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Appel de Messali Hadj au peuple français

Appel de Messali Hadj du 13 décembre 1955 paru dans La Voix du peuple, n° 16, 16 décembre 1955 ; reproduit partiellement dans La Vérité, n° 387, 30 décembre 1955 ; diffusé sous forme de tract

Au moment où la campagne électorale est ouverte pour les élections législatives, je crois de mon devoir d’adresser le présent appel au peuple français. Vivant en France depuis 1918 et ayant participé en tant que président du M.N.A. aux côtés du peuple français à beaucoup d’événements, je crois qu’il est nécessaire d’examiner d’une façon rapide ce passé.

Les élections actuelles vont se dérouler au moment où la France est assaillie par deux problèmes qui sont d’une haute importance et nécessitent qu’une solution leur soit trouvée rapidement.

Qu’on le veuille ou non, il y a une crise française et un problème colonial qui, au lendemain de la première guerre mondiale n’ont cessé de s’aggraver. Un simple coup d’œil sur ce qui se passe en France et dans les colonies françaises suffit pour instruire quiconque voudrait s’arrêter un instant pour examiner cette situation en dehors de toute considération partisane.

De 1918 à nos jours beaucoup d’événements ont eu lieu sans que le peuple français leur accorde une importance suffisante. A peine la guerre de 1914-1918 terminée, celle-ci a été reprise au Maroc, en Orient et en Extrême-Orient : guerre du Riff, révolution kémaliste, guerre en Syrie, en Irak et en Indochine. D’autre part, la « pacification » du Maroc a continué jusqu’en 1934. Parallèlement à cette pénétration coloniale, des millions d’hommes étaient soumis à l’expropriation et à l’exploitation. Pour beaucoup de gens, il semble que la guerre n’a de sens que lorsqu’elle existe en Europe ; dès l’instant qu’elle est reprise sur les continents africain et asiatique, elle prend un caractère d’héroïsme et de prouesse.

Naturellement, de telles promenades militaires sont reproduites par la presse, la radio et la propagande officielle comme un bienfait et une œuvre humaine. Ceux qui en ont été les victimes n’avaient aucun moyen pour faire entendre leur voix, leur douleur et leurs aspirations. Ils étaient arrêtés, emprisonnés pendant de longues années et présentés à l’opinion publique comme des agitateurs et des hors-la-loi au service de l’étranger.

Des mouvements politiques très modérés ont, durant cette longue période, adressé des cahiers de revendications à tous les gouvernements pour protester contre les méfaits du colonialisme et demander des améliorations politiques, économiques et culturelles. Cette situation a duré jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale.

Après l’armistice de 1945, tous les peuples soumis au régime colonial espéraient que leur situation allait enfin être changée conformément aux principes de la Charte des Nations Unies et de la Constitution Française.

Au moment où la guerre battait son plein et où la chance de le victoire semblait problématique, tous les alliés faisaient en effet promesses sur promesses aux peuples colonisés pour les entraîner comme chair à canon dans tous les champs de bataille. La Charte de l’Atlantique, la proclamation des Quatre Libertés et la création des Nations Unies furent lancées plus d’une fois à travers les ondes. Des promesses formelles de liberté ont été faites à plusieurs reprises.

Mais les peuples colonisés se sont vite aperçu que ce n’était là que des promesses et rien que des promesses. Car en réalité, l’exploitation et le régime de misère ont été immédiatement repris après l’armistice de 1945. Au moment où l’Europe fêtait cet armistice, 45.000 Algériens étaient assassinés dans des conditions dignes du Moyen-Age, à la suite d’une provocation policière montée de toutes pièces. Au même moment la guerre reprenait en Syrie et au Liban. Un an plus tard, c’était la tragédie indochinoise qui éclatait à la suite de l’intransigeance et de l’aveuglement du colonialisme.

Cette situation dont la gravité n’échappe à personne, est passée presque inaperçue en France, au sein du peuple français. Car pour endormir l’opinion publique française, les gouvernements qui se sont succédé ont agité à chaque instant les principes de « l’Union Française » qui, en réalité, n’a été qu’une duperie. En effet, « l’Union Française » a été créée à Brazzaville en 1945, dans une réunion où n’étaient présents que des gouverneurs de colonies sous la présidence de M. Pleven. Sa politique d’assimilation qui n’a d’ailleurs jamais été appliquée, s’est terminée par une catastrophe générale aussi bien en Afrique qu’en Asie. Aujourd’hui, toute l’Afrique du Nord est bouleversée par les mêmes agissements colonialistes. En Tunisie, au Maroc et en Algérie, les populations ont été acculées à prendre les armes pour défendre leur existence et leur dignité. Dien Bien Phu en Indochine, révolution en Afrique du Nord, révoltes en Afrique Noire, affaire des Comptoirs aux Indes, affaire du Fezzan en Libye, sont les résultats de cette politique coloniale. Enfin les conflits sociaux en France, l’affaire de la Sarre et le rappel du contingent pour une reconquête coloniale du Maghreb Arabe en sont les pendants.

Comment le peuple français, dont le sentiment de liberté est très profond, en est arrivé à cette situation ? Y a-t-il des responsables ? Certainement : il suffit de regarder les partis politiques, le Parlement et tous les dirigeants de la France qui se sont succédé depuis une trentaine d’années pour les trouver. Notre but n’est pas de les désigner, mais ce que nous cherchons c’est amener les Français, au moment où ils vont voter, à regarder bien en face les réalités et le bilan de la politique coloniale de leur pays.

Les responsabilités n’incombent d’ailleurs pas seulement aux dirigeants de ces trois dernières décades. Elles ont leur origine dans les aventures coloniales du XIXe siècle. Indirectement, le peuple français n’a-t-il pas une part de responsabilité dans cette situation ? Car c’est en son nom et grâce à son silence que le colonialisme et le capitalisme agissent en France et dans les colonies.

Certes, le peuple français est anticolonialiste ; mais il a, dans ce domaine, laissé carte blanche à tous les gouvernements. Jusqu’à présent, le problème colonial a été une sorte de chasse gardée réservée à des spécialistes qui ont dupé l’opinion publique française. Celle-ci ne s’en est préoccupée sérieusement ni au cours des élections, ni dans sa vie politique. C’est ce qui fait qu’en dehors de quelques spéculateurs qui disposent de richesses colossales dans la prétendue Union Française, le peuple français, comme les peuples colonisés, fait les frais de cette colonisation qui dresse aujourd’hui des millions d’hommes contre elle.

S’il y a mécontentement chez les rappelés et les ouvriers, si les impôts sont écrasants et si le désarroi économique s’installe ici et là, c’est parce que précisément les Français sont victimes du capitalisme et du colonialisme.

Ni la défunte Société des Nations, ni les Nations Unies n’ont pu mettre à la raison ce monstre du colonialisme. Celui-ci n’a que faire des protestations platoniques ou humanitaires. Il ne s’embarrasse d’aucun scrupule pour atteindre ses objectifs. Cependant, étant arrivé au paroxysme de l’exploitation de l’homme par l’homme, il ne peut plus se maintenir. C’est pourquoi, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, sous la pression des événements et des hommes, l’impérialisme européen a dû abandonner plusieurs de ses positions territoriales, économiques et stratégiques.

La Grande-Bretagne a dû jeter du lest dans l’Inde et dans d’autres colonies. La Hollande, après trois siècles de domination coloniale, est partie de l’Indonésie. Certes, l’Angleterre conserve dans son Commonwealth des amitiés, pour ne pas dire des intérêts. Mais il est bon de noter que l’impérialisme français fit preuve d’une intransigeance inqualifiable et malgré le mécontentement toujours croissant des peuple colonisés, il a toujours opposé la force et la violence à leurs aspirations nationales.

Tous les gouvernements qui se sont succédé jusqu’en 1954 ont tout fait pour cacher au peuple français l’aggravation de cette situation. A l’exception d’un certain nombre de démocrates, d’avocats et d’intellectuels, les milieux politiques ont observé le silence ou approuvé publiquement le colonialisme.

Presse, radio, chargés de mission, ministres, militaires et autres politiciens ont tous emboîté le pas au colonialisme. Ou ils encensaient les méthodes colonialistes ou ils feignaient de chanter le calme apparent dans les colonies. Ainsi, ils ont essayé d’établir un rideau entre le Maghreb Arabe et l’opinion publique française.

Cependant, malgré cette tentative d’isolement, le problème algérien, pour ne parler que de lui, s’est transporté en France par le truchement de l’émigration algérienne. En effet, depuis la fin de la première guerre mondiale, des milliers « d’Intouchables Algériens » sont venus en France à la recherche de travail et de liberté. Cet exode est le résultat d’une exploitation, d’une misère et d’une vie de bidonvilles effrayantes.

Le peuple français d’abord indifférent, s’est rendu compte par la suite que des milliers de travailleurs nord-africains s’installaient dans la région parisienne et dans les principaux centres industriels de France dans des conditions dramatiques.

Très pauvrement habillés et vivant par trois et quatre dans une chambre d’hôtel ou par dizaines dans des caves, ils mènent une existence extrêmement pénible. Exploités par le colonialisme d’un côté, le patronat et les hôteliers de l’autre, les ouvriers algériens ont été victimes, même au sein du peuple français, d’un racisme révoltant dans leur vie quotidienne.

Enfin aujourd’hui, on ne peut plus tromper le peuple français sur la situation de ces travailleurs et sur le drame qui se déroule en Afrique du Nord. Les événements du 1er novembre 1954 sont les résultats de cent vingt-cinq ans de domination coloniale au cours desquels le peuple algérien a été réduit à un sous-développement ahurissant dans tous les domaines de la vie. Paupérisme, obscurantisme, misère, bidonvilles, répression, maisons de torture et terreur générales, tel a été jusqu’ici son lot d’existence en face d’une poignée de gros colons qui se pavanent dans de somptueuses villas et qui possèdent domaines, vignobles, forêts, mines et autres richesses.

Cette situation humainement intenable, ne pouvait durer malgré le régime de terreur. De ce fait, voici maintenant plus d’un an qu’une reconquête coloniale est entreprise en Algérie avec des moyens modernes. Deux cent mille soldats sont déjà à pied d’œuvre en Algérie. Et au lieu de faire droit aux aspirations légitimes de notre peuple, on a préféré faire « la guerre » selon les propres termes des hommes au pouvoir.

De part et d’autre il y a des morts et des blessés. Les femmes, les enfants et les vieillards ne sont pas épargnés dans cette tourmente. La vie économique est paralysée. Le fossé qui sépare les deux populations s’est encore approfondi avec le déchaînement de cette guerre coloniale. La méfiance règne partout. Cependant le gouvernement persiste dans sa voie et veut par tous les moyens « rétablir l’ordre ». Cet ordre qu’on veut rétablir ressemble à celui des cimetières. Mais de cela personne ne veut.

Certes, on parle aussi de réformes et on s’aperçoit que le statut organique imposé au peuple algérien en 1947 a été bel et bien torpillé par l’administration pour qui le pacte colonial est tabou. On continue à tergiverser sur la politique d’assimilation, d’intégration ou d’association. Pris au cou par les événements, les dirigeants ne savent où donner de la tête et ne cessent de répéter ce qu’ils ne pensent pas et ce qui n’est pas vrai, à savoir : « L’Algérie est française et les Algériens sont Français ». Cela est si grotesque que plus personne n’y attache un crédit quelconque. Cependant on continue à parler de réformes tout en faisant la guerre et en cherchant un interlocuteur préfabriqué.

Le peuple français doit savoir que toute la politique coloniale menée par ses dirigeants a été jusqu’à ce jour tentée avec des « Bao-Daï » qui ne représentent que leur propre personne et aussi leur propre intérêt. Cette politique, malgré toutes les défaites, est toujours choisie par les milieux dirigeants comme une solution idéale à tous les problèmes nord-africains. Apres l’avoir isolée de la Tunisie et du Maroc, on voudrait extraire l’Algérie du bloc nord-africain pour en faire une chasse gardée sous le nom de départements français.

Il semble que ce qui se passe dans le monde n’a rien appris aux dirigeants de la politique coloniale française. C’est précisément à ce sujet que nous avons tenu à nous adresser directement au peuple français pour lui faire part de nos inquiétudes et de notre volonté de vivre libres comme tous les peuples. C’est parce que nous n’avons jamais confondu le peuple français avec le colonialisme que nous voulons lui dire ce que nous attendons de lui au moment où la situation s’aggrave en Algérie.

Tout d’abord, ce n’est pas son bulletin de vote que nous demandons. Nous croyons que le bulletin de vote ne peut à lui seul faire quoi que ce soit de bien au sujet du problème colonial. Nous mêmes, après maintes et maintes expériences, nous nous sommes déclarés contre les élections, car si l’impérialisme en Algérie les a préfabriquées dans le passé, en France, sous une forme ou sur une autre, il peut s’arranger de façon à avoir une majorité pour poursuivre la même politique.

C’est pour cette raison que nous croyons que les problèmes nord-africains et, en particulier, celui de l’Algérie, ne doivent pas être considérés par le peuple français sous l’angle électoral.

Le peuple français qui jusqu’à présent a donné carte blanche à tous les gouvernements, doit abandonner cette attitude et regarder bien en face ses intérêts et son avenir. La lutte pour la vie est quotidienne et nécessite un effort permanent qui doit embrasser tous les problèmes. En vérité tous les problèmes étant économiques, ils sont liés les uns aux autres et ne peuvent s’harmoniser que dans la mesure où la société les considère comme tels.

Si en Algérie notre peuple est passé à l’action directe c’est parce que la société qui vit autour de lui s’est désintéressée de son sort en croyant que son train de vie lui était particulier et exclusivement réservé. Or la liberté et le bien-être forment un tout indivisible. Il en est ainsi surtout là où il y a des colonisateurs et des colonisés.

Comme on le voit, l’Algérien, le Tunisien, le Marocain, le Malgache, le Vietnamien et les Noirs d’Afrique ont montré d’une façon toute particulière qu’à aucun prix ils ne pouvaient accepter un régime d’exception, d’exploitation et de misère. C’est pourquoi nous demandons aux Français de prendre la défense des Nord-Africains là où ils se trouvent, aussi bien à l’usine, dans les bureaux et les ateliers que dans leurs syndicats et leurs partis politiques. Nous leur demandons de soutenir les aspirations nationales du peuple algérien par une lutte quotidienne et effective.

Quant aux Algériens, ils ont toujours été et seront toujours aux côtés du peuple français et en particulier de sa classe ouvrière dans sa lutte pour la liberté et le bien-être. Ils partagent l’angoisse des mères et des épouses des rappelés lancés dans la reconquête coloniale. Ils partagent les difficultés de l’ouvrier français mal payé et mal logé à cause des dépenses de guerre coloniale. S’ils luttent pour le retrait des troupes d’occupation de l’Algérie, c’est pour mettre fin à l’effusion de sang et rendre chacun maître de ses destinées. S’ils luttent, pour une Constituante Algérienne Souveraine élue au suffrage universel sans distinction de race ou de religion, c’est pour ouvrir une ère de paix et de liberté, dans le respect des droits de chaque peuple à disposer de soi.

C’est ainsi que de part et d’autre nous pouvons préparer, des rapports amicaux entre peuples libres et indépendants.

Fait le 13 décembre 1955.

MESSALI HADJ

Président du Mouvement National Algérien, en résidence forcée à Angoulême.