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Yvonne Suiram : A propos des Algériens

Article d’Yvonne Suiram paru dans Le Libertaire, 28 septembre 1924

C’est à tous les camarades, hommes ou femmes que je veux m’adresser aujourd’hui, en leur parlant des indigènes algériens, si méprisés, si bafoués parmi le peuple français.

Oui, camarades, nous protestons contre les Américains, qui ne veulent pas admettre les noirs dans les lieux publics : transports en commun, théâtres, etc., et nous, habitants d’un pays qui a la réputation d’être hospitalier et accueillant à tous, nous maltraitons ceux que nous avons attirés chez nous en leur promettant le bien-être qu’ils ne peuvent plus trouver chez eux, depuis que nos généraux assassins sont allés porter la civilisation à coups de fusil et de canon.

Qu’avons-nous à leur reprocher camarades ? Ils sont sales, direz-vous ? Allez les voir, sous le beau soleil algérien, habitant des maisons bien aérées. La majorité d’entre eux, vous sembleront propres et avenants. Mais ici, parqués, non pas comme des bestiaux (car les bestiaux on craint qu’ils crèvent et on les soigne) mais comme des animaux nuisibles à la société, couverts de vermine, couchés à même le carreau nu d’une misérable chambre, ils sont hideux et repoussants. Donnez leur le confortable auquel ils ont droit et alors vous les verrez sains et forts, comme dans leur pays ensoleillé.

Ensuite, ils sont paresseux, m’objecterez-vous. Non, ils sont au contraire courageux. Mais comment fournir un travail épuisant quand on n’a pour subvenir à tous ses besoins qu’un salaire de famine ? Ils meurent de faim, tandis que les exploiteurs, tel André Citroën, le plus féroce des requins, vont jouer aux courses ou au tapis vert, l’argent qu’ils volent chaque jour aux parias qu’ils exploitent dans leurs enfers. Donnez-leur à manger et ils travailleront.

Ils sont féroces et sanguinaires, voilà le dernier argument que l’on m’objectera. Non, camarades, ils sont doux et bons, ils ont un cœur comme vous et moi, mais on l’a tant fait souffrir et saigner ce pauvre cœur naïf et prêt à se donner spontanément. On se moque tant d’eux, on les pousse tellement à bout, qu’à la fin ils se révoltent et se vengent sur un, des souffrances que tous leur ont fait endurer. Y a-t-il une attaque nocturne ? C’est un « Sidi » qui l’a commise. Une enfant est-elle violée et assassinée ? C’est encore un « Sidi » qui seul a pu commettre cet odieux attentat. Voilà ce que l’on entend chaque jour et voilà ce qui me révolte.

Oui, camarades, j’en connais de ces fameux « sidis » et je suis fière de leur serrer la main. Ces Algériens, que je fréquente ont su s’affranchir à temps du joug de notre soi-disant civilisation, et c’est eux qui ont le droit de rougir quand un Français de la bande des exploiteurs veut se faufiler parmi eux. Ceux-là, ils ne travaillent pas pour des salaires de famine, ceux-là, ils ne couchent pas à douze dans la même chambre, ceux-là, ils ont le droit de penser et d’agir à leur guise, car ils ont su secouer le joug qui pesait sur eux. Mais combien sont-ils qui peuvent ainsi ne dépendre que d’eux-mêmes ? Une faible minorité, hélas ! Et pourtant tous les Algériens portent en eux un germe de révolte et sont épris de justice et de liberté.

Ceux qui méprisent les Algériens, ceux qui les repoussent au lieu de leur tendre la main, ne sont que des requins, comme les capitalistes et leurs bandes d’esclaves soumis sous le fouet et ne sont pas dignes de s’appeler des hommes. Ce sont des brutes, des hydres assoiffés du sang des malheureux et rien ne peut qualifier leur indigne conduite. Qu’ils se souviennent qu’un jour les agneaux deviendront des loups et qu’ils mordront la main qui sous prétexte de les flatter les a cruellement frappés.

Ne vous associez pas à la clique qui se réjouit de la misère de ses semblables et ouvrez toutes grandes vos portes à ceux que tout le monde repousse. Ainsi vous réaliserez notre idéal de bonté et de fraternité et vous montrerez à tous, qui, loin de se déchirez entre eux, comme on le prétend et de semer la haine et la discorde, les anarchistes s’aiment et s’entr’aident, sans distinction de race et de condition.

Organisez des réunions pour éduquer les Algériens et vous les verrez accourir nombreux. Réhabilitez-les dans l’opinion publique. S’il en est de mauvais, il en est aussi des bons. Et c’est le plus grand nombre.

Yvonne SUIRAM.