Article de René Gallissot paru dans La Quinzaine littéraire, n° 335, du 1er au 15 novembre 1980

René Gallissot parle ici surtout de deux livres qui viennent de paraître à propos de l’insurrection algérienne (en attendant celui de Ferhat Abbas) : l’Histoire de la guerre d’Algérie par Alistair Horne, traduit de l’anglais, et celui de l’Algérien Mohammed Harbi : le FLN, mirage et réalité, qui, pour la première fois, analyse de l’intérieur les raisons d’être du FLN, de la lutte armée et de la mise en place du nouveau régime.
Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie. Trad. de l’anglais par Yves du Guerny, Albin Michel éd., 624 p.
Mohammed Harbi, Le FLN mirage et réalité. Jeune Afrique éd.
Quand les commentateurs semblent prendre peur à parler du livre de Mohammed Harbi : le FLN mirage et réalité, l’Histoire de la guerre d’Algérie d’Alistair Horne est saluée comme l’œuvre enfin trouvée qui ose dire avec sérénité ce que tairait la mauvaise conscience française. Il fallait, dit-on, ce recours à un étranger pour mettre les Français en face de leurs péchés.
C’est beaucoup dire ; d’abord parce que l’ouvrage ne livre rien de plus que ce qui se trouvait déjà dans les témoignages et récits collectés par les Bromberger (Les 13 complots du 13 mai), dans les dossiers de Claude Paillat (Dossier secret de la guerre d’Algérie), et plus encore dans les récits et mises en scène d’Yves Courrière largement mis à contribution. Le livre serré de Mohammed Harbi apporte, lui, des informations neuves (sur l’Organisation spéciale, sur le congrès de la Soummam, sur le conflit entre l’Etat Major algérien et le GPRA entre autres), et tout en utilisant la même littérature anecdotique sur les grandes et petites manœuvres militaires et politiques françaises, bénéficie de témoignages algériens autres que les autobiographies sélectives des officiers survivants (commandant Azzedine : On nous appelait Fellaghas, Stock 1976, ou Colonel Bencherif, l’Aurore des Mechtas, SNED, Alger, 1968), met à profit les travaux universitaires réalisés (thèses de Slimane Chikh et Mohammed Teguia) et plus encore sa propre connaissance interne de la résistance et de la société algérienne.
Ce n’est pas que le livre d’Alistair Horne soit difficile à lire, en dépit des fautes d’impression et plus encore de traduction qui dénotent une étonnante méconnaissance de la guerre d’Algérie puisque la « corvée de bois » devient « travailler dans les bois » et qu’Henri Jeanson est substitué à Francis Jeanson. Il est vrai que dans le livre d’Harbi, Diomède Catroux est pris pour le Général, faute vénielle dans une publication par ailleurs victime des procédures accélérées d’impression, qui laissent des coquilles nombreuses et chahutent jusqu’à la confusion, les dates, en particulier les millésimes.
L’Histoire de la guerre d’Algérie offre malgré tout l’avantage d’ordonner la vision européenne, et l’auteur britannique peut écrire tranquillement que cette guerre « fut la plus sale des guerres coloniales », comme parler de De Gaulle non sans quelque persiflage sur ses pouvoirs de grand sorcier et sa voix de Comédie française. Aussi y a-t-il même un bon chapitre, celui sur De Gaulle précisément, « le prince de l’équivoque » (ch. 18) ; la difficulté du dénouement en cette guerre effectivement anachronique se tenait dans l’armée et dans le nationalisme français. De Gaulle s’est employé à délier ces liens ; peut-être comme le suggère la conclusion, était-il le seul à pouvoir le faire.
Tandis que la suite plus ou moins héroïque d’Yves Courrière procède par montage d’actualités et donc par juxtaposition, la composition d’Alistair Horne entend faire alterner les vues sur la France et son armée, et les vues sur l’Algérie et le FLN, mais au prix de quelle déperdition ! Alors qu’il apparaissait en arrière-plan chez Courrière, le contingent n’existe plus guère ici si ce n’est in fine pour « la guerre des tranchées ». L’armée française, et c’est encore elle qui est le mieux traitée, n’est présente que par ses colonies et ses généraux. Certes, beaucoup d’essais sur la guerre d’Algérie se perdent en complaisance ou en querelles sur les positions des hommes politiques français ou l’attitude des partis ; le risque est ici annulé puisque l’attention s’arrête à quelques approximations sur les syndicats et la puissance communiste, qui relèvent des stéréotypes de l’anticommunisme, et que la perception de ce qui se passe en France se fait à travers les images qu’en donne la presse anglo-saxonne et les observations sur les sujets à la mode parisienne qu’apporte Janet Flanner. Paris journal, 1944-1965. (Londres, 1966). Rien sur l’opinion française, en dépit d’un ou deux coups de chapeau, mais sans aucune utilisation, à la thèse gigantesque d’Harmut Elsehans. Frankreichs Algerienkrieg, Munich 1974, qui repose sur l’analyse de presse et prend en compte les sondages. Il est au reste révélateur que cette thèse allemande ne soit pas traduite en France : parce que c’est elle qui met en face des réalités, et que l’on soit allé chercher un ouvrage étranger, certes, mais qui ne sort pas de l’ordinaire, et que continue donc l’action du chloroforme.
La litanie des occasions perdues
L’Algérie est encore moins bien connue, si ce n’est à travers quelques aperçus géographiques ; l’ouvrage se refuse en effet à toute appréhension sociale, ignore aussi bien les études de Jacques Berque et celles de Pierre Bourdieu. Son vice principal apparaîtrait alors : il s’en tient à redire ce que n’a cessé déjà de répéter l’histoire coloniale. L’historique jusqu’à la guerre est d’une pauvreté insigne, du coup d’éventail aux considérations sur les oppositions de races et de mentalités, et l’histoire de la guerre est rythmée par la formule : « il était trop tard » ; le projet Blum-Viollette, le statut de 1947, la loi-cadre, appartiennent à la litanie des occasions perdues, et autres rengaines : l’armée ne serait jamais que la victime de cette absence d’esprit de suite dans la politique coloniale.
C’est qu’il y a incompréhension totale de la colonisation, tant de la situation coloniale qui attache les Pieds-Noirs à la défense aberrante de leur prépondérance, mais qui leur vaut, cependant, sauf à l’heure finale, une inconsciente liberté d’action, que de la violence faite à la société colonisée. Cette ignorance de l’oppression coloniale fait aller la bienveillance au déserteur Delguedre qui plastronne en toute impunité au bar de son ancien régiment, quand l’opposition française à la guerre d’Algérie, les Algériens en France et l’immense majorité de la population algérienne connaissent une toute autre répression faite de clandestinité, de traque policière, de matraquages ou de quadrillages, sans compter la torture évoquée comme un élément de débat, les camps et les victimes tout court.
Aussi n’est-il jamais parlé de mouvement national algérien ; les déclarations du FLN appartiendraient au genre faux de la tirade. Cette méconnaissance éclate notamment à propos du Congrès et de la plateforme de la Soummam dont la signification n’est pas perçue : le nom du principal rédacteur : Amar Ouzegane est même inconnu. Son idéal patriotique donnait au moins à De Gaulle l’intuition de l’inéluctabilité de l’indépendance algérienne, et le sentiment d’être en face d’une autre réalité nationale ; Alistair Horne n’en a pas le moindre sentiment. C’est probablement cette banalité et cette constance dans la tradition coloniale qui ont fait l’audience du livre. Il appartient à la littérature bien-pensante, voire au genre du feuilleton en forme de chronique de guerre.
Un livre qui brûle les doigts
Le livre de Mohammed Harbi, par contre, brûle les doigts, non qu’il ait quelque virulence qui tienne au règlement de comptes, alors que l’auteur connaît la plupart des protagonistes, ni que l’auteur cultive la provocation ou le dépit pour avoir dû quitter l’Algérie de Boumedienne. Tout au contraire, cette incandescence et sa nervosité d’écriture viennent de cette passion froide qui fait remettre les choses en place et retrouver les proportions, à l’encontre des célébrations globales qui identifient en l’occurrence le FLN et le peuple algérien. Il ne refuse pas de parler des sujets interdits par l’historiographie algérienne : les conflits de bases régionales, l’hostilité au berbérisme, le rôle fondateur de Messali Hadj, la place de la religion musulmane, et aussi les tortures et les exécutions à l’intérieur de l’armée de libération algérienne. A travers l’analyse du FLN, voici la première version algérienne de la guerre d’Algérie.
Mais cette approche de la face cachée, et cette prise en compte de tous les aspects, fussent-ils noirs, de la lutte de libération et de la formation politique de l’Algérie, ne sont pas l’essentiel ; l’ouvrage vaut plus encore par ses interrogations sur les originalités du mouvement national algérien qui fait éclater son radicalisme anticolonial en insurrection, affirme un progressisme socialisant, mais pratique un moralisme familial ombrageux ; « les ancêtres redoublent de férocité » en ces terribles méfaits de repliement sur la tribu, en ces retours des pouvoirs de commandement, en cet exclusivisme religieux. Aussi en cette découverte des contradictions de la société politique et civile algérienne, est-on moins assuré que Mohammed Harbi, du moins en introduction et en conclusion qui parlent de la bureaucratie comme d’une chose en soi, de la cohérence et de l’unité de volonté du régime algérien, puisque toute l’étude met en valeur son hétérogénéité d’origine sociale et de constitution.
Trois gestes d’audace confèrent sa force à cette analyse politique et historique : la critique de la thèse de classes qui assimile le FLN et le régime algérien au triomphe de la petite bourgeoisie, la démonstration de l’inexistence politique du « parti FLN », qui permet sous le sigle révolutionnaire d’un front et derrière le symbole d’un parti unique, l’établissement d’une structure non de parti-Etat, ou même d’Etat-parti, mais d’armée-Etat, et pour la première fois enfin, maintenant que l’indépendance est acquise, une interrogation sur l’Algérie comme nation.
Une paysannerie mythique
Le rejet de l’équivalence entre classes et manifestations politiques ne nie pas la distinction souvent faite entre les mouvements nationaux maghrébins qui l’emportent en Tunisie et au Maroc sur des bases élitaires et en servant les intérêts d’une bourgeoisie que l’on dit nationale parce qu’elle est au sens propre du terme : indigène. Déjà l’abandon de la simplification du reflet de classe écarte la complaisance en une paysannerie mythique, qui sert aux rapprochements avec le Viet-Nam et la Chine, quand pour l’Algérie, ce que suggère l’auteur, les comparaisons devraient se porter vers l’Amérique Latine, par suite de la destruction du monde rural et des secousses inégales d’entreprises de modernisation économique au temps même de la guerre. La négociation finale ne buttait-elle pas sur le pétrole et le Sahara ? Mohammed Harbi refuse la solution de facilité qui se prétend dialectique, laquelle consiste à tout expliquer soit par les mauvais penchants, soit par les chances progressistes de cette classe petite bourgeoise au caractère hybride, et qui pour les besoins de la cause, devient éminemment extensible. L’argumentation répond, entre autres, à Mostefa Lacheraf qui avait placé en tête de son recueil : l’Algérie nation et société, une dénonciation de la petite bourgeoisie.
Si l’explication par la petite bourgeoisie ne suffit pas, c’est que l’Algérie connaît une pesée de masses qui bouleverse les cadres de classe comme le prouve la guerre de libération et plus particulièrement l’implantation des maquis en zone rurale et montagnarde et l’irruption des manifestations urbaines de décembre 1960, comme déjà antérieurement, l’audience du messalisme et les itinéraires migratoires des militants qui deviennent professionnels politiques, puis combattants parce qu’ils sont rendus disponibles par rupture de classe, qu’ils soient fils de grande tente ou enfants d’aristocratie maraboutique, membres de familles rurales notables, liées éventuellement à l’administration coloniale, qu’ils soient issus de la paupérisation qui fait proliférer les boutiques, et plus encore migrants qui tissent des liens de continuité entre la plèbe rurale et la plèbe urbaine. En ces références sociales, l’on saisit tout l’artifice de la qualification petite bourgeoise. Aussi Mohammed Harbi préfère-t-il l’appellation : plébéienne.
Fondement social : le déclassement
Comme le fondement social de l’Algérie politique n’est plus la petite bourgeoisie, mais le déclassement, il parle de populisme pour désigner l’entraînement idéologique principal qui sacralise le peuple en une exaltation globale, c’est-à-dire confusément sociale et nationale, rêvant d’égalitarisme au nom de valeurs religieuses, quand les pratiques d’autorité vont à l’encontre des modalités démocratiques autres que plébiscitaires, écartent les liens organiques et la représentation pour laisser place à la dépendance directe entre le chef et le peuple sublimé mais réduit à l’état de caution.
Après s’être déjà employé à préciser la composition des différentes branches du parti messaliste, l’attention se porte sur les origines et les itinéraires des cadres qui arrivent au commandement des willayas, appartiennent à la direction de la Fédération de France, aux cabinets renouvelés du G.P.R.A., à l’Etat Major. Cadres, terme de fonction s’il en est, voici le mot prononcé ; car l’étude est celle de l’encadrement du mouvement politique, et de l’encadrement militaire, et ces cadres, par la guerre, deviennent les cadres de l’Etat algérien en faisant place par subordination et alliance à ces autres cadres de compétence juridique, administrative, technique plus qu’économique, qui sont les héritiers de bonnes familles, passés fréquemment par des professions libérales et le plus souvent formés par l’école française. Comme en beaucoup d’autres pays du Tiers-Monde, la force constituante de l’Etat national est une intelligentsia qui devient intelligentsia de fonctionnaires, mais en Algérie plus qu’ailleurs elle résulte de combinaisons et tribulations, conglomérat d’hommes plus ou moins instruits car il n’y a que des hommes, autodidactes ou lettrés en arabe à l’école musulmane et non sans complexe, et évolués d’école française, intelligentsia plébéienne et intelligentsia d’héritage. Les disparités et rivalités ne cessent de jouer comme en outre la méfiance de la génération de la guerre à l’adresse des politiciens citadins ; seul le partage de l’Etat et du pouvoir engendre des solidarités provisoires par élimination et recomposition qui perpétuent au nom de la Révolution, le point d’unité formelle qu’est le F.L.N.
Le F.L.N. n’a jamais eu d’existence réelle, ou plus exactement n’a jamais existé comme front de libération, ni non plus comme parti politique, à la différence même de ce qu’était le parti messaliste qui fut son milieu d’origine et qui tenait du parti-confrérie et du mouvement de masses d’action discontinue. Mohammed Harbi reprend l’étude esquissée dans Aux origines du F.L.N. : la scission du P.P.A. – M.T.L.D. (Christian Bougois, Paris 1975), en montrant que les débuts ne sont pas si simples que veut le faire croire le mythe initiateur du 1er novembre ; la coupure avec Messali n’était pas pour tous tranchée au départ, ainsi pour les maquisards de Kabylie ; et en Oranais, l’audience du leader était restée forte, et les échanges continuèrent entre les différentes composantes suscitées par la crise du M.T.L.D. ; ils permettront les rentrées de 1955 avant même la proclamation du ralliement des partisans de Ferhat Abbas et des Oulémas en 1956. Après le passage à l’action directe et l’action de démultiplication de l’insurrection en août 1955 (offensive du Constantinois), le F.L.N., qui ne prend pas corps politiquement, se définit essentiellement comme un antimessalisme, et c’est ce rejet tranché par la violence ou cet exorcisme qui lui valent son unité.
Porté par l’exclusivisme
Déjà, au cœur du messalisme, il y avait un exclusivisme politique et idéologique, une volonté de monopole de représentation du peuple algérien (P.P.A.) par passion intransigeante de l’indépendance, et par centralisme et pratique organique acquis auprès du Parti communiste et en concurrence avec lui. Le F.L.N. est porté lui aussi par cet exclusivisme, par nécessité de guerre pour être reconnu comme seul interlocuteur et pour imposer, sans jamais y parvenir, l’unicité de direction, mais de plus en plus par ambition. Cet appétit de pouvoir se traduit en rivalités de clans ayant leurs chefs et ses réserves d’hommes et d’armes, et aussi ses exécuteurs. Les rapports politiques de puissance et de violence s’exercent au sein même du F.L.N., renforcent encore la mystique du secret qui le ferme en un microcosme qui dissimule ses « affaires » intérieures, combinaisons et règlements de compte. Ce n’est plus un parti, mais le sérail, sans que probablement, à l’encontre de ce que pense Mohammed Harbi, les Turcs y soient pour grand chose.
Ce qui rythme l’histoire du messalisme et celle du F.L.N., c’est alors l’impossibilité de former un front aussi bien politique que de libération. En privilégiant l’unique trajectoire messaliste (Etoile nord-africaine – P.P.A. – M.T.L.D.) non qu’elle ne soit principale mais elle n’est pas seule – si les communistes sont voués à la clandestinité, les Oulémas auront leur revanche – Mohammed Harbi néglige peut-être les échecs successifs de fronts politiques en Algérie (Congrès musulmans en 1936, Amis du Manifeste en 1945), et plus encore dévalorise la proposition centraliste de Congrès national algérien en 1953 que fait échouer la crise même du M.T.L.D. et que rend vaine l’insurrection. Quoi qu’il en soit, tous les projets frontistes se sont brisés. En 1956, l’entreprise d’Abane Ramdane, présentée ici avec sérénité, et qui s’explicite dans la plateforme de la Soummam, tendait, en préconisant le rassemblement d’organisations de masses, à structurer un front national autour d’une ligne politique qu’incarnerait le F.L.N. délié de la confusion-collusion avec l’Armée de libération, subordonnée tout comme la représentation extérieure à la direction politique intérieure. La menace était si directe à l’égard des chefferies et des clans, ces féodalités d’hommes d’armes en rapports vasseliques, qu’elle suscita la coalition et les complicités qui abattirent la tentative et l’homme. Après 1956, et par-dela l’intégration partielle des responsables des anciens partis è usage diplomatique généralement, le F.L.N. ne cessa plus d’être porté et secoué par ces compromis et ces affrontements entre factions armées, jusqu’à ce qu’émerge le pouvoir le plus fort qui deviendra arbitre : celui de l’Etat-Major par lequel Boumedienne assure sa promotion.
Si la thèse de la filiation messaliste est discutable en partie, parce qu’elle écarte les autres courants, elle l’est surtout par ce qu’elle masque la rupture de continuité ; il vaudrait mieux parler de filiation antimessaliste, puisque la détermination se fait par le reniement ; mais l’analyse minutieuse de Mohammed Harbi montre bien comment les anciens des partis politiques, y compris en nombre les anciens messalistes, deviennent des anciens combattants politiques dès lors que la guerre pousse au premier rang une nouvelle génération par la raison militaire même. Il y aura, certes, des survivants en poste dans l’Etat indépendant, mais c’est par les appareils militaires, et autour d’eux que se constituent les appareils d’autorité qui s’imposeront dans l’Etat algérien. La priorité que défendra toujours Boumedienne ne sera-t-elle pas celle de « la construction de l’Etat » ?
L’armée au combat et à l’extérieur est le fait de cette jeunesse plébéienne, dont quelques chefs émergent ; mais en sa hiérarchie et sa direction, elle incorpore les transfuges de l’armée française, officiers et sous-officiers plus nombreux encore et plus nombreux qu’on ne le laisse généralement voir, elle accepte les services des anciens étudiants qui sont fils de famille, et particulièrement aux frontières, des familles algériennes installées en Tunisie, et plus encore au Maroc (clan d’Oujda). Ces alliances préparent les solidarités et les conflits de pouvoir de l’Etat indépendant. Le F.L.N. n’est ainsi « parti » qu’à titre d’instrument d’accès à l’Etat, mais il sert bien plutôt de couverture et de symbole ; il cache l’armature qui se met en place, celle de l’armée réorganisée en Tunisie, mise en réserve et secrétant ses propres appareils, à commencer par ses services de renseignement et devenant susceptible après la transition Ben Belliste, de prendre en charge et l’administration du pays et l’aspiration générale à la fonction publique.
Si ce transfert par investissement de l’Etat indépendant est largement éclairé, tout particulièrement par le cheminement des hommes, l’étude porte aussi sur les destinées idéologiques. Mohammed Harbi insiste sur la place de l’Islam et du rejet de l’étranger dans la résistance, on pourrait dire le refus algérien, contrebalancé par les attirances de culture française et de conduite européenne. L’oppression coloniale a accusé à l’extrême la conjonction entre patriotisme et attachement à la religion ; aussi l’islamisme arabe avait toute chance de l’emporter comme nationalisme. La plus grande défaite est alors celle du messalisme en ses efforts pour promouvoir, voire clarifier, sur la question berbère, la mise en valeur de ce qui était culture nationale algérienne. Ces échecs ou ces faiblesses ne laissaient plus aux fractions candidates au pouvoir que le recours à l’idéologie arabo-musulmane véhiculée par l’Association des Oulémas ; l’intelligentsia plébéienne restait au reste pétrie de piétisme familial et saisie d’égalitarisme populiste qui s’exprima un temps dans le fanonisme.
La connivence idéologique couvre aussi une alliance sociale qui lie cette jeunesse aux origines plébéiennes, issue de la guerre et par la guerre, à cette autre intelligentsia des familles de bourgeoisie musulmane qui avait même pour partie fait son chemin dans l’administration ou l’armée coloniale, quelquefois placé ses enfants à l’école française. Ce sont les conflits culturels du présent, la défensive d’un nationalisme arabo-musulman et les réactions intégristes qui répondent à cette redécouverte des contradictions nouées au départ et au cours de la guerre, et pour la première fois dénouées par un auteur algérien.
Un travail de reconstitution suivie et de précision de l’information donne même à Mohammed Harbi l’audace de désacraliser l’idéologie nationaliste et de poser en termes historiques les problèmes de l’identité nationale algérienne qui s’est certes imposée avec effraction par une guerre terrible et héroïque en ses luttes intérieures, mais n’en cesse pas moins d’être conflictuelle. L’histoire de la guerre d’Algérie change de registre, ou plutôt devient histoire en ne cherchant pas à rivaliser avec la littérature journalistique européenne et en rompant avec l’hagiographie algérienne.

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