Article de Maxime Rodinson paru dans Le Nouvel Observateur, du 3 au 9 novembre 1980

Il est déplaisant de regarder la vérité en face. De plus, certains n’y ont pas intérêt. Et il est vrai, hélas, que cela peut avoir des inconvénients. Nulle action mobilisatrice ne se fait sans mythes, c’est aussi une vérité que toute l’histoire atteste et devant laquelle, encore et encore, on recule. Pourtant agir est indispensable. Donc les mythes aussi. Mais la vérité aussi a ses droits. Il y a là un nœud de contradictions indépassables.
Malheur à qui s’attaque aux mythes et même à ceux qui n’ont plus grande utilité ! Il se heurtera à la redoutable conjuration des croyants et des escrocs. Mohammed Harbi l’a appris à ses dépens. Ancien militant du F.L.N. à des postes de haute responsabilité, il ne renie rien mais il a toujours connu certaines vérités opposées au mythe et il en a découvert bien d’autres. Il a agi autrefois avec cette honnêteté qui dessert dans l’ascension vers les sommets politiques, que pardonnent mal les politiciens et encore moins leurs thuriféraires patentés. L’action devenue pour lui impossible, du moins directement, il s’est voué à scruter et à dévoiler la vérité. Il pense d’ailleurs qu’au stade où en est son peuple, la vérité l’aidera plus que le mythe. Je crois qu’il a raison.
Bien des hommes d’action ont écrit des livres historiques, comme César, pour se justifier ou pour servir à leur prochain mouvement. D’autres, comme Trotski, ont voulu vraiment faire œuvre d’historien et y ont réussi assez bien en gardant leur optique de combat. D’autres encore l’ont fait au service d’une nouvelle optique de combat aussi, mais dirigée contre leur ancienne idéologie, comme, disons, Annie Kriegel.
Harbi nous offre, plutôt dans le second style, un livre admirable (je pèse l’emploi de ce terme assez galvaudé) sur la révolution algérienne (1), suite d’un ouvrage non moins précieux (2). Livre d’historien où le témoin, l’acteur, s’intègre lui-même en tant que source. Livre où l’indispensable histoire des événements s’harmonise avec une démarche explicative prudente et modeste, tout affranchie qu’elle soit des explications simplistes de la mythologie.
Harbi – et c’est ce qui fait scandale pour certains – porte la hache dans la haute futaie de l’histoire sainte qui abrite bien des broussailles ténébreuses. Tout mouvement idéologique se constitue une histoire sainte. Il y a là un processus presque spontané dont il montre bien le mécanisme au cours même de l’action (par exemple pp. 118 sq.). Pour l’Algérie, comme pour toutes les « causes » soutenues de l’extérieur, il y a même deux mythologies parallèles qui se constituent.
« Pour les acteurs comme pour les observateurs, la connaissance à chaud, la clairvoyance n’étaient pas possibles », écrit Harbi, autrefois acteur « à chaud » et qui se souvient honnêtement (p. 161). Mais la révolution algérienne a marqué aussi plusieurs générations de la gauche française. Celle-ci a, comme d’habitude, investi son soutien, sa très louable volonté de solidarité dans une construction idéologique qui superpose, à une réalité à peu près inconnue, ses grilles propres d’interprétation. Celles-ci étonnent souvent les Algériens, en séduisent certains. Les dirigeants trouvent parfois utile de faire semblant de s’y adapter.
Accusé de trahison …
Une grande partie de la gauche évidemment cherchait, de façon plus ou moins détournée, à retrouver dans cette lutte les schémas de la lutte de classe qui avaient, chez elle, tant de prestige. A cela se superposait, s’adaptait l’explication interne, celle de la lutte nationale. Explication très vraie de toute évidence. Mais qui, laissée à l’état de nudité, est, tout aussi évidemment, insuffisante pour rendre compte des péripéties de la lutte, des idées des combattants, de leurs divisions et de leurs luttes intestines.
Le mythe de l’unité est en effet le mythe central de tels mouvements, des partis qui les mènent, des Etats qui en sont issus. Après un certain nombre d’années, on peut s’amuser (triste amusement !) à se remémorer les débordements d’indignation qui accueillaient le moindre soupçon émis sur des conflits au sein d’un centre de décision, bureau politique, comité central ou Etat. On en proclamait l’indéfectible unité quelques heures à peine avant la dénonciation non moins véhémente d’un groupe de ses membres, exclu, accusé de trahison, voire fusillé ! Cela continue d’ailleurs et il n’y a pas de raison pour que cela cesse.
Les conflits au sein des directions, on les reconnaît, on les connaît et on les déforme après ! Harbi n’a plus grand-chose à révéler sur leur existence. Mais il peut, armé de ses souvenirs et d’une documentation énorme, exhaustive, en montrer le mécanisme, les bases, le déroulement précis. Là encore, il est trop commode – moyennant pas mal de manipulations, il est vrai, mais les idéologues y sont experts – de retrouver des luttes de classe par exemple. Ce qui, encore une fois, n’est pas totalement faux mais terriblement insuffisant.
Harbi nous montre dans le plus grand détail non seulement l’étagement des niveaux idéologiques, avec les diverses conceptions du nationalisme, mais aussi comment les clans en lutte se forment, émanant de divers milieux, mais ayant leur dynamique propre. Il explique comment ils se fixent sur une idéologie, une tactique. Il fait voir l’action, à ce niveau, du facteur personnel, des tendances propres à tel dirigeant dans son individualité.
D’où des explications probantes, nuancées, fines, animées par le souvenir mais scrupuleusement contrôlées par l’information systématique. Harbi a tout lu, tout dépouillé, interrogé tout le monde comme peuvent le faire tous les historiens. Ses multiples notes biographiques et autres, ses tableaux, ses index, ses discussions fouillées sur tel ou tel incident en portent témoignage. « Cependant, comme écrit Trotski, du fait que l’auteur a participé à la lutte, il lui est naturellement plus facile de comprendre non seulement la psychologie des acteurs, individus et collectivités, mais aussi la corrélation interne des événements. Cet avantage peut donner des résultats positifs, à une condition toutefois : celle de ne point s’en rapporter [seulement] au témoignage de sa mémoire » (3). Condition remplie !
Ainsi Messali Hadj, Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed, Boumediene, Ramdane Abbane (dont le drame est admirablement éclairé) cessent d’être des marionnettes représentant l’héroïsme ou la trahison, une classe ou une autre, l’amour, la haine ou le mépris du peuple mais deviennent des êtres de chair et de sang où se mêlent les fils complexes de multiples conditionnements et la chaleur irréfutable de la vie.
La démarche explicative atteint ainsi les tendances profondes sans indignation et sans passion apologétique. Par exemple, la tendance au centralisme et à la bureaucratie. Il est amusant (et triste aussi) de voir Paul Balta (« le Monde », 8 août 1980) attaquer sur ce point Harbi. Selon lui, il « donnerait l’impression que [l’Algérie] a le monopole de la bureaucratie, en ignorant que ce phénomène s’est développé dans bien d’autres Etats où il atteint l’hypertrophie ». Comme si Harbi avait charge d’étudier la bureaucratie dans le monde entier !
En attendant le feu vert
Bravo, ami Balta ! Cela me rappelle le temps lointain où toi et moi, humbles militants du P.C.F., agitions le bon vieil « argument des nègres ». Vous prétendez qu’il y a des camps de concentration en U.R.S.S. Parlez-nous plutôt de la situation des Noirs en Amérique ! Beau raisonnement qui n’a pas fini de servir. Pol Pot ? Et Pinochet alors !
On sort enfin ainsi des mythes. Mythe de l’exsudation naturelle du mouvement à partir de la spontanéité populaire (ou spécialement celle de la paysannerie). Mythe de la révolte purement religieuse, de la protestation de l’authenticité islamique bafouée sans autre adjuvant.
On comprend dès lors les mythes secondaires élaborés en vue de la gauche internationale. Par exemple, celui de la laïcité ou de l’égalité des femmes. Sur ce dernier point, je recommande les explications détaillées de Harbi interrogé par Christiane Dufrancatel dans une interview éclairante (4).
Naturellement Harbi a ses idées et naturellement elles transparaissent. On peut les accepter ou non. Mais c’est de l’aveuglement ou de la mauvaise foi que de l’accuser d’avoir écrit « un pamphlet » (comme sous-titre « le Monde »). Comme l’écrit encore Trotski, « le lecteur n’est, bien entendu, pas obligé de partager les vues politiques de l’auteur, que ce dernier n’a aucun motif de dissimuler [ … ]. Le lecteur sérieux et doué de sens critique n’a pas besoin d’une impartialité fallacieuse [ … ] mais il lui faut la bonne foi scientifique qui, pour exprimer ses sympathies, ses antipathies, franches et non masquées, cherche à s’appuyer sur une étude honnête des faits » (5). De même Harbi ne plie pas les faits à ses idées contrairement à tant d’apologètes.
Harbi ne renie rien, je l’ai dit. Il ne rejette pas dans l’enfer la révolution algérienne. Il suit et précède des révisions historiques feutrées en cours, tandis que d’autres attendent pour ce faire le feu vert d’une éclatante proclamation officielle du type « Rapport Khrouchtchev ». Il critique des orientations du pouvoir algérien indépendant, virtuellement en en expliquant la préhistoire, puis plus nettement en un épilogue de neuf pages. Alors que son ouvrage s’arrête en 1962, c’est une (mauvaise) plaisanterie que de l’accuser de n’avoir pas développé cet épilogue en une grosse histoire « de Ben Bella à Chadli ».
Deux mythes opposés
On peut respecter la révolution algérienne et même l’effort des gouvernants algériens pour tirer leur nation du sous-développement sans, pour cela, adopter une attitude d’admiration béate et d’apologie inconditionnelle et aveugle. Il n’y a pas de raison pour que les couches au pouvoir dans le tiers monde (non plus que les intellectuels et publicistes à leur service) échappent aux vices habituels des catégories analogues partout et toujours. Et, dès lors, il n’y a pas de raison pour que leur soit épargné l’aiguillon salubre de la critique. Peut-être les gouvernants en question se convaincront-ils un jour que leurs vrais amis ne sont pas ceux qui applaudissent leurs moindres mouvements. L’expérience historique peut en faire douter, mais il y a parfois aussi de divines surprises.
Harbi ne renie rien, je l’ai dit. Il ne passe pas d’un délire idéologique passionné à un délire analogue de signe contraire. Mais, outre son apport irremplaçable sur le plan de l’analyse historique précise, il nous aide à nous débarrasser de deux mythes opposés qui n’ont pas fini de faire des ravages. D’une part, celui de la fatalité terroriste, dictatoriale, fanatique, théocratique de l’islam, que j’ai beaucoup combattu à l’époque, ce qui m’a fait souvent interpréter comme prêchant l’idéologie contraire. Mythe que les événements d’Iran ne peuvent que renforcer temporairement. D’autre part, la thèse opposée de la révolution islamique bénéfique par nature.
Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre d’islam que dans toute cette mécanique simpliste, apologétique ou dénigrante, intéressée ou naïve, camouflée ou dénudée. Si cela vous intéresse le moins du monde, au lieu de vous laisser prendre au piège des idées simples et des propagandes, apprenez à lire dans Harbi.
MAXIME RODINSON
(1) Mohammed Harbi, « le F.L.N., mirage et réalité » (coll. « le Sens de l’histoire »), éditions J.A. (Jeune Afrique), 1980, 448 pages.
(2) Mohammed Harbi, « Aux origines du Front de Libération nationale » – la scission du P.P.A .- M.T.L.D., contribution à l’histoire du populisme révolutionnaire en Algérie, Christian Bourgois, 1975, format de poche, 318 pages.
(3) Léon Trotski, « Histoire de la révolution russe », traduit du russe par Parijanine, 2e ed., Seuil, 1950, tome I, p. 12.
(4) Christiane Dufrancatel, « Entretiens avec Mohammed Harbi », in : « les Révoltes logiques » (1, rue des Fossés-Saint-Jacques, 75000 Paris), n° 11, hiver 1979-1980, pp. 78-93, suivi d’une étude du même auteur sur les mystifications actuelles dans le même sens.
(5) Trotski, op. cit., t. I, pp. 12-13.

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