 mars 1941, seize ans de travaux forcés, vingt ans d’interdiction de séjour et la confiscation de ses biens, pour les mêmes faits qui avaient déjà motivé sa précédente condamnation. Durant les trois semaines où il s’était trouvé en liberté, il ne s’était livré, en effet, à aucune action militante nouvelle.

Après l’occupation de l’Afrique du Nord par les Alliés, M. Messali devait être libéré, à la suite d’une intervention des élus musulmans signataires du Manifeste, et sur décision du général Giraud. Dans le même temps, les communistes condamnés sous Vichy et internés en Algérie depuis le début de la guerre étaient également remis en liberté. Mais M. Messali, seul, était aussitôt placé en résidence surveillée, malgré les promesses de libération totale faites par le Gouvernement général.

En avril 1944, le préfet d’Alger se trouvant en tournée dans le village de Reibell où le président de l’ex-P.P.A. était en résidence, des incidents tumultueux éclatèrent au marché entre les indigènes et les gendarmes qui, pour des raisons inconnues, voulaient procéder à certaines arrestations. Bien qu’étranger à cette affaire, demeurée encore obscure, M. Messali fut quelques jours après déporté à Brazzaville. Il vient d’en partir pour rentrer enfin dans son pays.


L’interview de Messali

DU 27 août 1937 au 26 avril 1943, déclarait en décembre 1944 M. Messali, je me suis trouvé successivement à Barberousse, à la prison militaire d’Alger, à la prison centrale de Maison-Carrée, et enfin à la centrale de Lambèse, pour y purger une condamnation de seize ans de travaux forcés, infligée par la justice militaire, le 28 mars 1941, sous le régime de Vichy.

– Où avez-vous appris l’armistice ?

– J’étais en juin 1940 à la prison militaire d’Alger, et, durant l’époque trouble qui a suivi la signature de l’armistice, j’ai été transféré à la prison centrale de Maison-Carrée.

Le 21 juin, j’ai été pressenti par un officier supérieur qui, disait-il, intervenait à titre personnel, pour me mettre à la disposition du gouvernement français afin d’aider à résister à la domination de Hitler. J’ai répondu que l’on connaissait mes idées et mes intentions. J’étais prêt à donner tout mon concours pour sauver l’Afrique du Nord, comme la France, de toute domination étrangère. Mais cela ne pouvait se faire, à mon avis, que dans la mesure où l’on pouvait prendre en considération les revendications et les aspirations du peuple algérien. Je vivais alors dans un isolement absolu, ne sachant nullement comment évoluaient les événements.

– Mais ensuite, lorsque le régime de Vichy s’est organisé, que Pétain a pris définitivement le pouvoir, que les commissions d’armistice allemande et italienne se sont installées en Algérie, que s’est-il passé ? Vichy n’a-t-il pas sollicité votre adhésion à l’ordre nouveau ?

Les promesses de Pétain

– Oui. De nombreuses ouvertures ont été faites à mes amis, à Alger, en vue de notre adhésion au régime de Pétain. Des promesses furent faites aux uns et aux autres. Le 23 novembre 1940, mon avocat me déclara : « On me charge de vous demander de cesser le combat pour s’entendre ; d’accepter une politique de collaboration sur un pied d’égalité entre Français et Musulmans, mais à la condition de renoncer au suffrage universel, au Parlement algérien, etc. ». Je refusai.

Le 6 mars 1941, une personnalité officielle vint jusqu’à la prison et me fit demander une déclaration. Je refusai. Le 11 mars, alors que j’attendais ma comparution devant le tribunal militaire, le commandant S … , chef du centre d’information et d’études au Gouvernement général, vint me voir et, après m’avoir affirmé qu’une nouvelle politique musulmane de compréhension et d’amitié allait être appliquée, insista pour obtenir de moi la déclaration que depuis quatre mois on me réclamait sans cesse. Il me dit même : « Vous, Musulmans, êtes désormais les égaux des Juifs, puisque le décret Crémieux a été aboli ».

J’ai répondu : « L’abolition du décret Crémieux ne peut être considérée comme un progrès par le peuple algérien. En ôtant leurs droits aux Juifs, vous n’accordez aux Musulmans aucun droit nouveau. L’égalité que vous venez de réaliser entre Musulmans et Juifs est une égalité par le bas ».

Le commandant S … insista : « Comme nous voulons vous présenter sous votre vrai jour, faites-nous une déclaration. Nous la transmettrons au gouverneur général Abrial. Vous serez libéré ».

J’ai refusé toute déclaration et j’ai répondu : « Si vous voulez une véritable collaboration, libérez-nous d’abord, laissez-nous nous réunir, mes amis et moi. Nous examinerons s’il y a lieu d’adopter une nouvelle attitude en raison de la nouvelle situation extérieure et intérieure ».

Seize ans de travaux forcés

Le 28 mars 1941, Pétain régnant, Hadj Messali était condamné à seize ans de travaux forcés.

– Et aujourd’hui, quelle est votre position vis-à-vis de la France nouvelle, née de la Résistance ?

– Aujourd’hui, comme autrefois, et sans doute comme demain, je reste démocrate. J’ai constamment lutté à côté du peuple français contre toutes les formes du fascisme et de l’impérialisme. Si la France nouvelle veut réellement reconsidérer sa position à l’égard des problèmes coloniaux et, en particulier, le problème algérien, nous sommes prêts à réaliser une politique de collaboration sur des bases vraiment démocratiques, qui ne s’arrêtent, ni à la religion, ni à la race, ni à la couleur de la peau.

En ce qui concerne le fascisme international et le racisme, notre position, c’est-à-dire celle du P.P.A., est connue en France comme en Algérie. Personnellement, je suis un enfant du peuple, je suis un colonisé. Avec l’ensemble de mes compatriotes, nous souffrons d’un impérialisme, qui s’apparente au fascisme et au racisme. Je suis démocrate et antiraciste, comme le veut ma religion, qui a toujours été démocratique par excellence et qui accepte, sur un pied de parfaite égalité, les hommes de toutes races venus à elle.

« Je suis antiraciste »

– Ainsi restez-vous fidèle à votre conception d’une Algérie nouvelle, dont tous les habitants se trouveraient placés sur un pied de parfaite égalité ?

– Le programme du P.P.A. n’a jamais varié sur cette question, même pas sous le régime de Vichy.

– Même du temps de Vichy ? Que voulez-vous dire ?

– Je dois, en effet, vous signaler que, sous Vichy, au cours de mes interrogatoires par la justice militaire, il m’a été demandé si les Juifs étaient compris dans la communauté algérienne que je voulais voir se réaliser, et s’ils devaient bénéficier du suffrage universel que j’ai toujours réclamé pour l’ensemble des populations d’Algérie. J’ai répondu que oui, précisant que c’était là la seule solution que l’on pouvait apporter au problème algérien, et que l’on ne pouvait exclure de la communauté algérienne aucune fraction de la population. Je suis antiraciste et j’ai toujours condamné de la façon la plus formelle et la plus énergique la théorie des races supérieures et des races inferieures.

Nous rappelons à Messali qu’au temps du Front Populaire il faisait confiance au peuple de France et avait consenti à renoncer provisoirement à certaines positions de son parti pour permettre une œuvre constructive.

– Que pensez-vous, lui demandons-nous, de l’attitude des élus musulmans d’aujourd’hui et, particulièrement, de Ferhat Abbas, lesquels, dans leur additif au Manifeste ont simplement réclamé, dans un esprit de grande conciliation, l’égalité des responsabilités et de la représentation, en attendant le suffrage universel ?

– En effet, en 1936, j’ai accordé une confiance entière au peuple de France. J’ai fait preuve, je crois, de compréhension en laissant de côté certains points de notre programme politique, sachant bien que le peuple français nous aiderait, au moment opportun, à réaliser l’ensemble d’un programme aussi démocratique que l’était et que l’est demeuré, le nôtre.

Je dois vous dire que, comme tout le peuple algérien, mes amis et moi avons été très déçus. Cette déception nous commande aujourd’hui davantage de réserves qu’autrefois, Dans la mesure où le peuple français et son gouvernement manifesteront une véritable compréhension du problème algérien, et compte tenu de l’évolution politique de nos coreligionnaires, nous serons très heureux de tendre la main à ce gouvernement et d’envisager avec lui une collaboration loyale, franche et féconde.

Une vraie démocratie en Algérie

En ce qui concerne les propositions qui figurent dans l’additif au « Manifeste » signé en juin 1943, et la position actuelle de mon ami Abbas, j’estime que leurs signataires ont fait acte de sagesse politique et de modération. Cette sagesse n’a malheureusement pas été appréciée à sa juste valeur par les autorités françaises, puisque celles-ci continuent à pratiquer la politique d’assimilation, qui s’est traduite par l’ordonnance du 7 mars 1944, contraire aux aspirations unanimes du peuple algérien.

Déçus en 1936, par le Front Populaire et par les gouvernements qui lui ont succédé, frappés par tous ces gouvernements et plus sévèrement encore par celui de Vichy, déçus à nouveau en 1943 et incompris jusqu’à nos jours, sacrifiés enfin par ceux qui furent nos amis de combat et firent appel à notre concours efficace dans les circonstances les plus difficiles, nous avons le droit, aujourd’hui, nous avons même le devoir de manifester, au nom du peuple algérien, de sérieuses appréhensions quant à l’avenir. Mais nous sommes prêts à tendre la main à tous les véritables démocrates pour l’instauration d’une véritable démocratie en Algérie.

Cette dernière déclaration, M. Messali la fait avec un accent de résolution. Elle trace la seule voie à suivre, celle de la collaboration loyale, de l’association fructueuse sur un pied d’égalité entre les peuples de France et d’Algérie. Elle lève, enfin, la douloureuse hypothèque que l’incompréhension des uns et la mauvaise foi des autres ont fait peser sur le destin de la France et de l’Algérie.

Aziz KESSOUS.