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Mikhalis Raptis : Les intellectuels et le stalinisme

Article de Mikhalis Raptis dit Michel Pablo, paru dans Quatrième Internationale, juillet-août 1949 ; suivi de « Epuration de l’intelligentzia soviétique » par Ernest Mandel alias E. Germain, paru dans Quatrième Internationale, octobre-novembre 1949

I

Le passage d’une partie toujours plus importante d’intellectuels aux côtés du prolétariat révolutionnaire et du socialisme est un phénomène caractéristique de la décomposition avancée du régime capitaliste et de la dégradation des « valeurs » idéologiques et morales qui animaient autrefois l’intelligentzia à son service.

De ce point de vue, la polarisation d’un grand courant d’intellectuels, d’auteurs, d’artistes et de savants par le stalinisme dans les pays européens, coloniaux et semi-coloniaux, n’exprime au fond que l’attraction exercée par le courant révolutionnaire des masses et par l’URSS, « pays du socialisme », que le stalinisme semble représenter et diriger, sur les éléments progressifs de l’intelligentzia qui se détachent de la société capitaliste.

Ceci dit, il est intéressant de remarquer que le gros des intellectuels staliniens ou stalinisants actuels a été conquis au cours de la dernière guerre et depuis. Il est d’autre part nécessaire d’analyser la façon dont le stalinisme se comporte envers ces éléments, les soumet, les endoctrine, les utilise et, le cas échéant, les rejette, usés et discrédités.

RECRUES DE L’OPPORTUNISME

Le succès rencontré par le stalinisme auprès des éléments intellectuels date en réalité du tournant qu’il fit à la fin de la « troisième période », vers la politique du Front Populaire. L’essence de cette politique, on le sait, est une large collaboration de classe, spécialement avec les milieux de la soi-disant bourgeoisie libérale du type des radicaux en France, de la gauche radicale de 1934-1938 en Espagne, des new-dealistes aux Etats-Unis, des représentants de la bourgeoisie nationale et petite-bourgeoise des pays coloniaux et semi-coloniaux.

C’est à partir de cette période que le stalinisme découvrit les vertus du vrai « patriotisme », du culte de la « terre natale », et s’efforça de montrer qu’il constituait « le meilleur défenseur du patriotisme national ». Les Thorez réclameront en France avant tout « une politique française » (IXe Congrès du PCF , décembre 1937), et en Espagne « une politique espagnole », de même en Angleterre, aux Etats-Unis, en Chine et partout. Afin de dissiper toute équivoque sur la nature de cette politique « nationale », ils seront partout pour « un Etat, une Police, une Armée », celles de la « Nation », ils voteront les crédits militaires, ils pousseront aux armements et ils se mettront à la pointe de la campagne chauvine qui devait amener à la guerre de 1939.

Naturellement, cette politique social-patriote de collaboration de classe et d’exaltation de la « patrie » trouva son apogée au cours de la guerre même, dans les mouvements de « Résistance » en Europe, dans le soutien actif donné au gouvernement de sa Majesté en Angleterre et dans les colonies, à Roosevelt aux Etats Unis et aux gouvernements de tous les pays rangés du même côté que l’URSS « contre le fascisme ». Elle se poursuivit avec la fin de la guerre dans la politique de participation des partis communistes aux gouvernements capitaliste. et, ensuite, quand la tension entre l’URSS et les Etats-Unis provoqua la rupture du « Front National », elle en reprit des variations sur le thème de « l’indépendance nationale ».

Le succès de cette politique auprès des masses petites-bourgeoises et particulièrement auprès de son avant-garde intellectuelle fut incontestable. Grâce au tournant Front populaire, la politique stalinienne effectua un revirement particulièrement adapté à la mentalité et à la psychologie des milieux intellectuels, à leurs faiblesses, leurs préjugés, leur conformisme et leurs mystifications multiples. Leur radicalisme petit-bourgeois trouva dans la nouvelle idéologie stalinienne un refuge confortable. On était à la fois « patriote » et teinté d’un vague « internationalisme » verbal qui convient à des gens progressistes, conformistes et « révolutionnaires », les uns croyants, d’autres athées, chantant et applaudissant successivement dans les manifestations populaires les airs de la Marseillaise et de l’Internationale, nageant constamment avec béatitude dans cette ambiance d’équivoque et de compromis sur tous les plans, qui fit le succès de la politique stalinienne auprès des éléments intellectuels.

L’emprise du stalinisme sur ces éléments ne résidait pas dans quelque chose de principiel, de conséquent, de net et d’intransigeant que possède tout mouvement véritablement révolutionnaire à l’égard de la société bourgeoise et de ses « valeurs », mais au contraire dans son adaptation opportuniste poussée à l’extrême, érigée en principe suprême, systématisée en une véritable technique scientifique de propagande, dans les côtés faibles des éléments intellectuels, avec leur provenance, leur éducation et leur vie petite-bourgeoise.

Bien entendu, la qualité des éléments conquis par une telle politique s’en ressent. Ne mériterait vraiment le qualificatif d’intellectuel que celui qui conserve en toute circonstance sa capacité critique et qui ne transige sous aucun prétexte avec la vérité. De ce point de vue, les intellectuels qui grossirent les rangs du stalinisme apparaissent singulièrement diminués dans leur faculté critique et leur probité morale, par rapport aux exemples d’intellectuels révolutionnaires venus au mouvement ouvrier depuis l’époque de Marx jusqu’à celle de Lénine.

LA MISE AU PAS

L’intellectuel se passionne en général pour la « liberté », et sa liberté en particulier. C’est l’expression la plus marquante de sa nature individualiste, capricieuse et anarchisante, pur produit de son origine petite bourgeoise, de sa formation et de sa vie dans l’ambiance de la société bourgeoise. Mais que devient cette « liberté » une fois que l’intellectuel a franchi le seuil qui le séparait du « peuple » représenté par le stalinisme ?

Les intellectuels qui ont le bonheur de vivre en URSS même et dans les « Démocraties populaires » n’ont naturellement aucun doute sur ce que signifie servir un régime totalitaire. Et si, par hasard, enfermés dans leurs cabinets de travail et leurs laboratoires, ils oublient parfois ou se soucient peu de ce qui se passe réellement autour d’eux, les cas Lyssenko ou un réveil des vertus « d’autocritique » du Parti, qui se déclenche de temps en temps brusquement à la manière d’une tempête, les ramènent brusquement à la triste réalité dans laquelle ils se voient traités du jour au lendemain avec toutes les épithètes gracieuses qui abondent dans le langage choisi des cerbères de la « pureté idéologique » du Parti : « rat visqueux », « avorton sans passeport », « renégat », etc., et bannis de leurs positions, relégués au rang de « traîtres » qui ne méritent plus aucune considération. Nous parlerons prochainement de la « liberté des intellectuels » aux « pays du socialisme ».

En réalité, le mirage de la liberté n’existe que pour les intellectuels des pays capitalistes qui rejoignent le stalinisme. Ils croient encore pouvoir jouir d’une « liberté » plus grande, plus ample, plus profonde en communiant avec le « peuple » à travers leur adhésion au camp du stalinisme. Quand ils sont encore de simples « sympathisants » qu’on utilise pour noyauter toutes sortes d’organisations et pour se dissimuler derrière eux dans toutes sortes de manifestations et de Congrès qui véhiculent la politique stalinienne à l’adresse des classes moyennes (Congres de la Paix, etc.), leur « liberté » n’est voilée qu’à travers un mécanisme de transmission compliqué des mots d’ordre du Parti, qui leur laisse l’illusion de penser et d’agir par eux-mêmes et selon leur propre volonté. On les enveloppe encore à ce stade de mille précautions, on évite de heurter leurs opinions, leurs sentiments, leurs attitudes ; on flatte au contraire leur vanité et leur suffisance, en les portant à l’admiration, à la considération et aux applaudissements de la clientèle des masses du Parti. Ils rejoignent ainsi le « peuple », ils deviennent ses vedettes, ils abandonnent leur isolement individualiste avec tous ses déchirements idéologiques et émotionnels pour « retrouver la vie » et ses sources d’inspiration et de création.

Ces intellectuels commencent en réalité à déchanter dès qu’ils deviennent membres du Parti et dès que le Parti est saisi de la fièvre sacrée de « l’autocritique ».

« L’autocritique » n’est en réalité jamais une réaction spontanée, elle n’est jamais d’origine « nationale ». Elle est déclenchée du Kremlin et suit, comme tout autre changement dans la politique des Partis Communistes, les changements qui sont opérés dans la politique de la bureaucratie soviétique. Ceci est particulièrement manifeste quand on analyse les causes de la vague « d’autocritique » qui déferle actuellement chez les intellectuels staliniens pour la première fois après plusieurs années de relâchement idéologique, au cours desquelles se sont accumulées des montagnes « d’erreurs » qu’il s’agit maintenant de découvrir, de dénoncer et de corriger.

« L’AUTOCRITIQUE » EN URSS

Le serrage de vis des intellectuels a commencé en URSS au lendemain de la liquidation de la guerre. Celle-ci avait provoqué un dangereux relâchement de la discipline bureaucratique dans tous les domaines : économique, politique, idéologique. Ce relâchement fut aggravé par le contact de millions de soldats russes avec l’occident capitaliste et en général par la rupture de l’étanchéité bureaucratique dans laquelle l’URSS avait été enfermée pendant des années.

La guerre révolutionne à sa manière n’importe quel régime, brise l’apathie et le conservatisme des masses, introduit par toutes les brèches qu’elle ouvre des courants d’air nouveau. Un régime totalitaire est particulièrement sensible à ces bouleversements. L’URSS stalinienne en a beaucoup souffert ; la bureaucratie soviétique a senti des courants d’air froid assaillir de tous côtés son épine dorsale. Il fallait boucher les trous, colmater toutes les brèches, ramener tout dans « l’ordre », l’ordre bureaucratique.

Jdanov a donné le signal de l’assaut contre les foyers de fermentation idéologique qui ont pu se constituer à la faveur de la guerre et du contact avec l’occident. C’est lui qui a inauguré la lutte contre les intellectuels « cosmopolites » et qui sert d’autorité et de référence en matière idéologique aux Laurent Casanova chargés dans les différents Partis Communistes de ramener leurs intellectuels dans la « ligne ».

« Cosmopolite » – nous enseigne le Troud, organe central des syndicats soviétique – (des mots grecs cosmos, univers, et politicis, citoyen) signifie exactement « citoyen de l’univers », c’est-à-dire un homme qui rejette l’amour envers son peuple, envers son pays » (souligné par nous).

Quelle conclusion arbitraire ! Un « citoyen du monde » peut très bien être quelqu’un qui ne nie pas l’élément national, qui ne lui est pas indifférent, mais qui le subordonne simplement à l’élément international. Comme par exemple ce pauvre professeur soviétique Kedrov dont les ouvrages philosophiques, nous apprend la Literatournaïa Gazeta, furent condamnés par un tribunal idéologique parce que « Kedrov a traité l’indépendance de la pensée nationale de principe bourgeois ». En réalité le crime de Kedrov fut, d’après le même journal, d’avoir écrit :

« Ignorer le caractère international de la lutte de classe et son reflet dans la philosophie, c’est sacrifier le principe marxiste de l’analyse de classe pour conserver partiellement le principe bourgeois de l’indépendance nationale dans le développement de la pensée philosophique« . (Souligné par nous).

Mais la Literatournaïa Gazeta trouve qu’une telle considération « oppose l’élément de classe à l’élément national » et que les idées de Kedrov « sont empreintes, à l’égard de la nation, d’un nihilisme manifeste« .

Le sens de la purge idéologique monstrueuse qui a commencé en URSS plus particulièrement au début de cette année et qui se poursuit encore dans tous les milieux intellectuels (et à laquelle nous consacrerons un deuxième article dans le cadre de cette étude), est en réalité de briser toutes les tendances idéologiques-centrifuges développées au cours des dernières années en URSS et de rétablir dans ce domaine aussi l’ordre bureaucratique. Il est particulièrement intéressant de noter que la campagne est centrée sur deux points : la lutte contre les influences de l’étranger, et la lutte pour imposer à l’intérieur de l’URSS même la suprématie du peuple grand-russe.

Ainsi l’exaltation de « l’indépendance nationale » envers l’étranger, qui a abouti à une exagération ridicule des records du peuple soviétique dans tous les domaines idéologiques (il n’y a pas de découverte scientifique importante moderne qui ne soit attribuée à un pionnier russe) va de pair avec celle du peuple grand-russe sur les autres nationalités qui composent l’URSS. Interprétation « dialectique » à la Staline du principe de « l’indépendance nationale » !

« L’AUTOCRITIQUE » A L’ETRANGER

L’impulsion donnée à « l’autocritique » en URSS a immédiatement trouvé des imitateurs fervents dans tous les Partis Communistes ; d’autant plus que l’affaire Tito montra les graves dangers des « déviations nationalistes », de « l’arrogance », et de la « suffisance » de certains lieux du stalinisme à l’étranger qui se refusaient à faire leur devoir « d’autocritique » et qui osaient critiquer l’URSS. En effet, le sens général du serrage de vis à l’étranger réside dans la tentative de briser toute tentative de critique directe ou indirecte à l’égard de l’URSS et de la bureaucratie soviétique.

Il s’agit de réaffirmer partout le principe stalinien de la primauté de l’URSS, de sa politique, de sa science, de son art, de sa philosophie et du rôle dirigeant du Parti Communiste russe et du « camarade Staline » dans l’ensemble de l’univers stalinien. Ceux qui auraient tendance à s’écarter de ce principe, à l’oublier ou à le menacer fût-ce indirectement, doivent être rappelés à l’ordre et, le cas échéant, châtiés, purgés, expulsés.

On devait bien lutter dans tous les pays pour « l’indépendance nationale » en vue de faire échec à la pénétration yankee, mais il ne fallait pas non plus oublier « l’internationalisme », celui-ci étant interprété comme la reconnaissance de la primauté de l’URSS et de son Parti.

Voyons plus spécialement l’allure prise en France par « l’autocritique » des intellectuels staliniens.

Pour faciliter cette tâche et pour qu’une « bataille idéologique incessante » en vue de diffuser la « pensée marxiste-léniniste-stalinienne » puisse être menée dans les milieux intellectuels, une nouvelle revue stalinienne parmi tant d’autres, la Nouvelle Critique, « revue du marxisme militant », a fait son apparition depuis décembre 1948. C’est cet organe qui se fixa pour tâche de bien faire comprendre à tous les intellectuels, membres ou sympathisants du PCF, que pour le marxisme la vérité est toujours « pratique » et « concrète »; que le socialisme « vivant » par conséquent est le régime qui s’édifie en URSS, et non sur la planète Mars ; que le « marxisme-léninisme est l’affaire des Partis Communistes et avant tout du premier des Partis Communistes, le Parti Communiste bolchevik d’URSS » ; que « le véritable marxiste, enfin, ne se juge marxiste qu’à partir du moment où il lui semble pouvoir mériter l’épithète enthousiasmante de « stalinien ! » (La Nouvelle Critique No 1, décembre 1948, p. 11).

Figurez-vous qu’il y avait, en effet, des intellectuels proches du Parti qui ont soigneusement évité dans les nombreux ouvrages – et bon ouvrages – qu’ils ont écrits depuis des années, d’appuyer « l’URSS pays du socialisme vivant » et sur le stalinisme « développement théorique » du Marxisme-Léninisme. Il était temps de les rappeler à leur devoir « d’autocritique ».

Nous citerons à ce propos l’exemple d’Henri Lefebvre. Cet écrivain n’a jamais caché son appartenance au Parti Communiste Français. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le marxisme qui, à notre avis, sont parmi les meilleurs dans la littérature marxiste française. H. Lefebvre est peut-être le meilleur connaisseur de Hegel et de l’aspect philosophique de la doctrine marxiste en France. Ce qu’il a écrit, y compris son ouvrage récent « La Critique de la Vie Quotidienne », contient des pages qui peuvent être lues avec profit par qui veut approfondir ce côté du marxisme. Nous étions par ailleurs frappés en lisant ses ouvrages du soin qu’il prônait à ne pas mêler dans ses analyses l’exemple de l’URSS et « l’apport théorique » de Staline au développement du marxisme. Cette prudence était tout à l’avantage du sérieux de ses ouvrages, mais aussi son talon d’Achille dans ses rapports avec le PCF. Un jour, Lefebvre a dû comprendre qu’il n’est pas permis de parler du marxisme en général et qu’il se devait de considérer « la doctrine stalinienne comme (une) application à des circonstances particulières de la méthode et de la théorie marxiste » ; comme une « application technique subordonnée à la théorie essentielle » ; comme « un apport plutôt qu’un développement » (+). Malgré le choix prudent de cette justification, il n’en reste pas moins que Lefebvre a attendu … environ 15 ans depuis qu’il a écrit son premier ouvrage pour découvrir le « développement de la théorie marxiste » par le stalinisme. « Jusqu’à une date assez récente« , avoue-t-il humblement, il n’avait pas compris cela. Exactement jusqu’au déclenchement de la campagne « d’autocritique » dans le PCF et jusqu’aux directives de Casanova. Quelle pitoyable déchéance !

Peut-on vraiment considérer comme spontanée, sincère, et produite par une compréhension libre cette « autocritique » qui découvre le « socialisme » dans l’URSS, et le stalinisme « développement théorique du marxisme » juste au moment où Casanova recevant l’ordre d’accorder son violon dans le grand orchestre dirigé de Moscou appelle les intellectuels qui ne désirent pas être excommuniés « à rallier les positions du Parti, toutes ses positions » ?

Mais ces positions du Parti, en science, en art, en philosophie, Casanova n’admet pas qu’il soit nécessaire de les démontrer, de les fonder à la suite d’une discussion libre et sans que des sanctions soient prises contre ceux qui n’arriveraient pas encore à être convaincus.

« Il y a toujours quelque chose de ridicule, décrète Casanova, dans cette façon qu’ont certains camarades de sommer le Parti d’avoir à produire ses raisons » (++) (Souligné par nous).

On comprend aussi dans ces conditions qu’une équipe de psychanalystes, dans le No 7 de la Nouvelle Critique, soit amenée elle aussi à faire son mea culpa et, en partant de la commercialisation et des conclusions idéologiques réactionnaires tirées de la psychanalyse aux Etats-Unis en particulier, à enterrer la psychanalyse comme une « idéologie réactionnaire ». La psychanalyse était déjà taxée de cette épithète en URSS, d’où elle est bannie tout comme elle l’avait été aussi en Allemagne pendant le règne de Hitler.

Même procédé en ce qui concerne l’enterrement de la génétique classique par Lyssenko et les discussions, paraît-il très animées, provoquées par cette affaire parmi les intellectuels staliniens français, Marcel Prenant en tête.

Dans la suite de cette étude nous analyserons la valeur des arguments avances dans leur « autocritique » par Lefebvre, les psychanalystes, et aussi la façon dont fut présenté et défendu le cas Lyssenko. Nous aurons ainsi l’occasion d’examiner une série de questions de principe et de méthode : la position du marxisme envers la science et l’art ; l’internationalisme et le nationalisme ; la structure sociale et politique de l’URSS vue sous l’angle du socialisme.

Juillet 1949


(+) « La Nouvelle Critique », No 4, mars 1949, p. 41-57.

(++) L. Casanova, « Responsabilités de l’Intellectuel Communiste », p. 29.


Les intellectuels et le stalinisme (II)

Epuration de l’intelligentzia soviétique

par E. GERMAIN

LE 14 août 1946, le Comité Central du Parti Communiste de l’U.R.S.S. vota une résolution condamnant formellement l’activité des revues littéraires de Léningrad Zvezda et Léningrad. Ainsi débuta l’épuration d’après-guerre chez les intellectuels, épuration qui couvrit en trois années toutes les sciences naturelles et humaines, ainsi que tous les domaines de l’art et de l’idéologie.

Les origines lointaines de cette épuration tiennent au régime bureaucratique de l’U.R.S.S. et à la place que l’intellectuel y occupe. Ses origines immédiates se réduisent essentiellement à trois facteurs : l’abaissement du niveau idéologique du P. C. russe pendant la guerre ; le relâchement du contrôle idéologique de la bureaucratie pendant les hostilités ; le contact décuplé d’importantes couches d’intellectuels avec la « civilisation occidentale ».

A la 18e Conférence du P. C. russe, en février 1941, le nombre des membres du Parti était de 2.515.481, celui des stagiaires de 1.361.404. Le 1er mai 1946, les effectifs du P. C. russe s’étaient élevés à 4.599.000 membres et à 1.427.000 stagiaires. Or, en raison des pertes énormes souffertes pendant les hostilités et des conditions d’admission alors fortement relâchées, il ne reste à l’heure actuelle que 2 millions de membres du parti qui y aient adhéré avant la guerre. Les deux tiers des membres et des stagiaires d’aujourd’hui ont été recrutés depuis l’éclatement des hostilités, c’est-à-dire dans des conditions où le travail d’éducation se trouvait presque complètement arrêté. Il s’ensuivit non seulement une diminution de leur résistance en face des « idées étrangères » (c’est-à-dire contraire aux intérêts de la caste dirigeante) mais même l’incapacité des milieux dirigeants à distinguer ce qui correspond et ce qui ne correspond pas au « marxisme-léninisme-stalinisme » tel que le conçoit la bureaucratie soviétique. Pour un régime aussi rigide que la dictature stalinienne, une telle situation était une véritable menace mortelle qu’il fallait éliminer au plus tôt.

Pendant la guerre, le Kremlin a fait tout son possible pour enlever à la lutte son caractère idéologique de classe. Les soldats russes ne furent pas envoyés au front pour combattre le capitalisme au nom de la Révolution socialiste d’Octobre ; leurs chefs leur répétèrent inlassablement qu’ils défendaient leur patrie contre l’agresseur étranger. La « grande guerre patriotique », tel était le thème central, non seulement de la propagande gouvernementale, mais aussi de celle du Parti communiste de l’U.R.S.S. Tous les domaines de l’idéologie étaient dominés par les préoccupations « patriotiques ». Ecrivains, artistes, journalistes, savants, expurgèrent leurs écrits de tout rappel au « marxisme-léninisme » et les présentèrent comme des contributions à la cause de la patrie. Ce patriotisme se combinait à la ligne de la « guerre antifasciste mondiale », et de « l’unité des grands alliés », introduisant ainsi pour la première fois dans l’histoire du stalinisme en U.R.S.S. même le vocabulaire du type Front populaire.

Dès la fin des hostilités, la contradiction entre la bureaucratie soviétique et l’impérialisme américain obligea celle-là à donner un vigoureux coup de frein dans le domaine idéologique afin de neutraliser, dans la mesure du possible, les effets de la confusion qu’elle avait elle-même répandue.

Or, ce coup de frein s’est imposé dans des conditions particulièrement difficiles. Des milliers d’officiers, de fonctionnaires, d’intellectuels étaient entrés brusquement en contact avec la civilisation capitaliste occidentale, qui s’avéra tant du point de vue matériel que du point de vue scientifique éminemment supérieure à celle de l’U.R.S.S. Pour un marxiste, une telle constatation n’a rien d’horrifiant. Partant avec un retard énorme sur les pays capitalistes avancés, l’U.R.S.S., qui a déjà réalisé des progrès considérables, ne pourra cependant dépasser le niveau le plus élevé de la civilisation capitaliste qu’en fusionnant avec la révolution victorieuse dans les pays plus avances : le socialisme ne peut vaincre qu’à l’échelle mondiale. Se basant sur la théorie du socialisme dans un seul pays et sur l’affirmation absurde que le socialisme est déjà réalisé en U.R.S.S., le stalinisme ne pouvait admettre la supériorité encore immense de la technique capitaliste. Au moment même où les bombes atomiques, lâchées sur Hiroshima et Nagasaki, donnaient à cette supériorité la forme d’un terrible avertissement, la bureaucratie, suivant la logique de ses théories sinon celle du processus historique, décupla ses efforts pour « convaincre » les masses soviétiques de la supériorité de la « civilisation soviétique » dans tous les domaines.

CONTRE LE COSMOPOLITISME

C’est sous le drapeau de la « lutte contre le cosmopolitisme » que l’épuration de l’intelligentsia soviétique a été déclenchée. Nous y retrouvons des traits particuliers qui marquent l’idéologie de la bureaucratie stalinienne. Dans les premières années qui suivirent la Révolution d’Octobre, les bolcheviks et Lénine le premier se sont toujours gardés de lier un élément quelconque de patriotisme ou de messianisme russe à la défense des conquêtes révolutionnaires. Loin de déduire de la victoire de la révolution une « supériorité » ou une « prédestination » quelconque du peuple russe, Lénine décrivit sans merci les faiblesses et le retard terrible de la Russie par rapport aux pays capitalistes avancés et il répéta sans merci : « Nous devons nous mettre à l’école du capitalisme. » Dans un texte redevenu aujourd’hui d’une actualité brûlante, il écrivit en 1919 :

… l’on cherche à faire peur aux ouvriers de là-bas en leur disant que les Moscals, les Grands-Russes, qui ont toujours opprimé les Polonais, veulent apporter en Pologne leur chauvinisme grand-russe sous couleur de communisme. On ne saurait faire pénétrer le communisme par la violence. Un des meilleurs camarades communistes polonais, à qui j’avais dit : « Vous agirez autrement », m’a répondu : « Non, nous ferons la même chose, mais mieux que vous. » Je ne pouvais absolument rien objecter à pareil argument. Il faut laisser aux gens la possibilité de réaliser ce modeste désir : faire le pouvoir des Soviets mieux que chez nous. (Œuvres choisies, Volume II, page 532.)

Ceci ne fut dit ni pour les Etats-Unis, ni pour la Grande-Bretagne, ni pour l’Allemagne, mais pour un petit pays passablement arriéré comme la Pologne ! Tout l’internationalisme véritable de Lénine est contenu dans ces paroles. Toute la réaction que représente le stalinisme est aujourd’hui contenue dans la lourde plaisanterie kominformiste qui traite la Yougoslavie de « roquet aboyant contre un éléphant », pour le crime d’avoir prétendu faire la même chose que l’U.R.S.S …

La bureaucratie substitue à la théorie de la révolution socialiste mondiale celle de l’expansion territoriale russe. Par conséquent à la place de la perspective de la civilisation capitaliste mondiale assimilée et dépassée par le prolétariat après la victoire de la révolution internationale, elle substitue l’affirmation gratuite d’une supériorité déjà acquise de la civilisation soviétique. Et tout comme la théorie du socialisme dans un seul pays s’est logiquement prolongée par la théorie de la supériorité permanente du peuple russe, la théorie de la supériorité de la civilisation soviétique par rapport à la civilisation capitaliste s’est trouvée prolongée par la théorie de la supériorité de la civilisation russe passée et présente par rapport aux civilisations étrangères, capitalistes ou non. Voilà la racine idéologique de la campagne contre le cosmopolitisme.

Admirer la culture d’un pays étranger est aujourd’hui un crime de haute trahison en U.R.S.S. Nous l’apprenons dans un article de la Pravda consacre au trentième anniversaire du Guépéou :

Les fureteurs capitalistes essayent de trouver en U.R.S.S. des individus isolés (!) qui montrent encore des signes d’idéologie de bourgeois ou de propriétaires. Les services d’espionnage des pays capitalistes essaient toujours d’utiliser l’attitude de soumission et d’admiration d’étrangers et de culture bourgeoise qui malheureusement prédomine encore dans certaines couches arriérées (!) de l’intelligentsia.

« Le parti a été contraint de développer une lutte énergique contre diverses manifestations d’admiration servile à l’égard de la culture bourgeoise de l’Occident, attitude qui est assez répandue dans certains milieux de nos intellectuels et qui constitue une survivance du maudit passé de la Russie tsariste », c’est en ces termes que Malenkov a défini dans son rapport devant le Comité Central du P. C. russe de septembre 1947 la campagne contre le cosmopolitisme. La directive suivante a été donnée sur tous les plans : nier toute influence « progressive » de l’Occident sur la culture russe présente et passée ; montrer la Russie à la pointe du progrès, non seulement sous le régime soviétique mais également dans le passé. En peinture, il faut combattre « certains artistes … adeptes de l’art nouveau … (qui) font chorus avec les cosmopolites modernes de l’Europe occidentale et les Etats-Unis qui méprisent le grand héritage de l’art russe » (Sovietskoie Isskoustvo, 25 septembre 1948). En musique, « il faut attaquer vigoureusement les critiques musicaux … qui exagèrent les influences des Occidentaux sur les compositeurs russes comme Glinka et Tchaïkovsky ». (Professeur Igor Belsa, Culture musicale soviétique). En littérature, Kaltanof célèbre les résolutions du Comité Central qui « ont mis fin aux tentatives de faire pénétrer dans la littérature et l’art soviétiques certaines idées étrangères » (Pravda, 11 octobre 1946). Et jusqu’en philosophie, Alexandrov, pourtant chef de la section d’agitation-propagande du P. C. russe sous la direction duquel l’épuration de l’intelligentsia s’est déclenchée, est sévèrement pris à partie pour avoir fait preuve d’une « adulation servile devant la pensée de l’Europe occidentale » dans son livre sur l’Histoire de la philosophie.

La seule excuse que la bureaucratie ait trouvé pour cette glorification absurde de l’ancienne culture russe, c’est que « l’admiration servile de la culture bourgeoise de l’Occident » constitue une survivance du passé tsariste. Cet argument constitue en lui-même un non-sens. Pour combattre « une survivance du passé tsariste » on réhabilite tout le passé tsariste qui a donné son empreinte à l’ancienne culture russe. Mais l’argumentation stalinienne ne tient pas debout, même du point de vue des faits. La bourgeoisie n’était nullement la seule force sociale de l’ancienne Russie qui admirait la culture occidentale. Toutes les classes de l’ancienne Russie, des qu’elles prirent conscience d’elles-mêmes, ont cherché dans la culture occidentale les courants particuliers qui correspondaient le mieux à leur propre position historique. Le Tsar Alexandre Ier et la haute noblesse sont tombés sous l’influence du piétisme allemand. La noblesse « éclairée » a épousé les idées constitutionnelles de Montesquieu et des philosophes anglais. La bourgeoisie libérale s’appuyait sur tous les courants libéraux occidentaux. L’intelligentsia petite-bourgeoise se faisait l’avocat enthousiaste du radicalisme petit-bourgeois occidental. Et le prolétariat russe n’a pris conscience de lui-même que dans la mesure où ses dirigeants ont réussi à « admirer » et à assimiler le marxisme, enfant légitime de toute la pensée classique occidentale. « L’admiration de la culture occidentale » a été pendant un siècle la force dominante de toute la vie culturelle russe, exprimant ainsi le retard historique considérable de la Russie par rapport aux pays capitalistes occidentaux.

Il y a cependant un courant d’idées qui, dans l’ancienne Russie, souleva également contre tous les éléments « cosmopolites » l’accusation « d’admiration servile de la culture occidentale », c’est celui des slavophiles qui, à partir du deuxième quart du XIXe siècle, se signala par une violente attaque contre « l’Occident pourri » et retraça ses origines à une critique des réformes de Pierre le Grand, accusé de n’avoir rien compris aux particularités du peuple russe. Bien que l’influence slavophile ait joué un certain rôle dans le mouvement révolutionnaire russe, notamment dans certains courants populistes, Marx a mené toute sa vie durant la lutte la plus acharnée contre ces idées particularistes qui représentent le courant mystique le plus réactionnaire que la société russe du XIXe siècle ait produit. Voilà une parenté dont les théoriciens staliniens actuels ne peuvent pas être très fiers.

CHAUVINISME GRAND-RUSSE ET ANTISEMITISME

Il est à peine étonnant que, voyageant le long de cette nouvelle tradition, la bureaucratie renoue également avec les pires tendances chauvines grand-russes : la glorification de la soumission des peuples allogènes à l’Etat moscovite et l’anti-sémitisme à peine voilé. Comme on le sait, la bureaucratie a rétabli le culte de tous les héros, tsars, maréchaux, ministres, bâtisseurs de l’Etat russe multinational. Dans Troud (2 septembre 1947), le professeur N. Korobkov explique que la formation d’un Etat plurinational centralisé et fort par les tsars constitua un progrès historique et que « la juste politique de Moscou favorisa le rassemblement des éléments économiques, militaires et administratifs qui devaient défendre » cet Etat. Cela n’est rien d’autre que la justification des guerres de brigandage menées par le tsarisme contre les peuples allogènes de l’actuelle U.R.S.S. Et Alexandre Fadaiev n’hésite pas à aller jusqu’au bout de cette pensée en s’élevant, dans la Pravda du 30 juin 1947, contre le culte, par les écrivains du Kazakhstan, des héros nationaux du temps de la lutte contre l’invasion tsariste. Il écrit

… Nous voulons qu’on comprenne la nécessité historique et le caractère progressif de l’incorporation de toute une série de peuples dans l’Etat russe.

Rien d’étonnant dans ces conditions qu’on dénonce le « nationalisme bourgeois » des écrivains ukrainiens (Pravda, 2 septembre 1946), « l’idéalisation du passé » chez les écrivains du Tadjikistan, de l’Uzbekistan et des Bachkires, qu’on oblige ces mêmes peuples allogènes à participer à une campagne de chauvinisme grand-russe délirant et qu’on donne aux candidats au baccalauréat à Kiev, en Ukraine, le sujet de composition suivant en 1948 : « Bouillonnante, puissante, invincible, ma Patrie, ma Moscou, tu es la plus aimée » ! Comme le disait Lénine dans la Lettre aux ouvriers et paysans d’Ukraine :

C’est pourquoi nous, communistes grand-russes, devons combattre avec une extrême vigueur, dans notre milieu, les moindres manifestations de nationalisme grand-russe : véritable trahison envers le communisme … (Œuvres choisies, tome II, pp. 664-5.)

Quant à l’anti-sémitisme, on en retrouve de multiples traces tout au long de la « campagne contre le cosmopolitisme ». Le 17 février 1949, N. L. Gussarov, secrétaire du P. C. de Russie Blanche déclare :

« Un seul théâtre dans la République de Russie Blanche, le théâtre juif, présente des pièces non-patriotiques où l’on célèbre la vie américaine. »

Le seul journal en yiddish qui paraissait en U.R.S.S., Einikeit, fut suspendu le 20 décembre 1948. De célèbres auteurs en langue yiddish, comme Pfeffer, Markisch, Bergelson et autres, ont été arrêtés. Dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne et en Autriche, plusieurs officiers juifs occupant des postes dirigeants dans le journalisme, furent démis de leurs fonctions. L’un d’eux, le major Salomon Feuerstein, rédacteur en chef de la Volksstimme à Vienne, se suicida. Un autre, le colonel Rafael Shumonowitz, rédacteur en chef du journal Der Abend, fut arrêté et déporté en U.R.S.S. Les critiques littéraires attaqués en U.R.S.S. furent dénoncés publiquement en raison de leurs origines juives. La Literatournale Gazeta du 12 février 1949 parle d’un « récit malin et pourri écrit par le cosmopolite sans patrie Melnikoff (Mehlmann) » et des « activités cyniques et impudentes de B. Yakovleff (Holtzmann) ». Enfin, la campagne contre les critiques sportives culmina dans la dénonciation suivante d’une série de journalistes dont les noms avaient une résonance juive indubitable :

Il n’est donc pas étonnant que les cosmopolites antipatriotiques aient mis leurs sales mains sur la littérature sportive … Ce sont des rôdeurs sans passeport, de louches personnages qui ne connaissent aucune parenté et qui travaillent dur pour accréditer parmi les athlètes soviétiques les manières et les goûts de l’étranger … Il est grand temps de balayer tous ces ennemis de la patrie socialiste … (Komsomolskaya Pravda.)

REVISION DE L’HISTOIRE DES SCIENCES

La science est universelle en ce sens que tout pas en avant réalisé dans un pays devient rapidement le bien commun de toutes les nations. La bureaucratie se voit par conséquent obligée de suivre sa voie « anti-cosmopolite » jusqu’en ses conséquences ultimes : la science « occidentale » n’ayant rien apporté d’important à la science russe, c’est la science russe qui a réalisé tout le progrès important dans l’histoire mondiale des sciences.

Jamais entreprise de falsification n’avait encore été montée sur des telles dimensions. Préparée à cette tache par sa précieuse expérience dans la falsification de l’histoire du Parti bolchevik russe et de la Révolution d’Octobre, la bureaucratie s’est attaquée d’emblée à toute l’histoire des sciences dans son ensemble. Pourquoi reconnaître que Trotsky a joué un « certain rôle » dans la constitution de l’Armée rouge s’il est déclaré agent impérialiste à partir de 1927 ? Mieux vaut expliquer qu’il a toujours été un « espion étranger ».

Pourquoi admettre que les civilisations occidentales ont réalisé une modeste invention dans une quelconque science appliquée d’importance secondaire ? Mieux vaut déclarer audacieusement que toutes les inventions des temps modernes sont le produit du génie russe ! Telle est en effet l’ambition des publicistes staliniens qui se sont attablés à cette tâche avec un courage digne d’une meilleure cause. En plus d’innombrables articles consacrés à cette question dans la presse soviétique, un livre entier de 1.100 pages vient d’être publié pour résumer (!) ces grandioses réalisations russes. Et puisque l’actuelle encyclopédie soviétique, la Bolchaia Sovietskaia Entsiklopedia, dont l’édition laborieuse a duré 21 ans, ignore tous ces hauts faits du passé russe, il faut la réécrire d’un bout à l’autre et préparer 50 tomes d’une nouvelle encyclopédie qui sera, par rapport à la vérité scientifique ce que l’incomparable « Précis de l’histoire du Parti communiste russe (b) » de Staline, est par rapport à la vérité historique.

Par ses dimensions colossales, l’entreprise de falsification se retourne contre elle-même et couvre ses auteurs de ridicule. Il faut vraiment que la dictature stalinienne, comme toute tyrannie policière, ait perdu jusqu’au sens du ridicule, pour que les dirigeants de l’U.R.S.S. ne se rendent pas compte du terrible discrédit qu’ils jettent ainsi sur eux-mêmes.

Il paraît que Lomonosov a découvert en 1748 la loi de la conservation de l’énergie, communément attribuée à von Helmholtz, Mayer, Joule et Lord Kelvin au milieu du XIXe siècle. Il paraît qu’Alexandre Mojaisky a, le premier, volé en avion au-dessus des faubourgs de Saint-Petersbourg en 1882. Sans doute avait-il oublié d’atterrir, car ce vol est resté insoupçonné jusqu’en 1903, quand les frères Wright s’élevèrent à leur tour en avion. Il paraît que la première locomotive à vapeur a été mise en mouvement en 1806 en Russie par les frères Cherepanov. Il paraît que le Russe Polotebnov a inventé la pénicilline, le Russe Popov la radio, le Russe Grigory Ignatev le téléphone, le Russe Dalachynov l’électrolyse de l’eau, le Russe Blinov le tracteur à chaînes. Il n’y a pas jusqu’à la fameuse peigneuse de laine, une des machines qui se trouvent à la base de la révolution industrielle, qui n’ait été fabriquée en Russie 17 ans avant que l’histoire l’ait vu fonctionner pour la première fois en Grande-Bretagne. Quant aux planètes Mars et Vénus, les Russes affirment solennellement les avoir découvertes, la première en 1709, la seconde en 1761, bien que le monde occidental attribue leur découverte à Galilée au cours du XVIe siècle. Inutile, face à ces exploits, de parler de la machine à calculer, de l’anesthésie, du télégraphe, du fusil, du navire à moteur, du caoutchouc synthétique, du radar et de l’avion à réaction, tous volés par les savants occidentaux sans scrupules à leurs véritables inventeurs russes.

Ce serait matière à d’interminables sarcasmes si ce n’était si profondément tragique. Le premier Etat ouvrier dans l’histoire devient l’objet de la risée universelle. Quel savant, quel professeur, quel étudiant « occidental » progressiste peut encore, après cette lamentable démonstration, garder une confiance quelconque dans les affirmations des dirigeants soviétiques ? Jamais le stalinisme n’est davantage apparu une méchante caricature du marxisme que dans cette monstrueuse entreprise de falsification de l’histoire des sciences.

TRIOMPHE DE L’OBSCURANTISME ET DE L’HYPOCRISIE

Il ne suffit cependant pas à la bureaucratie d’expulser de tous les domaines de la culture l’influence néfaste de l’étranger. Elle doit encore régimenter rigidement chaque activité intellectuelle, prescrire aux artistes et aux savants les démarches de la pensée à éviter ou à imiter, emprisonner la création et les recherches dans un code rigoureux de règles préétablies. Le « réalisme soviétique » en vigueur depuis près de vingt ans, est chaque fois redéfini d’après les besoins du moment. A l’occasion, une remarque laconique de Staline devient le canon de la beauté plastique et les réactions auditives de Molotov définissent ce qui est et ce qui n’est pas harmonie.

Du temps de Lénine, le parti bolchevick avait pris, à l’égard de ces questions de « doctrine » artistique et scientifique, une attitude des plus prudentes.

Loin de vouloir enchaîner l’initiative de l’intelligentsia ouvrière dans le domaine de la création artistique, le Comité Central veut au contraire créer pour elle une ambiance plus saine et normale et lui donner la possibilité de se refléter de façon féconde dans tous les domaines de la création artistique,

dit la lettre du Comité Central du P. C. russe (1er décembre 1920, Sur le Proletkult). Aussi, ces années furent-elles marquées par des réalisations artistiques remarquables, surtout dans le domaine de la littérature, du théâtre, du cinéma et de la musique. Même après l’ouverture de l’ère stalinienne et avec l’obligation pour tous les artistes d’acheter leurs bonnes grâces par des dithyrambes en l’honneur du Vozjd, du père des Peuples, chanté, sculpté, fêté, peint et reproduit d’innombrables fois, les artistes conservaient encore une certaine liberté en ce qui concerne leurs moyens d’expression. La nouvelle épuration d’après-guerre est destinée, entre autre, à liquider ces restes inexplicables d’un passé de « libéralisme pourri ». Dans une série de décisions et de résolutions, le Comité Central lui-même a fixé les règles techniques auxquelles devront se tenir, à l’avenir, artistes et publicistes dans tous les domaines. En poésie, exprimer des sentiments d’affliction et de découragement est dorénavant interdit. Pour avoir permis à la poétesse d’Akhmatova d’exprimer « le sentiment de la solitude … étranger à la littérature soviétique » (Rapport du camarade Jdanov sur les revues « Zvezda » et « Leningrad »), les rédacteurs de ces deux revues ont perdu leur place. En prose, la fable, éternel refuge des écrivains au cours des époques de dictature, sera dorénavant interdite au public. Le satiriste Zostchenko, pour avoir fait dire au protagoniste de son œuvre « Les Aventures d’un Singe » qu’il faisait mieux vivre au Jardin zoologique qu’en liberté (stalinienne) s’est exposé aux pires persécutions. En musique, les plus importants compositeurs de l’U.R.S.S., Shostakovitch, Prokofief, Katchaturian, Miaskovsky, Chebalin et Popov furent sévèrement critiqués pour avoir écrit des œuvres « formalistes ». Cette critique était d’ailleurs liée à leur débarquement de postes de secrétaire de l’Union des compositeurs soviétiques, et de professeur au Conservatoire de Moscou. Leurs œuvres ont été en partie ou totalement retirées des répertoires d’opéra et des concerts. En matière de cinématographie, le grand Eisenstein, littéralement poussé à la mort, a été l’objet d’attaques violentes pour s’être écarté de la « vérité historique » dans la seconde partie de son film « Yvan le Terrible ». Il avait, paraît-il, insuffisamment insisté sur le caractère progressif de ce sombre tyran. L’autre célèbre régisseur soviétique, Pudovkine, aurait falsifié la vérité historique dans son film « L’Amiral Nachimow » en présentant ce « héros » de la flotte tsariste comme un familier « des bals et des salles de danse ». Quant au cirque, il devra dorénavant, selon Nicolas Barzilovitch écrivant dans Sovietskaya Isskoustvo, revenir aux « sains principes … d’optimisme et d’utilité », devenant ainsi « l’expression réelle de la force spirituelle des peuples de notre grande patrie ».

Les exigences artistiques de la bureaucratie sont, dans tous les domaines, de la même hypocrisie repoussante. Célébrer la patrie, simuler la joie de vivre, décrire la vie en rose, cela correspond exactement à ce que la bureaucratie désire faire penser aux masses. Le soi-disant « réalisme socialiste » consiste à présenter aux masses une image d’une société meilleure fort éloignée de la réalité soviétique. Décrire la vie telle qu’elle est, tel est le pire crime que puisse commettre un artiste russe. « L’homme soviétique ne connaît pas la solitude. » « Un citoyen soviétique n’abandonne pas sa femme. » « Il n’existe pas de conflits dans la société sans classes », tels sont quelques-uns des spécimens de « critique littéraire » qui déclarent aux artistes en termes à peine voilés : néfaste est toute œuvre qui décrit des éléments de la vie soviétique que la bureaucratie préfère passer sous silence.

Qu’y a-t-il d’étonnant si cette mentalité se reflète également en ce qui concerne les activités scientifiques ? D’un trait de plume, les surhommes du Comité Central, spécialistes universels dans tous les domaines de la science, ont condamné comme « rétrograde, réactionnaire, décadente et pourrie » la biologie de Morgan, la mécanique ondulatoire (« elle réduit la matière à une formule mathématique »), la physique nucléaire bourgeoise et la psychanalyse, « idéologie d’espionnage et de basse police ». (L’honneur d’avoir inventé cette formule véritablement géniale ne revient pas, pour une fois, à un Russe, mais aux rédacteurs de notre « Humanité » française. C’est leur « modeste contribution au marxisme-léninisme-stalinisme »).

Ici aussi, du temps de Lénine, les dirigeants du Parti Communiste agissaient de façon plus prudente avec ces matières explosives. Dans un texte admirable, Léon Trotsky s’est efforcé d’esquisser l’attitude responsable d’une direction révolutionnaire dans les questions relatives aux sciences naturelles :

Que diront les métaphysiciens d’une science purement prolétarienne au sujet de la théorie de la relativité ? Peut-elle être conciliée avec le matérialisme ou non ? Cette question est-elle tranchée ? où, quand et par qui ? Il est clair pour tout le monde, même pour les non-initiés, que les travaux de notre physiologue Pavlov sont entièrement basés sur le matérialisme. Mais que dire de la théorie psychanalytique de Freud ? Peut-elle être conciliée avec le matérialisme, comme le pense par exemple Karl Radek (et moi-même), ou est-elle hostile au matérialisme ? On peut poser la même question pour les théories nouvelles concernant la structure de l’atome, etc., etc. Ce serait magnifique si un savant apparaissait pour saisir méthodiquement toutes ces nouvelles généralisations et pour les introduire dans la conception du monde du matérialisme dialectique. Il pourrait ainsi à la fois soumettre à l’épreuve ces nouvelles théories et développer plus profondément la méthode dialectique. MAIS JE CRAINS FORT QUE CE TRAVAIL, QUI N’EST PAS DU DOMAINE DE L’ARTICLE DE JOURNAL OU DE REVUE, MAIS CONSTITUERAIT UN JALON SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE DE LA STATURE DE « L’ORIGINE DES ESPECES » OU DU « CAPITAL », NE SERA ECRIT NI AUJOURD’HUI NI DEMAIN, OU PLUTÔT, SI UN TEL LIVRE BOULEVERSANT ETAIT CREE AUJOURD’HUI, IL RISQUERAIT DE RESTER FERME JUSQU’AU MOMENT OÙ LE PROLETARIAT POURRA METTRE SES ARMES DE CÔTÉ.

Ecrites en 1923 dans « Littérature et Révolution », ces phrases lumineuses gardent aujourd’hui toute leur fraîcheur en face des efforts obscurantistes, staliniens pour décider de la valeur scientifique d’une théorie en fonction d’une scholastique qui méprise non seulement les règles élémentaires de la recherche scientifique mais même les bases fondamentales du marxisme.

OÙ VA L’INTELLIGENTSIA SOVIETIQUE ?

Singulier destin que celui des intellectuels soviétiques ! Cette « nouvelle intelligentsia » qui, d’après les paroles de Molotov, « marche à la tête du peuple sur la route vers le communisme », se trouve à la fois surchargée de privilèges matériels et prisonnière d’une tyrannie byzantine qui n’a point connu de pareil dans l’histoire. Durant les premières années qui suivirent l’étranglement du Parti bolchevik et l’établissement de la dictature stalinienne, l’essor économique de l’U.R.S.S. donna à des milliers d’intellectuels la possibilité « d’abandonner la politique » et de trouver une issue dans une activité scientifique, artistique ou de direction industrielle. Certains domaines de recherches, à peine ouverts aux jeunes chercheurs soviétiques, permirent encore un libre développement de la pensée théorique, une activité peu entravée par une surveillance bureaucratique constante.

Aujourd’hui les choses ont radicalement changé. L’idée du contrôle total de toute activité sociale est devenue une véritable obsession pour la bureaucratie. Dans la mesure où la matière explosive s’accumule toujours plus dans la société soviétique, une activité indépendante, une pensée critique, un libre cours donné aux recherches scientifiques sont considérés par la caste dominante comme une usurpation de ses fonctions, comme une menace directe pour tout son système. L’épuration d’après-guerre et la véritable hystérie dont les milieux dirigeants firent preuve à cette occasion, montrent suffisamment qu’ils se sentaient menacés dans leurs propres positions par le dernier reste de liberté artistique et scientifique en U.R.S.S. Ces restes sont à présent balayés. Les résultats ne se feront pas attendre. Déjà, de l’aveu même de la critique soviétique, les grandes œuvres artistiques font défaut depuis de longues années. Il n’en ira pas autrement des recherches scientifiques. La tentative d’enrégimenter l’activité des savants risque de frapper de sclérose la science soviétique tout entière à un moment où l’existence même de l’U.R.S.S. dans la décade à venir dépend vraisemblablement des bonds en avant de cette science.

Il serait cependant erroné de conclure de ces faits à la décadence ou à la décrépitude de l’art et de la science soviétique. La bureaucratie soviétique constitue un frein parasitaire à leur développement, tout comme elle freine l’essor économique ou l’épanouissement d’une véritable démocratie prolétarienne dans le pays. Son renversement reste la condition primordiale de nouveaux progrès dans tous les domaines. Mais tout le parasitisme de la bureaucratie n’a pas pu empêcher que le système économique progressif porte ses fruits dans un développement considérable des forces productives. De même, tous les décrets staliniens ne pourront empêcher que des centaines de milliers de jeunes savants, sortis du peuple, arrivés pour la première fois dans les laboratoires et les centres de recherches, se frayent, contre toute difficulté, un chemin vers des travaux consciencieux et pleins de promesses. De même que les conquêtes d’Octobre ont jeté la base qui permettra l’intégration harmonieuse de l’économie soviétique à l’économie d’une Europe socialiste, la destruction de l’analphabétisme et le développement de l’enseignement technique et supérieur ont permis à l’U.R.S.S. de rattraper une partie du retard qui la séparait des pays occidentaux avancés. La révolution internationale qui libérera le prolétariat soviétique de la dictature bureaucratique, libérera également l’art et la science de l’U.R.S.S. des absurdes ukazes staliniens et leur permettra de se hisser aux niveaux qu’atteindront l’Europe et l’Amérique communistes de demain.

20 septembre 1949.