Article de Robert Bonnaud paru dans La Quinzaine littéraire, n° 216, 1er septembre 1975

L’historiographie de la révolution algérienne entre dans une ère nouvelle. Le livre de Mohammed Harbi (Aux origines du FLN : le populisme révolutionnaire en Algérie, Bourgois, 1975), venant après celui de Vatin (L’Algérie politique : histoire et société, Colin) et les témoignages importants de Lebjaoui (Vérités sur la révolution algérienne et Bataille d’Alger ou bataille d’Algérie ? Gallimard), en est le signe éclatant.
Aux origines du FLN débute par un constat : « l’histoire est la servante du pouvoir. Elle a pour rôle de lui forger les mythes dont il a besoin et de le débarrasser de tout ce qui peut le contester ». Dans cette « anthologie de la falsification et de la dissimulation », les dernières pages valent les premières : sous prétexte de mettre en lumière le rôle des masses dans la révolution, on raye de l’histoire ceux que l’on célébrait naguère comme les « chefs historiques ». Sous couleur de sauver les archives, on les soustrait à la curiosité des chercheurs et des militants.
Harbi est sans indulgence pour l’historiographie algérienne de la guerre d’Algérie, dans la mesure où elle respecte un peu trop les consignes du pouvoir, mais il est lui-même la preuve que les travaux les plus sérieux ne sont pas produits forcément par des non-Algériens, et, d’autre part, il est loin de penser que rien ne se fait d’utile de l’autre côté de la Méditerranée. La méthode d’interviews magnétophoniques de la Bibliothèque nationale d’Alger, par exemple, ne demande qu’à être étendue.
« L’essentiel n’est-il pas d’inciter ceux des acteurs d’hier qui dissimulent à l’opinion des données indispensables à son présent, ou qui se taisent pour des motifs inavouables, de sortir de leur silence ? »
Harbi a beaucoup de disciples fervents dans la jeune génération algérienne. Il a aussi beaucoup d’ennemis. Qu’importe !
Le livre fourmille d’informations neuves et de réflexions éclairantes, par exemple sur la division du PPA, pendant la deuxième guerre mondiale, en deux tendances, dont l’une, malgré Messali et Lamine, était favorable à l’Axe ; sur la personnalité et l’action de Lamine Debaghine, leader des premiers activistes algériens, ceux des années 1940, et sur les préparatifs d’une insurrection armée que la répression de mai 1945 prit de vitesse ; sur la crise dite « berbériste » de 1949, sur les mauvais garçons d’Alger et les bandits d’honneur de Kabylie ; sur l’imprégnation par le vieux fonds religieux du langage et des attitudes nationalistes, etc.
En filigrane, à travers tout le livre, se dessine la figure pathétique de Messali Hadj, à qui le peuple de Tlemcen a fait récemment des obsèques grandioses et dont le nom même est suspect à l’historiographie officielle. Nos intellectuels parisiens messalistes de toutes variétés (gaullo-messalistes, anarcho-messalistes, trotsko-messalistes … ) ne trouveront pas sous la plume d’Harbi une réhabilitation du vieux chef.
« La version qui la réduit (la scission de 1954) à la querelle entre deux tendances, l’une réformiste (centraliste), l’autre révolutionnaire, et créditée d’un développement potentiellement socialiste (messaliste), dénote une méconnaissance profonde des caractéristiques du populisme ».
Mais Harbi rend hommage au rôle primordial de Messali (« Sur le plan politique, et pendant longtemps, il devancera tous ses contemporains »), quitte à lui appliquer le jugement d’Engels sur Weitling :
« Le prophète traqué qui avait une recette toute prête pour réaliser le ciel sur la terre et s’imaginait que tout un chacun ne songeait qu’à lui voler sa panacée ».
Surtout, il donne une analyse magistrale des trois courants du MTLD au moment du grand tournant de 1953-1954. Il montre que si la majorité des centralistes affichaient un réformisme pro-occidental et pouvaient passer pour incarner les aspirations des classes moyennes candidates à la bourgeoisie et à l’indépendance néocoloniale, si les messalistes s’en distinguaient en général par leur radicalisme arabisant que soutenaient la petite bourgeoisie frustrée et le peuple urbain sous-prolétarisé, si les activistes, davantage liés à l’arrière-pays et aux campagnes, surent très vite conquérir pour le FLN l’appui des masses rurales et, dans le contexte maghrébin de l’époque et au lendemain de Dien-Bien-Phu, le soutien du monde afro-asiatique, il est vrai aussi que les options n’étaient pas claires (sauf celle de la lutte armée immédiate), que les idéologies étaient quelque peu indistinctes et incohérentes, les appuis sociaux largement communs, et qu’il s’agissait, dans une certaine mesure, de « faux regroupements ».
Il est vrai aussi qu’« en sous-estimant l’étude de la pensée révolutionnaire et en lui opposant le fétichisme de l’activité militaire pure, en laissant de côté les questions politiques posées par les alliances et l’organisation autonome des masses», les activistes du FLN « préparaient leur investissement futur par les opportunistes du Comité central et de l’UDMA ».
Finalement, les développements de Mohammed Harbi convergent vers une question fondamentale, que tous les militants révolutionnaires se posent : pourquoi le nationalisme algérien, dans ces trois tendances et en dehors d’elles, a-t-il été incapable de dépasser le nationalisme pur, étroit ? Pourquoi a-t-il constamment escamoté ou sous-estimé la question de classe, traduisant et aggravant ainsi le caractère petit-bourgeois de sa direction et de son orientation ?
Harbi répond en quatre points. Il ne croit pas que la religion, la tradition, fut un obstacle infranchissable. Il ne croit pas à l’inaptitude « sociologique » de l’Algérie algérienne à sécréter une théorie révolutionnaire authentique. Il croit plutôt que les conditions mêmes de la colonisation française en Algérie, colonisation de peuplement particulièrement lourde et accaparatrice, conduisaient tout naturellement à l’idée que les Européens étaient la « seule bourgeoisie constituée » (comme le disait en 1929 le grand historien colonial Emile-Félix Gautier) et que tous les Algériens étaient réduits à la « condition d’un peuple-classe ».
Il croit que le marxisme-léninisme lui-même a été accaparé, et du coup discrédité aux yeux du peuple algérien, par les Français de France et d’Algérie, par le PCF et le PCA, que « l’idéologie prolétarienne » a été « dévoyée » par eux. « En éludant le clivage réel entre les deux sociétés, entre Algériens et Européens, la position communiste escamotait la question nationale ». Elle « camouflait derrière un internationalisme abstrait le nationalisme de la nation dominante ».
Nous voilà loin des règlements de comptes partisans, des querelles de clans, des allergies personnelles. L’analyse sociale, avec Harbi, prend de l’altitude. Et elle prend souvent le contre-pied des vérités acquises. Elle adore aborder les sujets tabous, rouvrir les dossiers que l’on croyait clos à jamais, montrer les ruses de l’histoire, les paradoxes au moins apparents des situations. Elle rend leur vrai statut aux clartés équivoques des propagandes.
Nous aimerions que Mohammed Harbi, avec sa voix posée, l’amitié de son regard, son tempérament d’hérésiarque, avec son expérience aussi, qui va de la Fédération de France à Révolution africaine en passant par le cabinet de Krim, nous parle d’autres tournants décisifs, celui de 1956-1958, où l’on peut voir à la fois l’apogée et le début d’une certaine dégénérescence du FLN, celui de 1962-1963 …
« L’histoire écrite, dit l’auteur, a toujours été fécondée par l’histoire en action ». A condition, ajouterais-je, que l’action n’asservisse pas l’écriture. Le livre de Mohammed Harbi constitue déjà à lui seul une parfaite illustration de ces deux axiomes.

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